Édition du 9 avril 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Tortures, viols et « disparitions » au Guatemala : Les suites du procès contre les tortionnaires des Molina Theissen se poursuit

Daniel Hickey James DeFinney
Les deux auteurs ont passé leurs carrières comme professeurs à l’Université de Moncton au Nouveau-Brunswick et actuellement ils sont militants avec Solidarité Laurentides Amérique centrale (SLAM) à Saint-Jérôme. Ils ont voyagé à plusieurs reprises dans l’Amérique Centrale notamment au Guatemala dans les stages organisés par SLAM.

C’est ironique que ce procès contre cinq militaires guatémaltèques se déroule en même temps que se meurt paisiblement Efraín Rios Montt, l’ancien général-président et un des architectes de la sale guerre et des génocides de milliers de syndicalistes, intellectuels, communistes, paysans et aborigènes. Peut-être à cause de ce retour à des confrontations inachevés, ce procès passionne le Guatémala tout entier. Cinq militaires sont accusés de la torture et du viol d’Emma Guadelupe Molina Theissen ainsi que de la « disparition » de son jeune frère Marco Antonio, des crimes restés impunis depuis 36 ans. Le procès ouvre à nouveau une page sur les horreurs de la guerre civile qui a divisé le pays de 1960 à 1996. Devant une salle comble, le président du tribunal C de première instance, Pablo Xitumul, a commencé a entendre les témoignages et les preuves le 1er mars (voir « La justice au Guatemala : trente-six ans après la disparition de Marco Antonio, » Presse-toi à gauche, 20 mars 2018).

Justice sera-t-elle enfin rendue ? Le procès se déroule lentement. D’abord, les avocats des accusés tentent par divers moyens de le faire avorter. L’avocat de Benedicto Lucas, le comandant en chef de l’armée et frère du président de l’époque, plaide que sa cliente, une des accusés, n’était que la troisième dans la chaîne de commandement et non le principal responsable. L’accusé Colonel Godillo Martinez, commandant de la brigade de Quetzaltenengo où Emma Guadelupe a été torturée et violée, explique d’une voix tremblante qu’il a 82 ans, qu’il est malade et que sa santé est mise à rude épreuve par ce procès. Retiré de la vie militaire en 1983, il se dit innocent des accusations portées contre lui. « J’ai la conscience propre…et ce procès est idéologique » déclare-t-il au juge. Waldemar Leonardo, avocat de Zaldaña Rojas, officier de l’intelligence de l’époque, argumente que le procureur ne dispose pas de documents prouvant la culpabilité des accusés et que, de toute façon, le juge n’est pas obligé de suivre la directive de la Cour interaméricaine de justice qui a ordonné au Guatemala de tenir ce procès.

Malgré ces objections, le Judge Xitumul soutient l’indépendence du tribunal et procède avec le cas. Le procureur lit les documents officiels relatifs à la capture d’Emma Molina ainsi que des documents « secrets » trouvés à son domicile, portant sur la zone militaire de Quetzaltenango, dirigé par Gordillo Martinez, et les problèmes que créaient parmi ses troupes les maladies vénériennes. Mais l’interrogation de Gordillo est interrompu dès qu’on aborde ces questions ; il refuse de répondre, prétextant sa maladie et un sévère mal de tête. L’officier de l’intelligence militaire, Zaldaña Rojas, refuse également de répondre aux questions concernant ces documents.

Le 5 mars la cour commence à entendre les témoignages des victimes à huis clos, puis, le 19 mars, par vidéoconférence, ceux des témoins à visage couverts, identifiés par les lettres B, C, D et E. Le témoin B est une femme qui jure qu’elle a reconnu et soigné à Emma Guadalupe après qu’elle s’est échappé de la base militaire de Quetzaltenango, dont on lui avait confié la charge pendant 17 jours. Emma, dit-elle, semblait émotionnellement perturbée, ne parlait pas, marchait avec difficulté, ne mangeait pas, et refusait d’utiliser le pot de chambre et le lit qu’on lui avait offerts. Elle restait couchée sur le sol, dit-elle, le regard absent, « comme un animal blessé ». Seules deux personnes ont visité Emma, celle à qui on avait confié la surveillance et un psychiatre. Lorsqu’un avocat de la défense lui demande de révéler le nom du psychiatre, le Juge intervient pour expliquer que le témoin n’est pas obligé de le faire.

