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Préface de Michael Löwy « Le Kurdistan libertaire nous concerne ! » à l’ouvrage collectif : La commune de Rojava. L’alternative kurde à l’Etat-nation

tiré de : entre les lignes et les mots 2017 17 22 avril

L’opinion occidentale a pris connaissance de l’existence du Rojava en 2014 lors de la bataille de Kobané, quand les combattantes et combattants des YPG-YPJ ont réussi ce que l’armée du régime dictatorial d’Assad ou celle du gouvernement iraquien, avec leurs soutiens russes et américains, n’ont pas pu : infliger une défaite militaire et politique à Daech. Les photos des miliciennes kurdes fusil au poing, dans la première ligne du combat contre le fascisme « islamiste », ont fait le tour du monde, révélant à des lecteurs surpris et étonnés une expérience singulière : le Rojava libertaire.

Publié le 20 avril 2017 | Poster un commentaire

Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

Ce que tentent d’accomplir ces révolutionnaires des cantons du nord de la Syrie est sans précédent : rassembler, par une auto-organisation communautaire d’en bas, les populations kurdes, arabes, assyriennes, yézidies, dans une confédération laïque, au-delà du sectarisme religieux et des haines nationalistes ; mettre l’écologie et le féminisme au cœur d’un projet anticapitaliste, antipatriarcal et anti-étatiste ; impulser l’égalité entre hommes et femmes par la coprésidence de toutes les instances, et la création d’une force armée composée de femmes ; inventer une forme de pouvoir politique démocratique décentralisé, basé sur les assemblées communales, au-delà de l’État : le confédéralisme démocratique. Cette expérience inouïe s’accomplit dans des circonstances dramatiques, dans un affrontement permanent avec des forces régressives puissantes et implacables. Dans une région du monde déchirée par l’intolérance religieuse, les combats exterminateurs entre nationalismes, la violence aveugle, les guerres entre clans plus réactionnaires les uns que les autres, les interventions de puissances impérialistes, et l’hégémonie du capitalisme sous sa forme la plus brutale, le Kurdistan libertaire apparaît comme une petite flamme d’utopie, une lumière d’espoir, un havre de démocratie.

Le Kurdistan libertaire n’a pas d’équivalent dans le monde. La seule initiative comparable est celle des communautés zapatistes du Chiapas, fondées, elles aussi, sur la démocratie directe, l’auto-organisation à la base, le refus des logiques capitalistes et étatiques, la lutte pour l’égalité entre hommes et femmes. Une alliance entre ces deux expériences porteuses d’avenir est en train de se construire, dans le respect des différences : la plus évidente est le choix des zapatistes de ne pas utiliser, pour le moment, les armes  n choix qui n’est pas possible pour les révolutionnaires kurdes, condamnés à prendre en main leur autodéfense armée s’ils veulent survivre.

Le combat du Rojava nous concerne. Il concerne les écologistes, les féministes, les marxistes, les libertaires, les antisystémiques, les antifascistes du monde entier. Il a besoin, pour survivre, de notre solidarité, de notre soutien, de notre sympathie. Ce n’est pas une affaire humanitaire, c’est un enjeu politique de toute première importance, et non seulement pour l’avenir de la Syrie ou du Moyen-Orient.

Certes, comme toute expérience réelle – et pas purement littéraire -, celle-ci est traversée de problèmes et contradictions. Comment concilier l’anti-autoritarisme avec le culte de la personnalité d’Öcalan ? C’est une vraie question, même s’il faut reconnaître que le fondateur du PKK, embastillé depuis presque vingt années, n’exerce qu’une autorité morale et intellectuelle : les décisions sont prises par les instances démocratiques du mouvement. Comment mener une guerre contre des adversaires impitoyables en respectant les droits de l’homme et les populations civiles ? Amnesty International accuse les YPG-YPJ d’avoir pratiqué des formes d’épuration ethnique dans certains villages arabes ; dans un interview publié dans ce recueil, Salih Muslim, le coprésident du Parti de l’union démocratique (PYD) de Syrie, le nie et invite des journalistes étrangers à venir vérifier ces accusations sur place. Ceci pour dire que notre soutien doit être solidaire, mais pas acritique…

Le Kurdistan libertaire est une expérience fragile, en grand danger. Le Rojava est entouré d’ennemis puissants qui rêvent d’écraser ce foyer subversif : les fascistes de Daech, l’adversaire le plus immédiat, le plus violent et le plus inhumain ; le régime autoritaire fascisant d’Erdogan en Turquie, qui a fait des Kurdes son ennemi principal ; le régime autoritaire d’Assad, qui pour le moment respecte une trêve provisoire, mais qui n’a aucune intention de tolérer un Rojava autonome et démocratique. L’opposition au régime d’Assad pourrait être un allié, mais pour le moment celui-ci refuse de reconnaître les droits de la minorité kurde en Syrie.

La culture révolutionnaire du mouvement kurde, après le « changement de paradigme » du PKK, est étonnante. Le féminisme occupe une place centrale et décisive, plus que dans aucun mouvement de libération du passé. Comme le rappelle Dilar Dirik, dans un des textes les plus émouvants de ce recueil, le féminisme pour le PKK n’est pas seulement un objectif mais une méthode dans le processus de libération. Cette option politique est fondée sur une réflexion anthropologique qui situe dans un passé lointain des formes de vie égalitaires, antérieures au patriarcat (Friedrich Engels avait formulé la même hypothèse dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État). La contribution de Fadile Yildirim dans ce volume documente cette vision féministe de l’histoire. Il ne s’agit pas de revenir à ce passé primitif, à l’époque de la déesse-mère, mais de s’en inspirer pour critiquer le présent – patriarcal et capitaliste – et pour viser un avenir émancipé. Comme chez William Morris ou Ernst Bloch, nous avons ici affaire à une culture romantique révolutionnaire, dans le sens le plus élevé de ce terme.

La découverte par Öcalan des écrits du libertaire nord-américain Murray Bookchin, partisan d’un socialisme municipaliste et écologique, a été un moment essentiel du tournant. Les témoignages de Janet Biehl, la compagne de Bookchin lors des vingt dernières années de sa vie, font état du dialogue entre les deux révolutionnaires. Certes, tout n’est pas évident dans cette démarche fondée sur les communautés locales, aussi bien chez Bookchin que dans le confédéralisme démocratique du PKK : comment passer de cet échelon local à la gestion démocratique d’une région ou d’un pays (qui ne peut pas être une simple « coordination » entre localités) ? C’est sans doute dans la pratique sur le terrain que ces problèmes trouveront une solution. En tout cas, nous sommes ici aux antipodes du culte de l’État tout-puissant, promu, tout au long du 20e siècle, par le stalinisme, avec les conséquences catastrophiques qu’on connaît.

Le présent livre rassemble des témoignages et analyses de militants kurdes liés au PKK, au HDP ou au PYD, des commentaires de journalistes sympathisants, ainsi que des analyses et commentaires de penseurs proches du courant libertaire, comme l’anthropologue David Graeber ou John Holloway. Le choix, respectable, est de donner la parole aux protagonistes de cette expérience, et de mettre en évidence la contribution positive du mouvement de libération kurde au renouveau de la pensée et de l’action émancipatrices, sans s’appesantir sur ses problèmes ou limites. On aimerait en savoir plus sur la place de l’écologie dans le projet du Rojava, ou sur le rôle du pluralisme politique dans le confédéralisme démocratique. Sans aucune prétention à être exhaustif, ce livre n’est pas moins une précieuse introduction à la connaissance du Kurdistan libertaire.

Michael Löwy

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