Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec

Protégez-nous de la police !

En science politique comme en histoire, un fait est bien établi : tout pouvoir politique qui se sent menacé répond par une intensification de la répression. Les exemples abondent.

Cela se vérifie en particulier lors des périodes de transition brutales, de mutations économiques et sociales restrictives qui provoquent une multitude de perdants et de perdantes. Les pouvoirs en place se raidissent et misent sur des moyens de répression jusqu’alors inédits pour contenir la protestation populaire.

On peut penser à la révolution industrielle du dix-neuvième siècle avec la formation des premiers syndicats ouvriers et leurs grèves, dont certaines sont demeurées fameuses. C’est de cette époque marquée par la complexification de l’économie, l’industrialisation et l’urbanisation accélérée que remonte l’apparition de forces policières bien structurées, toujours mieux outillées pour assurer le maintien de l’ordre et la répression de la délinquance.

Devinette : qu’y a-t-il de commun entre le fusil ARWEN.37 (qui permet de lancer des projectiles de 37mm, dits à « létalité réduite ») d’une part, et diverses armes chimiques d’autre part (comme le poivre de Cayenne) ?

Réponse : ces deux types d’équipement répressif sont utilisés par l’armée israélienne en Cisjordanie et par les divers corps policiers québécois.

Conclusion : on assiste à une relative militarisation de la police chez nous comme ailleurs en Occident. Cela ne relève pas du hasard. Ce type aigu de répression correspond à la montée de la contestation anti-rétrolibérale depuis un quart de siècle environ.

La police forme un des rouages majeurs de l’appareil d’état, on le sait. Sa mission consiste à appliquer les lois et à maintenir l’ordre public. Elle est en principe neutre, devant s’acquitter de sa mission dans le registre de l’impartialité politique. Le gouvernement en est responsable.

Mais la police constitue aussi un des principaux boucliers du pouvoir en place, l’ultime étant l’armée quand tout déraille. La police, qu’elle le veuille ou non est la gardienne d’une certaine conception dominante (mais pas nécessairement majoritaire) de la société et de l’économie.

Donc, en cas de divorce flagrant entre une partie importante de la population et le gouvernement, la véritable nature de la police se dévoile : elle défend les intérêts des puissants et des influents. La police au niveau de ses méthodes et de son équipement, suit l’évolution de la contestation populaire.

Remontons en arrière.

Dans le contexte québécois, on peut distinguer deux périodes majeures de remise en question de l’ordre établi : la première débute durant les années 1960 avec l’émergence et la poussée du courant indépendantiste à l’occasion de la Révolution tranquille et la seconde à partir de la décennie 1990 avec la montée de la contestation anti-rétrolibérale.

La contestation initiale s’est intensifiée vers la fin de la décennie 1960 et le début de la suivante. Elle s’est traduite par de fréquentes manifestations de rue (dont certaines ont tourné à l’émeute), les bombes du FLQ (Front de libération du Québec). « L’apothéose » fut la Crise d’octobre 1970. Les premières actions du nouveau syndicalisme étudiant ont aussi marqué l’époque.

À cette radicalisation d’une partie des diverses oppositions syndicales et étudiantes a correspondu la mise sur pied d’escouades policières spécialisées dans leur répression, dont des unités dites « antiémeutes ». Elles ont fait grand usage de longues matraques noires et de gaz lacrymogènes, à en pleurer. Plusieurs contestataires y ont goûté, étudiants et autres. J’évoquerai à peine le déploiement à grande échelle de l’armée en octobre et novembre 1970 destiné à intimider les souverainistes québécois.

Tout cela n’était certes pas inédit : la police avait déjà une longue tradition de répression envers les grévistes (qu’on pense aux historiques grèves d’Asbestos en 1949 et de Murdochville en 1957). Ottawa avait déjà dépêché l’armée à Québec en mars-avril 1918 pour mater les émeutiers anticonscriptionnistes.

Mais la longue contestation du régime fédéral qui a débuté au cours des années 1960 et s’est poursuivie durant la décennie suivante a entraîné une sophistication beaucoup plus poussée qu’autrefois des techniques policières de contrôle des foules. L’apparition et le développement du syndicalisme étudiant avec ses luttes a accentué ce phénomène de « perfectionnement de la répression ».

