Édition du 16 avril 2024

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Afrique

Sur les traces de la révolution africaine : 30 ans après la mort de Thomas Sankara

On invoque encore aujourd’hui en Afrique le nom de Thomas Sankara quand on parle de libération et de réaffirmation du continent : l’ex-leader burkinabé est encore connu, trente ans après, en Europe aussi, et ce sont ses amis et ses proches qui œuvrent au quotiden à faire connaître sa personnalité et sa pensée politique.

Tiré de tlaxcala-int.org/

15 octobre 1987 : dans les rues de Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, blindés et tanks occupent tous les carrefours et des soldats font irruption dans tous les sièges du gouvernement ; dans une pièce d’un bâtiment du centre-ville, deux compagnons d’armes discutent avec animation : il s’agit de Thomas Sankara et Blaise Compaoré, respectivement président et vice-président de ce pays africain ; à un certain moment, le deuxième tire sur le premier deux coups de pistolet qui lui seront fatals. C’est la fin de la révolution africaine par excellence, mais c’est aussi le début d’un mythe qui est encore aujourd’hui synonyme, dans le continent noir, d’espérance, tandis que, au-delà du Sahara et de la Méditerranée, dans la vieille Europe, il commence à avoir pour certains une valeur plus universelle, et pas seulement liée à l’Afrique. Depuis cette soirée d’il y a presque trente ans, beaucoup de choses ont changé, aussi bien au Burkina Faso que dans tout le contexte international, mais, par certains aspects, ces quatre années de présidence de Thomas Sankara semblent en fait encore actuelles et éminemment contemporaines, pour ne pas dire futuristes.

À sa mort, l’ex-président burkinabé laissait seulement un compte en banque de 150 dollars, sa vieille maison familiale et une guitare : on pourrait croire que cet objet est le fruit d’une formation non africaine, d’un Sankara qui, comme beaucoup de ses compatriotes, aurait appris les principes de sa révolution dans le Paris de 1968 (en effet, étant né en 1949, il entrerait parfaitement dans la génération soixante-huitarde) avant de porter au cœur du Sahel ses idées sur l’égalité et sur l’importance, pour son peuple, de s’affranchir du colonialisme. Eh bien non : la seule grande ville que Sankara ait connue jusqu’à ses 20 ans, c’était Bobo-Dioulasso, la deuxième ville du pays, où il a réussi à obtenir son diplôme, et, par la suite, son adolescence ne s’est pas passée entre des cours de licence et de masters dans des universités du vieux continent, mais bien, au début des années 70, dans les camps d’entraînement militaire de Madagascar, et la seule capitale qu’il a pu fréquenter c’est l’Antananarivo secouée par les révoltes populaires contre Philibert Tsiranana.

C’est ici qu’il entre en contact avec les idées marxistes, et qu’il entend les échos qui parviennent de la pas si lointaine Afrique du Sud où les Noirs commencent à revendiquer leurs droits ; c’est là aussi sans doute, que sa formation commence à coïncider parfaitement avec son caractère, typique de l’ethnie Mossi, qui se signale par un fort attachement à son territoire et aux traditions filles de l’antique Empire du même nom, détruit par l’avancée coloniale française.

Avant même d’y engager son pays, Sankara affronte seul le parcours pour l’affranchissement du joug du colonialisme, et l’accomplit dans sa jeunesse : l’Afrique, la revalorisation de ses coutumes, de sa population, son émancipation de l’Europe et d’une dette envers les pays occidentaux qui empêche tout développement et toute tentative de retrouver une voie autonome interne au continent sont les thématiques que le leader burkinabé a constamment dans ses pensées ; elles vont se transformer en actions quand le capitaine parvient au pouvoir, après avoir, pendant des années, travaillé, dans l’armée à laquelle il appartenait, à former un groupe de compagnons d’armes avec lesquels partager les mêmes visions du monde et de l’Afrique. Et parmi eux, Blaise Compaoré : Sankara et Compaoré se connaissent depuis longtemps, depuis 1971 selon les gens bien informés : on les décrit comme des amis assez proches pour partager aussi des soirées passées à dîner et faire de la musique avec cette guitare qui, plus tard, fera partie du petit nombre d’objets laissés par Sankara après sa mort ; mais tous deux sont aussi à la tête du ROC (Regroupement des Officiers Communistes), né en 1976 et qui, depuis lors, commence à faire pression sur le reste de l’armée et sur le pouvoir politique pour accomplir d’importantes réformes d’inspiration socialiste.

Et nous revenons à cette journée du 15 octobre 1987 : Sankara est au pouvoir depuis quatre ans, trois ans auparavant, pour rompre avec le nom colonial de son pays, il a fait de la Haute Volta le Burkina Faso, qui se traduit dans les langues Mossi et Bobo par “Territoire des hommes intègres” ; mais, ce soir-là, c’est Compaoré lui-même qui ordonne la fin de cette expérience révolutionnaire, dirigeant le coup d’État fatal au pouvoir de Sankara ; tous deux sont vus à l’intérieur d’un bâtiment du gouvernement dans la capitale et la seule chose qui n’est pas claire, c’est les motifs de l’action : certains disent que Compaoré a tiré volontairement, l’intéressé lui-même a toujours évoqué des coups partis accidentellement ; dans tous les cas, la vie de Sankara s’achève à ce moment-là.

