Édition du 16 avril 2024

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Le Monde

Pourquoi les droits reconnus aux migrants (et à tous les humains sans exception) dans les Pactes internationaux ne sont-ils pas respectés ?

« La structure même de la société mondiale et du droit qui la régit s’y oppose ».

Monique Chemillier-Gendreau engage ici un dialogue avec Etienne Balibar à partir d’une tribune que ce dernier avait pubiée dans Le Monde, qui est par ailleurs disponible sur ESSF [1].

Tiré de Europe solidaire sans frontière.

Cher Étienne,

Je n’ai pas réagi à votre message de début juillet et à votre article dans l’Humanité dimanche. J’étais d’accord en tous points avec vous et j’aurais dû vous le dire.

Et puis, il y a eu votre article dans Le Monde il y a quelques jours « Pour un droit international de l’hospitalité ». Je n’ai pas réagi immédiatement parce que j’étais absorbée par un travail urgent. Mais j’ai mis votre texte de côté car il suscite de ma part quelques commentaires que je me permets de vous transmettre. Et comme vous aviez envoyé le premier texte à une large liste de vos contacts, je me permets de vous faire mes commentaires par le même moyen (en y ajoutant quelques autres contacts) car je crois que ces questions sont la préoccupation de bien des intellectuels et qu’il est bon d’élargir le débat. D’autant que je souhaite sensibiliser tous ceux qui s’intéressent au drame des migrations à la question sur laquelle je veux mettre le doigt.

Vous souhaitez « limiter l’arbitraire des États » et vous dites plus loin « Le principe des principes, c’est que les migrants en situation d’errance jouissent de droits opposables aux lois et règlements étatiques, ce qui implique aussi qu’ils puissent se défendre et être représentés devant des juridictions ad hoc ou de droit commun ».

Je ne peux que souscrire pleinement à cela. Mais ce que je veux simplement rajouter c’est que la structure même de la société mondiale et du droit qui la régit s’y oppose. C’est cette aporie du système mondial qui est ignorée le plus souvent et qui, n’étant pas combattue, nous met dans des positions de déploration et donc d’impuissance.

Les éléments de ce que vous appelez de vos vœux comme un droit de l’hospitalité, ont déjà été affirmés dans des textes internationaux, pas seulement la Déclaration universelle des droits de l’homme, mais les Pactes internationaux qui eux, ont valeur obligatoire (autant que tous les traités de droit international que les États signent et ratifient comme la preuve de leur caractère vertueux, mais dont ils se fichent ensuite comme d’une guigne et dont ils entravent même l’application).

Tous les humains sans exception disposent selon le premier de ces textes (le Pacte sur les droits civils et politiques) du droit à la vie, du droit de ne pas subir de torture ou autre traitement inhumain ou dégradant, du droit de ne pas être tenu en esclavage, du droit de ne pas faire l’objet d’arrestation ou détention arbitraire.

Tous les humains sans exception ont encore, selon ces textes qui représentent le DROIT EN VIGUEUR, le droit à la reconnaissance en tous lieux de leur personnalité juridique, le droit à la liberté de conscience, d’expression et d’association, le droit à la vie familiale, le droit de libre circulation.

Le second de ces textes (le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels) affirme que tous les humains disposent du droit à des conditions de travail justes et raisonnables permettant une existence décente, du droit à la sécurité sociale, du droit à un niveau de vie suffisant, à l’éducation, à la santé, et (cerise sur le gâteau) ils ont le droit à un recours utile en cas de violation de l’un de ces droits. Les enfants ont le droit à la protection qu’exige leur condition de mineurs.

Comme vous le voyez, tous les humains sans exception, donc tous ceux qui sont en migrance, disposent de ces droits, qui forment bien le droit de l’hospitalité dont vous parlez. Et ils ont aussi déjà le droit d’exiger l’application de ces droits en justice.

Alors que se passe-t-il ? Eh bien, que le droit international « en même temps » qu’il proclame ces droits, a inscrit au fondement de la Charte des Nations Unies et comme norme fondamentale du droit international, le principe de souveraineté des États.

Il est théorisé comme étant « le pouvoir au-dessus duquel il n’y a rien". Et il est accompagné d’un corollaire, celui des immunités. Un État en tant que sujet de droit, ainsi que ses agents voient leurs comportements mis à l’abri. Ils ne relèvent donc que des tribunaux internes selon les règles constitutionnelles propres à chaque État (avec les protections pour les dirigeants qui caractérisent tous les systèmes, même ceux qui se disent démocratiques) et les juridictions internationales ne sont compétentes que pour autant que les États aient accepté cette compétence.

