Édition du 16 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Portrait. Jamal Khashoggi, un Saoudien à part

L’opposant saoudien qui aurait été tué dans le consulat de son pays à Istanbul était un véritable démocrate, affirme le journaliste britannique David Hearst.

Jamal Khashoggi n’est pas le premier exilé saoudien à être assassiné. Personne aujourd’hui ne se souvient de Nassir Al-Saïd qui a disparu à Beyrouth en 1979 et n’a jamais été revu. En 2003, Le prince Sultan ben Turki a été kidnappé à Genève. Le prince Turki ben Bandar Al-Saoud, qui avait demandé l’asile politique en France, a disparu en 2015. Le major général Ali Al-Qahtani, un officier de la garde nationale saoudienne, est mort pendant sa garde à vue, son cou avait apparemment été tordu et son corps montrait des signes de gonflement suspect. Et il y en a eu de nombreux autres.

Tiré de Courrier international.

En Arabie Saoudite, des milliers de personnes croupissent en prison. Des militants des droits de l’homme considérés comme des terroristes attendent dans le couloir de la mort pour des motifs d’accusation qui ne “ressemblent à aucun délit connu”, estime Human Rights Watch. Et pourtant aujourd’hui la mort de Khashoggi est différente. Elle nous touche de très près. Un matin, il prend son petit-déjeuner avec vous, habillé d’une chemise froissée, et s’excuse avec son débit de mitraillette de vous refiler son rhume. Un peu plus tard, un contact du gouvernement turc vous appelle pour vous dire ce qu’ils lui ont fait au consulat saoudien à Istanbul.

Insectes électroniques

Le monde arabe les appelle les “insectes électroniques”, ces trolls que les Saoudiens dépêchent afin de brouiller les pistes avec une tempête de fausses infos sur les crimes régulièrement commis par le régime. Et même avant qu’on apprenne l’assassinat présumé de Khashoggi, ils se réjouissaient du sort d’un homme qu’ils considéraient comme un traître.

“Celui qui quitte son pays avec arrogance… y rentrera humilié, a tweeté Faisal Al-Chahrani. Un troll prorégime n’a même pas pris la peine de dissimuler ce qui s’est passé au consulat. Le prince Khalid ben Abdallah Al-Saoud a envoyé un message à un autre dissident saoudien : “Tu ne veux pas faire un saut à l’ambassade saoudienne ? Ils veulent te parler.”

Mais ces minables n’avaient rien compris aux tweets et aux articles de Khashoggi. Tout ce qui comptait pour lui c’était la vérité, la démocratie et la liberté. Il s’est toujours considéré comme un journaliste et non comme un militant. “Je suis saoudien mais d’un genre différent”, écrivait-il. En tant que journaliste, il détestait les paroles inutiles. Et sur son compte Twitter, il avait écrit en arabe ce commandement : “Dis ce que tu as à dire et passe ton chemin.”

C’est d’ailleurs ce qui rendait fous ceux qui voulaient le faire taire. Et à la lecture de ses tweets, on comprend mieux pourquoi ils étaient prêts à tout pour qu’il se taise. L’idée que l’Arabie Saoudite de Mohammed ben Salmane (MBS) cherchait à mettre en place un “islam modéré” le faisait beaucoup rire. “L’Arabie Saoudite, qui aujourd’hui lutte contre l’islam politique, est la mère et le père de l’islam politique… Le royaume a été fondé sur l’idée d’un islam politique, dès le départ”, tweetait-il.

Khashoggi a été voué aux gémonies pour s’être montré tolérant à l’égard des Frères musulmans ?

Vous tweetez sur la liberté ? Vous êtes forcément membre des Frères musulmans. Vous tweetez sur les droits de l’homme ? Membre des Frères musulmans. Vous tweetez sur le pays où vous êtes né ? Membre des Frères musulmans. Vous êtes contre le despotisme ? Membre des Frères musulmans. Et si vous tweetez sur Gaza ou la Syrie, c’est la preuve indéniable que vous êtes membre des Frères musulmans. Laissez-moi dire à ceux qui détestent les Frères musulmans que, ce faisant, vous les avez parés de toutes les vertus et fait leur meilleure promotion possible.

Khashoggi était un démocrate indécrottable : “Il n’y a qu’avec la liberté de conscience que la spiritualité atteint l’âme et élève le croyant.” Et il était intraitable sur un point qui a d’ailleurs entraîné sa rupture finale avec Riyad : Donald Trump. “De temps en temps, Trump explique sur Twitter qu’il nous protège et que nous devons payer pour que cette protection continue. Mais de quoi nous protège-t-il ? Ou de qui ? Je pense que la plus grande menace pour les pays du Golfe et leur pétrole c’est un président comme Trump qui ne nous considère que comme des puits de pétrole sur pattes”, écrivait Khashoggi.

Khashoggi avait raison. Rien de ce qui lui est arrivé ne lui serait arrivé sans Trump. Récemment et à trois occasions différentes, le président américain n’a pas hésité à humilier le royaume pour le plaisir de montrer qu’il pouvait le faire. En retour, Mohammed ben Salmane a dit : “J’adore travailler avec lui.”Mais on comprend bien pourquoi. Sans Trump il n’aurait pas été couronné prince et ne serait pas à un pas du trône. Trump le sait et, par conséquent, il pense pouvoir dire ce qu’il veut. Trump est le sale type, le maître. Et son esclave peut faire tout ce qu’il veut, à qui il veut, même à un journaliste, en place à Washington parce qu’en dernier recours Ben Salmane sait que Trump le soutient.

Khashoggi avait dépassé les limites

Khashoggi ne m’a jamais vraiment parlé des dangers qui le menaçaient. En homme d’analyse, il détestait les hypothèses. Il savait qu’il avait dépassé les limites avec ce régime et qu’il ne pourrait jamais rentrer chez lui, et il s’était lancé dans une nouvelle vie comme chroniqueur au Washington Post.

Mais il pensait aussi que peu importe l’endroit où il était, il était de son devoir de continuer à parler. “Le ‘printemps arabe’ n’a rien détruit… ceux qui l’ont combattu et qui se sont ligués contre lui sont les vrais prédateurs, sinon, jeune homme, tu serais en train de profiter de son élan, de la liberté, de la tolérance, d’un emploi et de l’État-providence”, déplorait-il.

Je parie que le meurtre de Khashoggi ne va rien changer. Ben Salmane a bien calculé que la Turquie n’avait pas les moyens de réagir, plombée par ses 700 milliards de dollars de dettes et sa livre en chute libre.

Les millions de livres que le prince saoudien MBS vient de payer à des agences de relations publiques pour polir son image auprès de l’Occident de “réformateur pressé” viennent d’être balayées par un meurtre digne d’une scène de Pulp Fiction. Peut-être que le prince devra à nouveau payer un peu, quand il lui faudra encaisser la réaction des médias à Washington. Les Américains qui se contrefichaient de l’Arabie Saoudite savent désormais qui est Jamal Khashoggi.

“Si un prince achète sa liberté 1 milliard de dollars, combien devra payer un prisonnier politique ? Combien allons nous devoir tous payer pour être libres”, avait lancé Khashoggi sur Twitter. Nous connaissons désormais le prix payé par un humble journaliste pour qu’un jour les Saoudiens puissent bénéficier des droits de l’homme les plus élémentaires. Il a dû payer de sa vie. Qu’il repose en paix.

David Hearst

David Hearst

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

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