Son ex-compagnon d’armes arrive au pouvoir et cherche à effacer tout souvenir de cette expérience, mais si son gouvernement met en place des mesures pour reprendre le paiement des dettes et se rapprocher de l’ex-mère patrie française, en même temps cependant, le mythe de Sankara continue à vivre et à se consolider dans la société burkinabé et même africaine ; que reste-t-il donc de la révolution de ce capitaine qui a bouleversé la politique de son pays ? Beaucoup se posent aujourd’hui cette question, parmi les partisans comme parmi les détracteurs de l’ex-président ; depuis cette tragique soirée du 15 octobre 1987, ce ne sont pas seulement les vies de nombreux Burkinabés qui ont changé, mais surtout et en premier lieu celles des amis et des plus proches de Thomas Sankara. Étienne Zongo est resté jusqu’au bout un serviteur fidèle de l’ex-président : après ce jour-là, il a fait ses bagages et a quitté avec sa famille le pays, pour se réfugier au Ghana, où il a tenté d’organiser un contre-coup d’État, mais sans grand succès ; toutefois, l’appui fidèle du révolutionnaire burkinabé a joué, dans les décennies suivantes, un rôle de premier plan dans la diffusion du mythe de Sankara dans le reste du monde. C’est lui qui a révélé nombre d’anecdotes de sa vie, ses passions, mais aussi ses projet futurs, jusqu’à ses inquiétudes quelques jours avant le putsch : “J’avais le pressentiment que Compaoré organisait quelque chose – dit-il dans un documentaire réalisé par Christophe Cupelin – Thomas le savait aussi, mais à la fin il n’a peut-être pas voulu y croire tout à fait”. Zongo est rentré dans son pays, mais seulement après avoir, récemment, quitté ce monde : il repose dans un cimetière tout proche de la capitale, et il emporte avec lui un grand nombre d’anecdotes sur sa vie, comme lorsque, au début des années 90, Jerry Rawlings, alors président du Ghana, sachant que sa vie était, même là, en danger, du fait de toutes les vérités qu’il connaissait, le cacha en le faisant travailler comme pilote de Ghana Airways.

Comme Zongo, la femme de Sankara est aussi partie en exil après la mort de son mari : Mariam Sankara et ses fils Philippe et Auguste sont aussitôt partis au Gabon par crainte de représailles de la part du nouveau pouvoir ; puis, de là, ils ont rejoint Montpellier dans le Sud de la France ; la femme de Sankara a vécu pendant des années dans l’anonymat, protégeant aussi la vie privée de ses enfants qui, au moment de la mort de leur père, avaient cinq et trois ans. Mariam est revenue deux fois au Burkina Faso, la première en 2007 et la deuxième en 2015 et, les deux fois, elle a été accueillie à l’aéroport par des milliers de Burkinabés ; elle a salué positivement les protestations qui, en 2014, ont destitué Compaoré, et vit aujourd’hui avec un objectif essentiel, celui d’obtenir justice pour son mari, en menant un combat pour l’identification réelle du corps de l’ex-président officiellement enterré à Ouagoudougou. Ces derniers mois, on a prélevé dans la tombe de Sankara les restes de l’ex-président, mais ni en France, ni en Espagne, les résultats des nouvelles analyses n’ont pu faire la lumière sur l’identité du corps enterré dans la capitale burkinabé ; Mariam espère pouvoir revenir vivre définitivement dans son pays, en excluant toutefois toute hypothèse de participation et d’activité politiques.

Philippe et Thomas Sankara vivent, eux, aux USA, où ils ont tous deux obtenu une licence ; interviewés il y a quelques années par un quotidien africain, les deux fils de l’ex-président ont déclaré qu’ils n’avaient pas l’intention de faire de la politique, même s’ils n’oublient pas leurs origines et espèrent pouvoir un jour visiter en toute tranquillité le Burkina Faso. Par contre, Valentin Sankara, un des frères de Thomas, vit encore dans son pays ; c’est lui qui prend soin de la maison familiale, qui conserve les souvenirs et les photos les plus précieux de son frère, et qui, de temps à autre, racle la guitare de l’ex-président burkinabé. Mais ils étaient en tout dix frères et sœurs : outre Thomas, les années passant, Mary aussi a disparu, tandis que Pascal, Paul, Lydia et Pauline travaillent aux USA ; d’après des informations de Jeuneafrique.com, Lydia aurait même travaillé il y a quelques années pour la Banque Mondiale. Au Burkina Faso, outre Valentin, vivent Colette, Odile et Blandine ; Odile est actrice, dans le passé, elle a même joué en Europe, tandis que Blandine, parcourant l’ Afrique et le monde, est peut-être la sœur qui s’engage le plus pour faire connaître l’histoire de son frère ; elle est même allée plusieurs fois en Italie pendant des conférences consacrées à la figure de Thomas.

Amis, parents, fils, tous réunis dans le souvenir de cette tragique soirée de 1987, puis dispersés entre Afrique, USA et Europe après l’assassinat du plus célèbre membre de la famille : cette dispersion a cependant réussi à préserver suffisamment le nom de Sankara pour alimenter le mythe et le faire survivre aux tentatives de Compaoré pour effacer toute trace de ces quatre années de révolution. Contrairement aux Kadhafi en Libye, il est peu probable qu’au Burkina Faso un Sankara puisse dans l’avenir jouer de nouveau un rôle actif en politique ; cependant, l’union de cette grande famille, qui s’est maintenue malgré les exils et l’éloignement, contribue à diffuser l’œuvre de l’ex-leader africain, et tout le continent, et au-delà, regarde encore aujourd’hui l’expérience de ce gouvernement comme un point de référence pour l’avenir. Le Burkina Faso lui-même, trente ans après, porte dans son esprit les traces de cette révolution : en 2014, le peuple est sorti dans la rue pour chasser Compaoré, son opinion publique est parmi les plus actives de la région, avec des dizaines de quotidiens et périodiques nés dans ces dernières années et, surtout, l’orgueil burkinabé de pouvoir compter parmi ses fils un des hommes politiques les plus importants du deuxième après-guerre.

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Date de parution de l’article original : 29/07/2017

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