Édition du 16 avril 2024

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Livres et revues

Un grand livre, « Les limites sociales de la croissance », enfin disponible en français. Merci au traducteur et aux éditeurs !

Ce livre exceptionnel, dont j’avais découvert la version anglaise il y a plus de dix ans, a pour titre « Les limites sociales de la croissance ». Il sort en librairie le 12 mai. Son auteur est Fred Hirsch. Le traducteur n’est autre que l’objecteur de croissance Baptiste Mylondo. Et les coéditeurs sont les éditions Les Petits Matins et l’Institut Veblen. Je suis très heureux d’en avoir rédigé une préface assez longue. Et je serais encore plus heureux si ce billet pouvait donner l’envie de le lire, ou de le faire commander par des bibliothèques, bien qu’il s’agisse d’un gros livre (352 pages), donc pas gratuit (25 euros).

Il existe peu de livres en sciences humaines et sociales dont la pertinence semble plus forte aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans. Le livre de Fred Hirsch, « Social limits to growth », publié en 1976, appartient à cette catégorie. Il faut saluer l’initiative de Baptiste Mylondo d’en proposer enfin une traduction fidèle aux lecteurs francophones. Et aux coéditeurs d’avoir assumé les risques de cette publication hors normes.

Fred Hirsch est un économiste post-keynésien. Il pense le capitalisme et ses structures sociales avec la même largeur de vue que Thorstein Veblen et John Kenneth Galbraith. Disparu prématurément à l’âge de 47 ans, moins d’un an après la publication de ce livre, Fred Hirsch n’a pas eu la possibilité de développer ses thèses. Son livre, trois fois réimprimé, a toutefois exercé une forte influence. Son écriture a été accompagnée par Tibor Scitovski (qui l’a préfacé), Kenneth Boulding (l’économiste et philosophe à qui l’on doit la fameuse formule « celui qui croit qu’une croissance exponentielle infinie est possible dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste »), Mancur Olson (une référence aussi bien pour les économistes que pour les sociologues qui s’intéressent à l’action collective) et bien d’autres.

La contestation de la croissance par Fred Hirsch n’est nullement influencée par l’écologie. Il se montre même très critique vis-à-vis du rapport du Club de Rome « Les limites de la croissance », publié en 1972. Et pourtant l’actualité de la pensée de Hirsch tient aux relations qui unissent aujourd’hui de façon bien plus visible les limites sociales et les limites écologiques de la croissance.

L’économie positionnelle

La théorie des « biens positionnels » et de la rareté sociale est à l’ouvrage de Hirsch ce que la théorie de la marchandise et de la valeur est au Capital de Marx : la base.

On peut la résumer ainsi : l’économie est schématiquement divisée en deux sphères. Dans la première, celle de l’économie matérielle, la croissance quantitative de la production repose sur des gains de productivité qui réduisent sans cesse les prix relatifs des biens et de certains services, permettant progressivement à tous de les acheter. Mais, au fur et à mesure de l’accès généralisé à ces biens, qui satisfont d’abord des besoins de confort matériel, ce sont, dans les pays riches, d’autres biens dont la demande s’affirme et progresse le plus vivement : des biens positionnels.

Leur principale caractéristique est la suivante : alors que l’accès initial d’une minorité à certains biens matériels ne freine pas - en théorie - l’accès ultérieur des autres, qui peuvent compter sur le progrès technique pour anticiper qu’ils en bénéficieront un jour, eux ou leurs enfants, les biens positionnels sont tels que, pour des raisons diverses, seule une minorité ou une fraction des gens pourront accéder aux plaisirs et avantages qu’ils procurent, quels que soient la croissance économique et les techniques. S’engage alors pour leur possession une course ou une « lutte des places » épuisante, source de gaspillages collectifs, d’inégalités perpétuées ou creusées et de frustrations.