Voilà pourquoi je commençais mon cours de droit international lorsque j’étais en activité en disant à mes étudiants : « Je vais vous enseigner une discipline qui n’existe pas ou n’existe pas encore »……….

Comment sortir de cette impasse ????

Il faut d’une part faire un travail théorique et idéologique pour démolir à coups de hache la notion de souveraineté des États. Si elle a pu apparaître comme une notion progressiste au moment des luttes de libération nationale, les cas multiples d’États souverains, mais mendiants, doivent nous obliger à pousser la réflexion. Mais surtout la mondialisation de fait, a transformé la souveraineté en une fiction mensongère. Les États ont perdu les pouvoirs qui permettraient de faire le bonheur des peuples. Ils ont gardé celui de les réprimer. La souveraineté n’est nulle part celle des peuples. Elle est celle des États qui l’utilisent au profit des « nationaux » et font reculer les droits universels. C’est en raison du principe de souveraineté que, contrairement à ce que vous souhaitez, les droits des migrants ne sont pas opposables aux lois et règlements étatiques.

Mais quelle théorie du système mondial peut-on alors opposer à ce désordre dont les migrants sont les premières victimes ? Une nouvelle pensée de l’humanité comme communauté politique, laquelle ne serait pas souveraine, afin de ne pas retomber dans les mêmes ornières. Elle ne se substituerait pas aux communautés existantes, mais s’agencerait avec elles dans une nouvelle déclinaison des compétences entre communautés politiques d’échelles variées selon le principe de subsidiarité. Ainsi les États subsisteraient-ils comme communautés politiques d’un certain échelon. Mais ils n’auraient plus la « compétence des compétences ». La gestion des biens communs mondiaux ou des questions d’intérêt international, serait dévolue à un autre échelon. J’ai développé ces idées dans un ouvrage (« De la guerre à la communauté universelle. Entre droit et politique », Fayard, 2013) et j’en approfondis quelques points dans un livre qui paraîtra dans quelques semaines chez Pedone (« Un autre droit pour un autre monde »).

Mais d’autre part, nous devons mettre en lumière les contradictions du sytème en faisant des propositions novatrices. Ils s ‘agirait de demander la création d’une nouvelle instance onusienne, celle d’une Cour mondiale des droits de l’homme sur le modèle de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Elle permettrait de rendre justiciables les droits proclamés.

Cela devrait être complété par une autre proposition qui a été formulée par nos collègues tunisiens, il y a déjà quelques années. C’est l’idée d’une Cour constitutionnelle internationale. Il s’agirait d’une institution (à compétence obligatoire pour les États) qui aurait pour fonctions d’évaluer les constitutions, les lois et les pratiques administratives des États au regard de leurs engagements à travers les textes internationaux. Elle mettrait à jour la mauvais foi des États et de leurs dirigeants lorsqu’ils adhérent à ces traités sans avoir la moindre intention de les appliquer concrètement.

Ces deux propositions défient le système puisque pour les faire accepter, nous partons du système lui-même en demandant aux États de les voter à l’ONU. Et nous savons bien avec l’expérience de la Cour pénale internationale, que lorsqu’on leur arrache ce type d’avancée, les États tentent par tous les moyens de reprendre la main. Mais c’est en poussant le défi que nous ferons éclater au grand jour des contradictions intenables.

Voilà, cher Étienne, chers collègues et amis, quelques réflexions sur un sujet capital sur lequel je pense que sans les avancées d’une pensée partagée, nous irons de honte en désespoir devant la situation concrète faite à d’autres humains. Toutes vos réactions seront les bienvenues.

Très chaleureusement,

Monique Chemillier-Gendreau

Notes

[1] ESSF (article 45751), « Pour un droit international de l’hospitalité » – La spécificité de l’errance migratoire contemporaine.

Monique Chemillier-Gendreau

Elle est professeur émérite de droit public et de sciences politiques à l’Université Paris VII - Diderot. Elle a une pratique importante du droit auprès des juridictions internationales. Elle plaide notamment devant la Cour internationale de justice de l’ONU à La Haye.

Elle a préparé à l’université de Nancy, sous la direction du Pr Charles Chaumont, un doctorat de droit consacré au "principe de continuité du service public international" (1965).

Elle a reçu le prix de l’Union rationaliste en 2002.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Monique_Chemillier-Gendreau

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