Deux éléments ont toutefois contribué à calmer le jeu jusqu’à un certain point : tout d’abord la fondation du Parti québécois en 1968 qui a canalisé les espoirs de changements constitutionnels et sociaux de bien des jeunes, une formation politique dirigée par René Lévesque, ancien ministre libéral prestigieux, entouré d’une équipe de gestionnaires aussi respectables que ministrables, ce qui permettait d’espérer la prise du pouvoir et la réalisation de la souveraineté par des moyens pacifiques. Il tenait un discours (modéré) de gauche mais entretenait tout de même la flamme indépendantiste avec à la clé l’espoir raisonnable de rejoindre une majorité de la population. Son arrivée au pouvoir inattendue en novembre 1976 a permis à plusieurs militants et militantes de croire que l’accession du Québec à la souveraineté devenait enfin possible, en dépit de divergences souvent profondes entre la gauche syndicale, sociale et étudiante qui appuyait l’indépendantisme et le courant « lévesquiste », plus à droite. Beaucoup d’étudiants et d’étudiantes ont, malgré tout, investi leurs énergies dans la préparation et le déroulement du référendum de mai 1980, qui a cependant abouti à une défaite crève-coeur.

Il faut dire qu’en dépit de la présence de groupes marxistes-léninistes d’obédiences diverses surtout en milieu étudiant et communautaire et du nombre record de grèves durant l’ensemble de cette période, ce qui l’a beaucoup « colorée » sur le plan idéologique, l’antagonisme qui opposait les fédéralistes et les indépendantistes représentait l’enjeu majeur, avec une force qui n’a plus été égalée depuis.

Le second élément qui rend peut-être compte des limites de la contestation de l’époque réside en ce que celle-ci se situait encore pour l’essentiel durant les « Trente glorieuses », où le taux de chômage était bas la plupart du temps et la précarité de l’emploi, l’exception. Ce qui n’a pas empêché quelques grèves mémorables, comme celle du Front commun intersyndical du secteur public et parapublic en 1972, ni des luttes étudiantes, comme les grèves de 1974, le boycott des frais de scolarité par les étudiants de l’Université Laval en avril-mai 1977 ou les grèves de 1978.

Ce n’est qu’à compter de 1974 (à l’occasion du choc pétrolier) que la situation sociale et économique a commencé à se dégrader. En novembre 1976, lorsque l’équipe Lévesque s’est hissée au pouvoir, le taux de chômage au Québec atteignait déjà les 10%.

Le contexte socio-économique change radicalement à partir de 1979-1980 dans certain pays occidentaux hégémoniques, avant que ces transformations ne gagnent à des degrés divers l’ensemble des classes politiques occidentales. Sous l’impulsion des conservateurs tatchériens en Grande-Bretagne en 1979 et des républicains reaganiens aux États-Unis en 1980, ce qu’on devait par la suite appeler le néolibéralisme s’installe en force et devient le nouveau crédo des responsables politiques. Les mesures d’austérité s’imposent partout, souvent en dépit du mécontentement des citoyens et des citoyennes, qui ont parfois infligé aux décideurs et décideuses politiques des défaites électorales retentissantes. En vain.

Le capitalisme entrait dans une nouvelle phase et remodelait sans ménagement la société, avec la complicité de beaucoup de politiciens et de politiciennes.

Les directions de partis sociaux-démocrates portés au pouvoir en réaction aux politiques conservatrices se sont de plus en plus ralliées (non parfois sans hésitations) à l’idéologie que je préfère pour ma part nommer rétrolibérale, ce qui fait mieux ressortir son côté réactionnaire. Elles tenaient un double discours, le premier à l’endroit de leur base demeurée à gauche pour la rassurer et garder son appui, et l’autre beaucoup plus discret, destiné à rassurer les membres de la sphère financière et économique pour leur garantir le maintien des politiques d’austérité. Une stratégie qui ne pouvait durer indéfiniment, à la longue la contradiction devenant trop évidente.