La première illustration fournie par Hirsch est d’une superbe simplicité. Si ceux qui assistent à un spectacle voient mal la scène, et si certains se haussent sur la pointe des pieds pour améliorer leur situation relative, alors il est probable que tous finiront sur la pointe des pieds, position où tous s’épuiseront et où personne ne verra mieux qu’avant. Or ce scénario est, nous montre Hirsch, beaucoup plus fréquent qu’on ne l’imagine. En voici deux exemples, parmi d’autres évoqués dans ce livre.

Premier exemple : le système éducatif, en particulier dans l’enseignement supérieur, est devenu, au-delà de sa fonction de transmission de connaissances, qui n’est pas un bien positionnel, une organisation élitiste de course vers les emplois à plus haut statut, emplois de direction, de management et d’encadrement supérieur notamment. Ces emplois à statut élevé sont des biens positionnels typiques. Tous peuvent rêver d’y accéder, et s’efforcer d’y parvenir, mais seule une minorité le pourra, en tout cas dans les limites des systèmes hiérarchiques en vigueur. Alors, la compétition fait rage, et en particulier les plus riches sont prêts à y mettre des ressources démesurées, au prix de gaspillages collectifs et d’inégalités qui ne se réduisent pas. L’actualité de cette analyse a été largement confirmée par les sociologues François Dubet et Marie Duru-Bellat. Et c’est bien pire aux Etats-Unis.

Deuxième grand exemple : la lutte des places résidentielles, qu’il s’agisse de résidences principales ou secondaires, ou même des lieux touristiques les plus convoités. Il s’agit d’un très gros poste des dépenses des ménages dans les pays riches. À propos du logement, Fred Hirsch débute son analyse par l’observation d’une « attirance pour la banlieue » (il s’agit ici des banlieues résidentielles) qui « pousse aussi bien les ruraux que les citadins à s’installer en périphérie des villes. En retour, ce processus migratoire va influer sur les caractéristiques de la vie en banlieue. D’abord à son avantage puis, passé un certain seuil, à son détriment. Entourant une ville en déclin elle-même entourée par une nouvelle couronne urbaine plutôt que par la campagne, la banlieue va être altérée dans l’une de ses caractéristiques essentielles ». Fred Hirsch est à cette époque bien placé pour tenir compte de plusieurs cas d’école, dont celui de Long Island, cette vaste avancée de terre à l’Est de New York où s’installent alors à un rythme effréné des personnes aisées travaillant à New York et voulant vivre « à la campagne », mais qui s’aperçoivent vite qu’ils sont débordés par les décisions similaires de centaines de milliers d’autres, et qu’ils encourent une autre peine : celle de la congestion et des temps des transports, qui explosent.

« La combinaison des choix individuels, chacun fait séparément et donc sans tenir compte de leurs propres interactions, a finalement des conséquences sociales destructrices. En effet, elles produisent, pour les individus concernés, un résultat pire que si leurs choix avaient été coordonnés en tenant compte de leurs interactions mutuelles. La banlieue [résidentielle], censée être un refuge pour échapper à la ville, est peu à peu transformée par les réfugiés qu’elle attire. »

Qu’y a-t-il de commun aux deux exemples précédents, et à d’autres non repris ici ?

Il s’agit de « biens, services, situations professionnelles et relations sociales rares (rareté absolue ou imposée socialement) ou sujets à la congestion du fait d’une trop large utilisation. ». Telle est en résumé la définition de l’économie positionnelle fondée sur la rareté ou sur des pénuries socialement construites.

