Édition du 26 mars 2024

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Politique québécoise

À l’attention des élu(e)s municipaux et provinciaux

La liberté de manifester existe. Le P-6 par contre, ne devrait pas.

« Le (sic) Charte [des droits et libertés] protège le droit d’expression, mais il n’y pas de droit de manifestation »
- Sergent Jean-Bruno Latour, porte-parole du SPVM, 23 mars 2013, La Presse [1]

Cette déclaration n’émane pas d’un général en Corée du Nord. Elle ne date pas non plus du début du 20e siècle. Cette déclaration, qui vient d’un porte-parole officiel du Service de Police de la Ville de Montréal, a été faite il y a deux jours et rapportée dans les pages de la Presse.

En lisant cette déclaration, nous avons réalisé deux choses :

1- Nous sommes rendus à une époque où la police se croit permis de dicter à la société l’étendue des libertés fondamentales dont elle dispose et ce, sans que les élu(e)s n’interviennent.

2- En tant que juristes, il faut réagir.

En effet, cette déclaration fait suite à trois manifestations récentes qui ont été essentiellement tuées dans l’œuf par la police, alors qu’il n’y aurait pas eu de méfait de commis ni d’acte de violence. Les interventions policières ont mené à environ un demi-millier d’arrestations, visant non seulement des étudiant(e)s mais également des professeur(e)s, des travailleuses, des travailleurs, des mères, des pères et au moins un « panda ».

Pourquoi la police s’est-elle permise de telles interventions ? Elle s’est servie du règlement P-6, modifié en même temps que l’adoption du projet de loi 78 et qui contient, entre autres, la disposition suivante :

2.1. Au préalable de sa tenue, le lieu exact et l’itinéraire, le cas échéant, d’une assemblée, d’un défilé ou autre attroupement doit être communiqué au directeur du Service de police ou à l’officier responsable.

Une assemblée, un défilé ou un attroupement pour lequel le lieu ou l’itinéraire n’a pas été communiqué, ou dont le déroulement ne se fait pas au lieu ou conformément à l’itinéraire communiqué est une assemblée, un défilé ou un attroupement tenu en violation du présent règlement.

La présente disposition ne s’applique pas lorsque le Service de police, pour des motifs de prévention des troubles de paix, de la sécurité et de l’ordre publics, ordonne un changement de lieu ou la modification de l’itinéraire communiqué.

Le règlement prévoit aussi :

3.2. Il est interdit à quiconque participe ou est présent à une assemblée, un défilé ou un attroupement sur le domaine public d’avoir le visage couvert sans motif raisonnable, notamment par un foulard, une cagoule ou un masque.

Voici les peines prévues :

7. Quiconque contrevient au présent règlement commet une infraction et est passible :

1° pour une première infraction, d’une amende de 500 $ à 1 000 $ ;
2° pour une première récidive, d’une amende de 1 000 $ à 2 000 $ ;
3° pour toute récidive additionnelle, d’une amende de 2 000 $ à 3 000 $.

Rappelons que le projet de loi 78, devenue la Loi 12, a été fortement critiqué lors de son adoption, car, de l’opinion de plusieurs, dont l’opposition parlementaire et le Barreau du Québec, cette loi allait à l’encontre des libertés fondamentales, dont la liberté d’expression. Par conséquent, dès son arrivée au pouvoir, le parti qui était à l’opposition au moment de l’adoption de la Loi 12 en a abrogé presque toutes les dispositions.

Parmi les articles abrogés se trouve l’article suivant :

16. Une personne, un organisme ou un groupement qui organise une manifestation de 50 personnes ou plus qui se tiendra dans un lieu accessible au public doit, au moins huit heures avant le début de celle-ci, fournir par écrit au corps de police desservant le territoire où la manifestation aura lieu les renseignements suivants :

1° la date, l’heure, la durée, le lieu ainsi que, le cas échéant, l’itinéraire de la manifestation ;

2° les moyens de transport utilisés à cette fin.

Lorsqu’il juge que le lieu ou l’itinéraire projeté comporte des risques graves pour la sécurité publique, le corps de police desservant le territoire où la manifestation doit avoir lieu peut, avant sa tenue, exiger un changement de lieu ou la modification de l’itinéraire projeté afin de maintenir la paix, l’ordre et la sécurité publique. L’organisateur doit alors soumettre au corps de police, dans le délai convenu avec celui-ci, le nouveau lieu ou le nouvel itinéraire et en aviser les participants.

Sans défendre cet article qui, selon nous, est contraire aux Chartes [2], nous constatons qu’il est moins restrictif que l’article 2.1 du règlement municipal. Dans le règlement municipal, il n’y a pas de seuil de 50 personnes et, de plus, la police a la discrétion totale de modifier le trajet pour des motifs de prévention des troubles de paix, de la sécurité et de l’ordre publics sans démontrer par ailleurs que le lieu ou l’itinéraire projeté comporte des risques graves pour la sécurité publique.