Certes au Québec, le mouvement indépendantiste a vécu un éphémère sursaut suite à l’échec des Accords du lac Meech (au grand désappointement de plusieurs Québécois et Québécoises) et une nouvelle conquête du pouvoir par le Parti québécois en 1995. Toutefois, le référendum organisé par le gouvernement péquiste en octobre de cette année-là a vu une (très) légère majorité repousser encore une fois l’accession du Québec à la souveraineté. Mais ce qui a relégué l’espoir souverainiste presque aux limbes, ne fut pas tant cette défaite (bien moins décisive que celle de 1980) que le ralliement du successeur de Jacques Parizeau au poste de premier ministre, Lucien Bouchard (un ancien ministre conservateur à Ottawa) aux mesures d’austérité sous prétexte que des finances bien équilibrées conféreraient aux électeurs et électrices québécoises la confiance en la viabilité d’un Québec souverain. Il désertait ainsi le terrain d’une indépendance progressiste au profit (encore une fois) de mesures restrictives, renforçant ainsi le courant antirétrolibéral et éloignant la gauche de sa formation politique.

Tout d’abord assommée par la brutalité des mesures d’austérité du début et du milieu des années 1980, cette gauche syndicale et communautaire a mis du temps à se retrouver et à réagir.

La recomposition des classes sociales, suite aux politiques prolongées d’austérité a entraîné une multiplication du nombre de victimes de ce nouvel ordre des choses. Ce qui a provoqué à la longue d’inévitables mouvements de protestation, parfois à grande échelle.

J’aborde ici ce qui me paraît être la deuxième période de remise en question de l’ordre établi : celle du rétrolibéralisme, contestation qui prend véritablement son envol vers la fin des années 1990 (en raison des mesures de pauvreté des gouvernements Bouchard et Landry) et surtout au début de l’autre décennie. Un discours alternatif cohérent et articulé, plus écouté que durant la période précédente (celle de la décennie 1980 marquée par le triomphalisme des élites acquises au rétrolibéralisme), a aussi émergé rapidement.

Ce mouvement contestataire, formé de groupes communautaires, étudiants, écologiques et syndicaux a pris consistance au fil des années 1990. Certains de ces groupes se sont manifesté de manière percutante lors du Sommet des Amériques à Québec en 2001. Les forces policières y ont « étrenné » le fusil ARWEN-37. Par la suite, l’utilisation de balles en plastique ou en caoutchouc est devenue habituelle pour mater la contestation, surtout étudiante.

L’irruption et l’intensification de mouvements de lutte contre les mesures à saveur rétrolibérale ont provoqué une réplique répressive en conséquence : la militarisation relative de la police.

Sur ce plan, la contestation étudiante de 2012, qui prenait à rebrousse-poil une mesure majeure du gouvernement libéral de Jean Charest ne pouvait qu’être l’objet d’une répression qui par moments, frôlait la férocité.

Elle a acquis la forme d’une lutte exemplaire, révélatrice de la fermeté d’intention du gouvernement Charest, volonté qui reposait sur une adhésion quasi fanatique au rétrolibéralisme. Ce dernier courant idéologique constituant toujours la trame de la plupart des politiques sociales et économiques des gouvernements occidentaux (courant cependant de plus en plus concurrencé par l’idéologie du nationalisme conservateur, mais dont les tenants et tenantes ne sont pas plus accommodants vis-à-vis des contestations de gauche), cela n’augure rien de bon pour les mouvements syndicaux et communautaires d’opposition aux mesures d’austérité, que celles-ci relèvent de la « mondialisation » capitaliste effrénée ou du protectionnisme autoritaire et xénophobe.

La militarisation relative des sections policières spécialisées dans la répression des manifestations représente une conséquence du durcissement des classes politiques d’allégeance rétrolibérale ou néoconservatrice à l’endroit des forces de gauche. Il ne s’agit donc pas d’un accident de parcours. On peut craindre que cette orientation ne dure longtemps, très longtemps...

Si l’on tient pour acquis que démocratie et égalité sociale vont de pair, la militarisation actuelle d’une partie des forces policières illustre bien son affaiblissement. La tendance est inquiétante.

