Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Printemps québécois, lutte de classes et syndicalisme de combat

Le cadre économique

La lutte du printemps dernier opposait-elle une vision humaniste à une vision mercantile de l’éducation, où n’était-elle qu’une facette de la lutte de classe ? Une fois de plus, la classe dirigeante a tenté de modifier à son avantage la répartition des richesses créées socialement. C’est en ce sens que la lutte contre la hausse des frais de scolarité est une lutte économique, c’est-à-dire une lutte entre deux classes sociales antagonistes.

On peut considérer la hausse du printemps dernier comme une suite logique aux mesures régressives initiées par les gouvernements libéral et péquiste. On se souvient entre autres du déficit zéro, de la hausse des tarifs des garderies, de la taxe santé ou de la loi déréglementant le recours à la sous-traitance. Cette période de régression sociale est l’œuvre d’une classe dirigeante désireuse d’augmenter ses profits en attaquant les acquis sociaux que les travailleurs ont réalisés dans les années 60 et 70. Aussi, il faut tenir compte de la nouvelle période de crise économique ouverte en 2008. Même si la crise ne touche pas le Québec aussi durement que les pays de l’Europe du sud, elle menace de plus en plus le capitalisme à l’échelle mondiale. Dans ce contexte économique difficile, on peut prévoir davantage de luttes de longue haleine où la classe dirigeante refusera d’abandonner ses politiques d’austérité faute de marge de manœuvre.
Ainsi, comprendre les luttes du printemps dernier comme un conflit entre deux visions de l’éducation ou entre deux projets de société semble largement insuffisant. Pour les capitalistes, il s’agit principalement d’augmenter les profits et dans le cas qui nous occupe, en payant moins pour la formation de la main d’œuvre qu’ils embaucheront après que celle-ci aura fini ses études. Les capitalistes sont les premiers à bénéficier d’une main-d’œuvre qualifiée, car, pour plusieurs secteurs d’activité, elle est absolument nécessaire. Le déplacement de la production manufacturière vers les pays que l’on disait émergents et le développement général des forces productives et de la technologie créent une pression à la hausse sur la demande d’une main-d’œuvre qualifiée. Pour les capitalistes, il est d’autant plus urgent de diminuer les « coûts de production » de cette main-d’œuvre, en faisant assumer ces coûts par la main-d’œuvre elle-même.

Une augmentation des frais de scolarité a sensiblement les mêmes effets qu’une baisse de salaire sur ses employés ; tous deux visent à augmenter leurs profits. Les étudiants assument donc les coûts de l’investissement (Apprentissages techniques et scientifiques) tandis que les employeurs en retirent, dans une proportion grandissante, l’essentiel des profits. Du point de vue des étudiants, une augmentation des frais de scolarité reviendrait à payer davantage pour aller travailler chez un employeur qui fera du profit en exploitant la force de travail acquise durant les études. Il s’agit donc là d’une double exploitation puisqu’en plus de ne pas toucher la totalité des fruits de leur travail, ils et elles doivent payer pour leur formation.
Les problèmes comme la marchandisation de l’éducation et l’arrivée de représentants du milieu des affaires sur les conseils d’administration des établissements postsecondaires ne surgissent donc pas par hasard : ils sont le résultat de la volonté de la classe dirigeante et de ses représentants politiques.

La nécessité de rejoindre les travailleurs

Le mouvement du printemps passé aura été d’une telle ampleur qu’il marquera la conscience collective pour plusieurs générations tout comme l’a fait la grève du front commun en 1972. C’est plus de 300 000 étudiant-e-s qui sont entrés en grève. Le Québec a aussi connu les plus grandes manifestations de son histoire, sans parler des manifestations quotidiennes dans plusieurs villes et banlieues. Des débuts festifs aux provocations de plus en plus fréquentes de la police en passant par un appui important des autres mouvements sociaux, cette lutte a connu plusieurs développements qui marquent l’évolution de la conscience de classe des militant-e-s et l’élargissement du mouvement.

Nous devons aussi constater les limites du printemps québécois. Malgré son ampleur, le gros du rapport de force du mouvement étudiant résidait dans son potentiel à rejoindre les travailleurs. Les étudiants peuvent tout de même faire reculer le gouvernement sur certaines questions précises. On l’a vu par exemple en 2005 lors de la précédente grève. Cependant, dans le cadre du printemps dernier, seule l’entrée massive de la classe ouvrière dans le mouvement de grève aurait été susceptible d’entraîner un développement qui aurait mené à une transformation radicale de la société.