Voici une autre métaphore éclairante : « Les performances décevantes des biens positionnels ne tiennent pas à une moindre qualité de ces biens, mais plutôt à une hausse des attentes et exigences. C’est un peu comme si un feu de cheminée brûlait avec la même intensité mais que la température extérieure baissait ou que l’isolation se dégradait. Il faudrait alors plus de bois pour maintenir la température et pallier la détérioration de l’environnement extérieur. Pour l’individu, l’intensification de la compétition positionnelle engendre une détérioration de l’environnement social. Il lui faut consacrer toujours plus d’efforts et dépenser toujours plus de ressources pour atteindre le même résultat. »

On peut remplacer la « baisse de la température extérieure » par les dégradations de bien-être liées aux congestions, à l’urbanisation anarchique, aux coûts croissants de la lutte des places, aux risques de déclassement, et « plus de bois » par « augmentation des production qui répondent, sans progression du bien-être global, à une demande en hausse de déplacements contraints, d’éducation « classante » et d’autres biens positionnels ».

Le nouveau fétichisme de la marchandise

Hisch se penche non pas sur le fétichisme au sens de Marx mais sur la tendance à la « marchandisation du monde » et en particulier des biens publics et des biens communs, sous l’effet de la compétition positionnelle liée au libéralisme. Cela conduit à un « biais marchand » : « une trop large part de l’activité individuelle passe par le marché, de telle sorte que la marchandisation de nos vies s’accentue ».

Or, explique Hirsch dans des développements d’une grande finesse, cette marchandisation n’est pas une simple substitution de productions marchandes à des productions non marchandes : cela affecte la nature de ces résultats et productions : « On peut considérer qu’un produit ou service offert uniquement pour satisfaire des désirs privés – désirs d’argent, de pouvoir, ou d’une vie paisible – diffère d’un produit ou service offert pour satisfaire, au moins partiellement, les désirs des autres, y compris ceux de la société dans son ensemble. ». Pour les économistes, explique-t-il, la marchandisation n’affecte pas les produits. Or les sociologues et politologues ont montré que la participation démocratique aux décisions joue un rôle déterminant dans le résultat final.

L’égalité et la redistribution malmenées

La course aux biens positionnels marchands et aux revenus qui permettent de les acquérir engendre ou renforce les inégalités et rend plus difficile la redistribution, et réciproquement. Pourquoi ?

D’abord parce que l’importance croissante de la position relative pousse, dans le capitalisme libéral, à réduire le nombre de biens et services accessibles gratuitement. Cela modifie le rapport à l’impôt et l’acceptation de la redistribution. Lorsque par exemple, dans la lutte des positions, l’école privée à hauts frais d’inscription est privilégiée par ceux qui ont les moyens, cela réduit l’acceptation par ces derniers d’impôts finançant « l’école pour tous ». Analyser le problème de la sorte permet d’expliquer ce qui, sans cela, n’apparaît que comme une étrange ironie : alors que la prospérité s’accroît, assurer une redistribution des richesses à travers la fiscalité locale ou nationale n’est pas plus facile. Cela semble plus difficile au contraire ». L’opposition à la redistribution tient largement « à deux phénomènes [liés] accompagnant l’accroissement de la prospérité : l’intensification de la compétition positionnelle et la privatisation des biens et services qui étaient auparavant en libre accès. »

Perspectives ouvertes

Dans la dernière partie du livre, Fred Hirsch, qui avait prévenu d’emblée qu’il n’entendait pas conclure par un programme de préconisations, ouvre toutefois des pistes.

Retour sur Keynes et sur Marx d’abord : « Nous avons vu dans la troisième partie que le vide moral qui facilite le fonctionnement quotidien du capitalisme marchand menaçait sa stabilité à long terme. Mais d’après Keynes, le système pourrait résister si tout le monde profite de ses succès. Ainsi, le succès du système keynésien, tout comme celui du marxisme, dépend de la fin de la rareté économique. Pourtant, les dynamiques du capitalisme et du socialisme empêchent le progrès de la productivité matérielle de venir à bout de la rareté. La lutte pour les places s’accentue et contribue à l’accroissement des besoins matériels… Les attentes économiques ne se sont certainement pas apaisées au cours des cinquante dernières années. »