CONCLUSION

Le Québec possède une tradition bien établie de répression qui contredit la vision idéalisée d’une société conviviale, égalitaire et portée au compromis. Du dix-huitième siècle à la fin du dix-neuvième, la milice, l’armée et la police ont rempli cette fonction, la police surtout à partir de la fin du dix-neuvième siècle à une période d’industrialisation et d’urbanisation accélérées. On assiste alors à une « militarisation » initiale alors que les agents patrouilleurs sont dotés pour la première fois d’armes à feu, ce qui n’était pas le cas auparavant ; en cas de troubles graves de l’ordre public, on faisait appel à la milice. Cette consolidation des forces policières au début du vingtième siècle accompagnait les transformations brutales du capitalisme, lesquelles provoquaient des grèves parfois dures et étendues. La police s’y est illustrée par une répression vigoureuse, sans toujours utiliser ses revolvers toutefois. Les matraques suffisaient le plus souvent. Mais dans l’ordinaire des jours en milieu urbain, les patrouilleurs devaient affronter des situations inédites, comme les vols à main armée et plusieurs autres formes de délinquance plus complexes que durant la période antérieure.

L’évolution de l’institution policière a plus ou moins suivi celle des politiques économiques majeures des gouvernements dont certains membres ont toujours été près des milieux financiers et industriels, souvent grands contributeurs à la caisse électorale du parti au pouvoir.

À compter de la décennie 1960, la contestation politique a accompagné elle aussi l’évolution constitutionnelle et économique du Québec. Elle s’est radicalisée avec la Révolution tranquille et ses suites. Or les politiques gouvernementales, qu’elles aient été constitutionnelles (à Ottawa avec le long règne des libéraux de Pierre-Elliott Trudeau, à Québec avec la nationalisme mou des libéraux de Robert Bourassa première manière, 1970-1976) ou économiques et sociales (avec l’avènement du rétrolibéralisme au détour des années 1980), se sont durcies, faisant l’objet de contestations par moments virulentes de la part de la gauche souverainiste et sociale. L’intransigeance a gagné beaucoup de terrain chez les responsables politiques.

Durant la période 1963 (les premières bombes du FLQ) et 1976 (l’arrivée au pouvoir à Québec du Parti québécois), ce qu’on nomme « la question nationale », le débat fédéralisme-indépendance occupait le devant de la scène et fut ponctué d’une agitation intense qui a culminé avec la Crise d’Octobre 1970. Les gouvernements successifs de cette époque ont adapté les forces de police à cette situation nouvelle par la création d’escouades antiémeutes et de sections « antiterroristes », tant à Québec qu’à Ottawa. La montée des contestations syndicales (ouvrières et étudiantes) de 1968 à1980 a aussi bien sûr contribué à cet étoffement des appareils de sécurité.

La défaite de l’option indépendantiste lors du référendum de mai 1980 a alors relégué au second rang cette préoccupation pour les forces contestataires, lesquelles ont du affronter l’irruption imprévue du rétrolibéralisme, auquel même le gouvernement Lévesque, seconde et dernière manière, s’est rallié par ses compressions budgétaires massives, ce qui a entraîné sa défaite en 1985.

Un moment ébranlée par la montée irrésistible de la droite d’obédience rétrolibérale, la gauche (surtout sociale) a réagi surtout à partir des années 1990 (luttes contre les réformes restrictives de l’accessibilité à l’assurance-chômage, pour une augmentation des prestations d’aide sociale alors que la gauche étudiante voyait une remise en cause du concertationnisme (qui dominait depuis le début de la décennie) au profit d’une approche plus combative, ce qui a produit la grève de 1996. Le discours antirétrolibéral et antiaustérité prenait forme et se répandait, alarmant la majorité des classes politiques pour qui le rétrolibéralisme était devenu entretemps un crédo, la nouvelle religion (« ce qui relie »). À leurs yeux, cette opposition prenait figure de sacrilège d’autant plus qu’elle menaçait des intérêts très puissants et toujours plus mondialisés.

La réponse prit la forme entre autre, d’un renforcement marqué des forces de répression : la militarisation relative de certaines unités policières. Le Sommet des Amériques à Québec en 2001, la grève étudiante de 2005 et surtout celle de 2012 en fournissent d’éloquents exemples, et rien n’indique que c’est terminé, bien au contraire. Cette orientation ne relève pas du hasard ni d’erreurs de parcours : elle s’inscrit dans le souci de préserver des politiques économiques et sociales dont les victimes se comptent par centaines de milliers, seulement au Québec.

La police ne fait pas que maintenir l’ordre public et appliquer les lois (ce qui est son rôle légitime), mais elle est aussi le bras armé du pouvoir...

Jean-François Delisle

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