Quant aux peines prévues dans à la Loi 12, voici l’article pertinent :

26. Quiconque contrevient à une disposition de l’article 3, du premier alinéa de l’article 10, de l’article 11, du deuxième alinéa de l’article 12 ou des articles 13, 14, 15, 16 ou 17 commet une infraction et est passible, pour chaque jour ou partie de jour pendant lequel dure la contravention, d’une amende de 1 000 $ à 5 000 $.

Toutefois, cette amende est :

1° de 7 000 $ à 35 000 $ s’il s’agit soit d’un dirigeant, d’un employé ou d’un représentant, incluant un porte-parole, d’une association d’étudiants, d’une fédération d’associations ou d’une association de salariés, soit d’un dirigeant ou d’un représentant d’un établissement, soit d’une personne physique qui organise une manifestation ;

2° de 25 000 $ à 125 000 $ s’il s’agit soit d’une association d’étudiants, d’une fédération d’associations, d’une association de salariés ou d’un établissement, soit d’une personne morale, d’un organisme ou d’un groupement qui organise une manifestation.

En cas de récidive, les montants prévus au présent article sont portés au double.

L’on peut voir que les amendes prévues dans les deux textes, du moins dans le cas d’un individu, sont comparables.

Au moment de l’abrogation des dispositions de la Loi 12, qui s’est faite en même temps que l’abrogation de la hausse des droits de scolarité décrétée par le gouvernement précédent, Madame Pauline Marois, chef du gouvernement péquiste, a dit « « Ces deux décisions permettront de ramener la paix et de rétablir les droits et libertés » [3]. De toute évidence, la première ministre du Québec considérait alors que les dispositions de la Loi 12, dont celle qui subordonne la tenue d’une manifestation à la communication préalable du trajet à la police et qui donne à la police le pouvoir de dicter le lieu de la tenue de la manifestation, étaient contraires aux « droits et libertés ».

Par conséquent, il nous est permis de penser que selon le gouvernement, le règlement P-6, formulé dans des termes presque identiques et même plus stricts, est tout aussi contraire aux droits et libertés. Or, appelé à commenter les centaines d’arrestations récentes en vertu de ce règlement, le porte-parole du ministre de la Sécurité publique du même gouvernement a réagi de la manière suivante :

« Soutenant qu’il valait mieux s’adresser au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) pour discuter de ce dossier, Jacqueline Aubé a fait remarquer qu’il était normal que des personnes aient été arrêtées considérant qu’aucun trajet n’ait été divulgué par les organisateurs de la manifestation. » [4]

Il est surprenant qu’un même gouvernement, qui soutenait il y a quelques mois qu’une telle exigence était contraire aux droits et libertés, trouve la situation présente normale, surtout considérant qu’aucune accusation n’a été portée en vertu de la Loi 12.

Permettez-nous donc de leur rappeler que ce n’est pas plus normal aujourd’hui que ça l’était en septembre 2012. C’est plutôt catastrophique.

Les arrestations récentes, par plusieurs centaines, dans des souricières (parfois entourées de très près par des policiers sur des chevaux) qui bloquent effectivement la circulation pendant des heures, et ce, tout simplement parce que les gens manifestent de façon pacifique dans la rue, ne sont pas normales. Du moins pas dans notre société démocratique. Ces types d’interpellations sont plutôt dignes, avec égards, des régimes totalitaires.

Permettez-nous de rappeler formellement au Sergent Latour que le droit de manifester est protégé par la Charte canadienne et de la Charte québécoise. Le droit de manifester fait intervenir deux libertés fondamentales de ces Chartes, soit la liberté d’expression et la liberté de réunion pacifique.

En effet, tel que le Barreau du Québec l’a souligné par un avis au moment de l’adoption de P-6 :

« L’effet conjugué de la liberté d’expression et de la liberté de réunion pacifique fait en sorte que le contenu (ou la teneur) du message est protégé par la liberté d’expression, alors que le mode (ou la forme) d’expression, en l’occurrence une manifestation collective dans les rues, acquiert une protection additionnelle puisqu’il se trouve protégé non seulement par la liberté d’expression, mais aussi par la liberté de réunion pacifique. » [5]

Les limites à ces libertés doivent être justifiables dans le cadre d’une société libre et démocratique. Elles doivent être adoptées en raison d’un objectif important et urgent, elles doivent être raisonnables, proportionnelles et porter le moins possible atteinte aux libertés en question. Or, il est clair pour nous que les dispositions de P-6 ne remplissent pas ces critères. Tel que nous l’avons vu récemment, elles empêchent la tenue des manifestations complètement pacifiques pour des raisons de commodité et mènent à une répression sans précédent, sans même qu’on soulève un danger pour la sécurité du public ou un autre motif important. Il convient de noter que le règlement P-6, modifié en mai 2012, n’a généralement pas été utilisé de cette manière pour mettre fin à des manifestations notamment jusqu’aux trois dernières manifestations, qui ont eu lieu au mois de mars 2013 à Montréal.