Mais alors comment en sortir ? Je ne vais pas vous dévoiler dans ce billet les suggestions politiques de l’auteur, me contentant de dire que ses perspectives concrètes se nomment : prise de conscience des limites, forte réduction des inégalités, diminution des avantages de la lutte de places, démarchandisation des biens communs, participation démocratique, le tout favorisé par des valeurs solidaires réactivées. C’est à la fois peu et beaucoup…

Je ne vais pas non plus dévoiler les diverses limites que je vois à son approche, telles que je les explicite dans mon introduction au livre. Voici juste pourquoi, selon moi, ce livre est encore plus important aujourd’hui qu’il y a quarante ans.

Extension du domaine de la lutte… des places

Les innombrables constats contemporains d’épuisement et de pollution de la nature, de ses ressources et de ses « services », invitent à réévaluer les thèses de Hirsch à partir d’une hypothèse : considérée à l’échelle du monde, la compétition positionnelle s’est généralisée. Les limites sociales de la croissance sont de plus en plus liées à de la rareté physique elle-même renforcée par les acteurs dominants de la globalisation néo-libérale : les firmes multinationales, les grands actionnaires et les États et institutions financières qui leur facilitent la tâche.

La compétition positionnelle devient le grand facteur d’accentuation de la pression écologique (« les riches détruisent la planète », selon Hervé Kempf), cette dernière renforçant à son tour la rareté des ressources. C’est plus que jamais, en suivant une formule de Hirsch, « la foire d’empoigne », mais non plus seulement pour des emplois ou pour des résidences enviables : pour les terres arables, les forêts, l’eau, le pétrole, le gaz, les « terres rares » et bien d’autres. Ce ne sont plus seulement les individus-consommateurs qui entrent dans la lutte des places, ce sont les États, la finance et les firmes multinationales.

Cela implique un autre dépassement des thèses de Hirsch : la croissance de l’économie matérielle devient le grand facteur d’exacerbation de la compétition positionnelle globale dans l’accès aux ressources devenues rares. Non plus au sens de Hirsch (l’abondance matérielle étant acquise pour une fraction des ménages, ces derniers se ruent vers des biens de distinction rares dans des jeux à somme nulle ou négative), mais dans un sens beaucoup plus vaste : la poursuite de la croissance matérielle est - ou va devenir - impossible et est elle-même un jeu à somme nulle ou négative et une source de gaspillage mondial de ressources vitales. Ce que certains obtiennent, tous ne peuvent l’obtenir : c’est ainsi que Hirsch caractérise les biens positionnels. Or, sous la loi de l’accumulation capitaliste, cette formule est en train de s’appliquer à… presque tous les composants matériels du mode de vie occidental. La grande « pénurie sociale » du 21ème siècle c’est, si l’on peut dire, celle que nous fixe la disponibilité d’une seule planète alors que le capitalisme est expansionniste par essence. Cela transforme en biens rares une fraction de plus en plus grande des richesses disponibles pour la vie et pour les sociétés humaines.

Comment gérer cette rareté, comment éviter les dégâts de la compétition qui fait rage et les guerres positionnelles ? Hirsch nous met sur la voie, mais il s’arrête en chemin parce qu’il n’a pas sous les yeux de manifestations claires de la globalisation des processus qu’il analyse. Il évoque à plusieurs reprises, mais sans s’y attarder, la possibilité de se retirer de la lutte des places et de refuser le jeu du « toujours plus et toujours plus haut ». Refuser de se mettre sur la pointe des pieds, si ce choix a un caractère suffisamment collectif. « Accepter de délaisser les biens positionnels » est une stratégie qui serait collectivement gagnante, nous dit-il. Mais le problème du 21ème siècle est d’une toute autre ampleur, puisque la compétition positionnelle et la rareté sont (presque) partout, au moins dans la sphère économique. On comprend pourquoi ce livre essentiel a été traduit par un avocat de la décroissance…

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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