Le témoin C est une femme criminologue vivant en exile avec sa famille depuis la « disparition » de son père, un frère et une soeur. Elle explique à la cour que les enlèvements d’enfants – comme Marco Antonio, le frère d’Emma – fournissaient un véritable « butin de guerre » aux militaires. Ils s’en servaient comme outil de négociation lors du procès de paix dans les années 1980 et s’enrichissaient par la vente de ces enfants, déguisée en processus d’adoption. Mais on n’a jamais eu accès à cette documentation. La criminologue-témoin termine son intervention par un plaidoyé en faveur de la création d’une banque de données ADN pour que les familles puissent rechercher leurs enfants « disparus » comme Marco Antonio.
Le témoin D raconte qu’il a vécu une expérience semblable à celle d’Emma Guadalupe. Détenu lui aussi à Quetzaltenango, il a également souffert de menaces et d’agressions sexuelles. Pendant 10 jours il a été torturé, sa tête dans un sac contenant formaldéhyde qui donnait l’effet d’étouffer. Il a finalement accepté d’enregistrer une vidéo et de donner un témoignage favorable à l’armée. Il a assuré à la cour avoir parlé à Benedicto Lucas, qui l’a félicité pour tout ce qu’il avait fait pour l’armée. Il n’a rien répondu, se limitant à le remercier pour ses bonnes paroles. Toutefois il a constaté de nombreux enfants et femmes concentrées dans ces endroits et forcées à travailler. À la fin de l’audience, l’ancien comandant en chef se tourne vers le et lui lance : « Je l’ai libéré et regardez comment il me remercie ».
Le témoin E se présente comme un membre du G2, le groupe d’intelligence militaire qui a coordonné les activités de tous les accusés et dirigé un des « escadrons de la mort ». Son intervention est courte, mais provoque la stupéfaction. Il révèle au procureur De Leon et à l’avocat Alejando Rodriguez qui l’interrogent sur les pratiques de torture que lorsqu’on voulait vraiment extraire de l’information de quelqu’un on avait recours à plusieurs techniques : on mettait la tête de la victime dans un baril d’eau ou dans un sac en plastique contenant du formaldéhyde, ou encore on appliquait un tourniquet sur son cou, qu’on serrait avec un garrot ou un bâton. « Qu’est que vous faites avec les femmes qui sont envoyées à la base militaire ? », poursuivit le procureur. « Premièrement, expliqua D, nous essayons de les faire parler pour juger si elles disent la vérité ou non. Les soldats coupaient un leurs oreilles, un doigt ou des pieds. « Par après les prisonniers lâchaient la soupe » ! Ensuite, poursuit-il, les spécialistes qui sont les plus vieux ou les plus haut gradés les violent, après quoi elles sont fusillées. » Il ajoute que son groupe avait procédé au meurtre de quelque 750 personnes. À une occasion explique-t-il enfin, l’accusé Benedicto Lucas est arrivé a Canillà dans le Quiché après qu’un officiel eût tué un groupe de manifestants. L’avocat de Benedicto a essayé de le faire dire que Benedicto n’avait pas de connaissance préalable des actions de l’armée, mais le témoin a insisté que tous étaient des civiles tués par balle ou décapitâtes.

La cour prévoyait examiner le dernier témoin et deux experts le 20 mars, mais le système pénitencier ayant reçu des menaces, on a refusé de transporter les accusés jusqu’au tribunal par souci de sécurité. La prochaine session doit se tenir le 26 mars.
À suivre.

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