Édition du 16 avril 2024

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Le Monde

Quand l’école cache la forêt

Les bras m’en tombent. Depuis plus de vingt ans, des enseignants, leurs représentants (certains syndicats) et des chercheurs en sciences sociales font conjointement état d’une augmentation de la violence dans les établissements scolaires, notamment liée aux usages des technologies de l’information et de la communication (les TIC). Toutefois, peu a changé.

tiré de : Entre les lignes et les mots 2018 - 42 - 3 novembre : Notes de lecture, textes, pétitions, etc.

Très peu. Alors, après que le 18 octobre 2018, quelqu’un (on ne sait pas qui) ait filmé puis diffusé sur les réseaux sociaux numériques des images d’un mineur de 16 ans en train de braquer un pistolet (cette fois-ci factice) sur la tempe d’une enseignante parce qu’il était arrivé en retard et qu’il ne souhaitait pas en faire les frais, encouragé en cela par quelques camarades de classe, les réactions au plus haut niveau comme dans le corps enseignant sont tombées dans le grotesque. « Interdire le portable » représente une mesure d’urgence, vocifère le gouvernement français qui se dit « choqué ». C’est déjà fait, sauf que la sanction est laissée à la discrétion du chef d’établissement. « Libérer la parole » des enseignants commentent plusieurs d’entre eux (#PasDeVague). Navrant non ? Décalé pour le moins.

Quid des relations hiérarchisées entre professionnels de l’éducation, entre ces professionnels et les parents d’élèves, entre ces professionnels et les jeunes, entre les parents et les jeunes, entre les jeunes, entre filles et garçons, entre… ? Quid des instruments de la violence et de l’entretien de sa culture ? Quid de sa banalisation ? Dans cette affaire, qui parle des jeunes en question ? L’extrême-droite en premier lieuqui stigmatise d’emblée les jeunes racisés des banlieues dites difficiles. Qui parle de la circulation des armes à feu ? Personne ou quasi. Qui parle de ces jeunes et de leur relation aux armes à l’extérieur des établissements et corps enseignants ? Les médias parfois et seulement pour faire état de délinquance (trafic de drogue, rivalité entre gangs, etc.). Pourtant, ce qu’on a pu voir sur ces images révèle de multiples dégradations des services de l’État et conjointement des relations sociales.

L’OCDE publiait en juin dernier une étude qui pointe du doigt le fonctionnement inégalitaire du système éducatif français. Dans ce rapport, il est donc constaté des inégalités (tout sexe confondu) entre jeunes de classes sociales différentes. Cette porte d’entrée évoque uniquement les inégalités de classe dans l’éducation. Dont acte. Toujours ça de pris. Rien sur l’omerta structurelle qui existe à propos de ces inégalités et des violences qu’elles engendrent au sein dudit système : le système est très hiérarchisé, les marges de manœuvre des enseignants très étroites, les décisions prises par les chefs d’établissement, les inspecteurs d’académie et autres DASEN souvent arbitraires, guidées par un droit de réserve rétrograde ou archaïque, les relations entre les parents d’élèves et le corps enseignant encadrées par un code aux effets pervers – les parents d’agresseurs peuvent porter plainte contre un prof’ ce qui crée une tension constante et génère un réflexe de mutisme de la part de l’ensemble de la hiérarchie enseignante –, les classes surchargées, les formations des enseignants inadaptées, etc.

En outre, le ver est plus vorace et ne s’arrête ni aux frontières de l’enseignement, ni à celles des écarts de richesse. La présence des armes dans les écoles, collèges, lycées, démontrent une défection de l’État : éducation nationale mais aussi justice, sécurité. L’impunité liée à l’usage et à la circulation des armes (chasseurs, clubs de tir mais aussi hors la loi) et l’absence de conscience de ce que représente la disponibilité de ces armes ou de leurs artefacts pour les jeunes (toutes classes sociales confondues) impactent tout le monde. Elles sont construites et représentent autant de révélateurs d’une société militarisée (rappelons que la France, 3e exportateur d’armes au monde, refuse les embargos sur l’Arabie saoudite et toute discussion sur le sujet). On assiste à la banalisation du geste (port d’arme, braquage) vu par les mineurs comme un moyen de « rigoler », de « jouer ». La socialisation des jeunes et en particulier des jeunes garçons par la violence est en marche depuis quelques décennies – l’exemple sud-africain est à ce titre très éclairant –, accompagnée en cela par la culture numérique.

De plus, le sexisme, l’homophobie et plus généralement les relations dominants/dominés font désormais partie du quotidien des jeunes mecs. Les intimidations et insultes – « sale pute », « enculé », « je vais te piner », « tu suces ma bite »… – foisonnent ce qui manifeste la forte sexualisation, souvent par armes interposées, des relations adolescents-enfants/adultes. Les rapports de force entre les différentes catégories – classe, sexe, race, âge – sont tellement élevés que le seul mode de communication interpersonnelle est devenu la violence, par voie d’armes, d’agressions sexuelles, de trafic…

Alors, non seulement le système éducatif est perverti, déliquescent, mais cette situation connaît des conséquences délétères à long terme sur les mineurs, et en particulier les jeunes garçons, au quotidien, dans leurs relations avec les autres.

La France n’est pas le seul pays touché, bien évidemment. Les exemples états-uniens font peur d’autant que les mesures prises pour enrayer la machine l’alimentent. À quand un grand coup de fouet dans la fourmilière ? À quand les luttes contre la prolifération des armes ou tout du moins une sensibilisation aux impacts de leurs usages et circulation au sein des établissements scolaires ? À quand l’intégration systématique (obligatoire et légale) des cours sur l’égalité femmes/hommes dans les classes ? À quand des cours sur les impacts négatifs des TIC sur les relations sociales ? À quand l’apprentissage des modération/négociation/pacification en lieu et place des sanctions/mesures sécuritaires/punitions ? Tiens, je me demande si je ne vais pas créer un hashtag…

Joelle Palmieri, 26 octobre 2018

https://joellepalmieri.wordpress.com/2018/10/26/quand-lecole-cache-la-foret/

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