Ceci aurait été possible premièrement en créant un rapport de force décuplé. Contrairement au mouvement de grève strictement étudiant assez limité dans ses impacts économiques, tous les secteurs de la classe capitaliste auraient été touchés par une grève générale des travailleurs-euses, c’est-à-dire touchés dans leur capacité à générer des profits. Aussi, l’entrée des travailleurs-euses dans le mouvement de grève, malgré le caractère réformiste et l’idéologie concertationniste des centrales syndicales, aurait donné un caractère de classe sans ambiguïté à la contestation dans la mesure où les travailleurs-euses y auraient pris part en tant que travailleurs-euses et non en tant que « citoyen ». À ce niveau, le mouvement des casseroles a démontré le potentiel de croissance du mouvement et d’élargissement dans ses revendications, mais il témoigne aussi de son faible niveau de conscience de classe. Par exemple, on a davantage vu dans l’adoption de la Loi 12 une atteinte à la démocratie qu’une atteinte au droit d’association de la classe ouvrière. Les centrales syndicales ont souvent écopé de lois semblables. On peut penser à la loi spéciale adoptée contre les infirmier-ères en 1999 ou à la loi 111 adoptée contre les enseignants-tes en 1983 par le Parti Québécois de René Lévesque. Cependant, au printemps dernier, la question du droit d’association a été peu posée.

Avec l’entrée massive des travailleurs-euses organisés, le mouvement aurait donc pu connaître d’autres développements, sans commune mesure avec ce que nous avons vécu. Il s’agissait pourtant du plus grand mouvement de contestation sociale que le Québec contemporain ait connu.
Plusieurs choses expliquent leur non intervention dans le conflit étudiant. Tel que mentionné plus haut, un premier élément de réponse réside dans la manière dont étaient posés les enjeux du mouvement. La lutte pour le gel ou la gratuité scolaire étaient souvent présentées comme des visions de l’éducation s’opposant à d’autres visions. L’ASSÉ avançait davantage une vision humaniste de l’éducation (partage du savoir, accessibilité), mais marginalisait son caractère de classe. Le caractère économique fondamental de l’enjeu était rarement posé. Dans ce contexte, il était difficile pour les travailleurs-euses de se reconnaître au travers des revendications étudiantes. D’autant plus que le gouvernement a beaucoup misé sur l’opposition des intérêts entre les deux groupes. On a, par exemple, souvent entendu « Ce n’est pas qu’à la classe moyenne de payer pour l’éducation supérieure » ou encore que « Les manifestations empêchent les travailleurs-euses de se rendre ou de quitter le travail. » Il est par ailleurs extrêmement paradoxal qu’un gouvernement capitaliste arrive à se légitimer en adoptant une phraséologie faisant appel aux intérêts de classe du salariat.

Par contre, la cause principale expliquant l’attitude adoptée par les centrales syndicales est sans doute liée à l’approche concertationniste pratiquée par celles-ci, par opposition au syndicalisme de combat. Le concertationnisme consiste à considérer que les travailleurs-euses et les capitalistes ont plusieurs intérêts convergents et qu’en ce sens, la recherche de solutions aux conflits de travail et aux conflits sociaux repose sur des ententes « gagnant-gagnant ». Cette conception ne s’est pas développée par hasard. Elle est le fruit d’un contexte économique difficile et d’attaques répétées contre les travailleurs-euses depuis la crise de 1981. Le recul du marxisme comme méthode d’analyse, débâcle amorcée bien avant la chute du mur de Berlin, n’est pas non plus étrangère à la montée du syndicalisme de collaboration de classes. On se rappellera l’attitude des dirigeants des centrales syndicales lors de la nuit des négociations à l’édifice de la Banque Nationale, alors qu’ils avaient accepté d’agir en « facilitateurs » pour le gouvernement. L’entente qui fut heureusement rejetée en bloc par les assemblées générales étudiantes était au départ qualifiée de « gagnant-gagnant »

Un retour au syndicalisme de combat

La détermination des étudiants-tes a montré que la lutte paie. Le rejet massif de la première offre gouvernementale, la défaite du Parti Libéral aux dernières élections et la remise en question de la hausse par le Parti Québécois nous montre que l’approche combative a eu du succès là où l’approche concertationniste a échoué. Il faut d’ailleurs noter l’organisation dans certains secteurs de frange très combative chez les travailleurs. Le blog des profs contre la hausse en constitue un exemple.

Le mouvement du printemps dernier tire un trait sur une période creuse de la vie militante. Il permet d’espérer le début d’une nouvelle période pour le syndicalisme de combat. Peu à peu, l’approche axée sur la lutte de classe doit s’imposer comme la seule attitude capable de faire reculer les gouvernements et les patrons dans l’imposition de politiques d’austérité et les attaques sur nos conditions de travail. Seul un militantisme conscient de son appartenance de classe et des contradictions qui découlent du mode de production capitaliste pourra faire face à la période d’austérité qui s’annonce.

Malheureusement, l’ASSÉ n’a toujours pas intégré cet élément dans son discours. Ce n’est pas en luttant contre la « marchandisation de l’éducation » que nous allons convaincre les travailleurs, mais en liant notre combat avec le leur. C’est-à-dire, en présentant le droit à l’éducation comme un acquis historique du mouvement ouvrier. Ce n’est qu’ainsi que le slogan « Étudiants – travailleurs : Même combat ! » prend tout son sens.
Dans ce contexte, la méthode d’analyse marxiste est plus que jamais pertinente. Elle doit reprendre la place qu’elle a perdue dans le bourbier idéologique des années 90. D’ailleurs, non seulement le marxisme offre l’avantage de reposer sur une analyse de classes, il propose une alternative au capitalisme en crise : le socialisme démocratique.

Pierre-André Audet-Bédard
http://alternativesocialiste.org/

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