Le 23 mars 2013, la police a expliqué ses interventions récentes de la manière suivante au Journal de Montréal :

« La population en a assez des manifestations, a dit une source policière en entrevue avec l’Agence QMI samedi. Les gens nous demandent de mettre un frein à ces manifestations le plus rapidement possible. » [6]

Il appert de cette déclaration que la police ne prétend pas avoir besoin du trajet d’avance pour pouvoir encadrer et s’assurer que la manifestation demeure pacifique. Elle dit plutôt qu’elle répond à des demandes de gens qui en ont assez de manifestations. Cela concorde avec la déclaration de Sergent Latour qui pense, erronément selon nous, que le droit de manifester n’existe plus. Avec égards, ces déclarations nous font craindre le pire, soit qu’on se serve du règlement P-6 pour dissuader les gens de manifester. Il est également surprenant d’entendre la police dire qu’elle réagit ainsi pour répondre à des demandes de la population, sans préciser qui lui a fait ces demandes et en quoi les désirs de ces personnes devraient avoir préséance sur les libertés fondamentales des autres garanties par la Constitution canadienne et par la Charte québécoise des droits et libertés. La police, nous le répétons, n’est pas élue. Or, elle semble s’immiscer ainsi dans la prise de décisions politiques. Dans un contexte municipal où la transparence est de plus en plus exigée, un tel exercice de la discrétion policière est pour le moins inquiétant.

Par ailleurs, il faut comprendre que si certaines manifestations peuvent être planifiées d’avance, permettant une certaine collaboration, d’autres seront complètement spontanées. Prenons par exemple des salariés qui se mobilisent lors d’un conflit de travail ou d’une fermeture d’usine subite ou des citoyen(ne)s, en temps d’élection, qui veulent interpeller les politicien(ne)s sur des enjeux ou qui réagissent à une crise sociale comme lors des manifestations de casseroles dans les quartiers résidentiels. Les manifestations peuvent donc être en réaction à quelque chose et/ou viser à surprendre. Or, les exigences du règlement P-6 ont pour effet d’interdire effectivement toutes ces manifestations spontanées. Par ailleurs, le fait d’avoir communiqué un trajet n’est aucunement garant qu’il n’y aura pas de violence tout comme le fait de ne pas en avoir ne fait pas en sorte qu’il y aura de la violence. Nous n’avons qu’à prendre à titre d’exemple, la vaste majorité des manifestations qui ne donnent lieu à peu ou pas d’actes de violence, comme les manifestations de casseroles.

Voilà pourquoi nous demandons l’abrogation immédiate du P-6. Ce règlement, tel qu’il est rédigé et tel qu’il est utilisé, viole, selon nous la liberté d’expression et la liberté de réunion pacifique et n’est pas justifié dans le cadre de notre société démocratique. La police dispose d’un arsenal juridique complet pour enrayer la violence. Réprimer la manifestation pacifique n’est pas une priorité qui peut se justifier en 2013.

Nous réitérons également notre demande pour une enquête publique sur les interventions policières, surtout à la lumière des dernières déclarations de la SPVM. Cette dernière semble jouer un rôle de plus en plus politique. Il est grand temps que la société civile reprenne le contrôle de la situation.

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Me Sibel Ataogul, avocate en droit du travail, présidente de l’Association des juristes progressistes

Me Finn Makela, avocat, professeur en droit et Directeur des programmes de common law et droit transnational à l’Université de Sherbrooke

Me Denis Poitras, avocat en droit criminel

Me Véronique Robert, avocate en droit criminel

Les auteurs signent ce texte en leurs noms et au nom de l’Association des juristes progressistes

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Notes

[1] http://www.lapresse.ca/actualites/dossiers/conflit-etudiant/201303/22/01-4633847-intervention-policiere-rapide-a-la-manifestation-du-22.php

[2] La Charte canadienne des droits et libertés, Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 et Charte des droits et libertés de la personne, LRQ, c C-12

[3] http://www.ledevoir.com/politique/quebec/359624/droits-de-scolarite-marois-annule-la-hause-mais-maintient-la-bonification-des-prets-et-bourses

[4] http://www.lapresse.ca/actualites/dossiers/conflit-etudiant/201303/23/01-4634110-arrestations-de-masse-quebec-solidaire-interpelle-marois.php

[5] Avis du Barreau du Québec au Président de la Commission de la sécurité publique, le 16 mai 2012, https://www.barreau.qc.ca/pdf/medias/positions/2012/20120516-masques.pdf

[6] http://www.journaldemontreal.com/2013/03/23/la-police-dit-repondre-aux-demandes-du-public


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