Édition du 23 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Ottawa, capitale canadienne de la corruption

Pendant qu’on s’émeut (à juste titre) des enveloppes brunes et des mauvais coups commis par des maires et leurs adjoints dans les villes du Québec, on se rend compte que le problème de la corruption est beaucoup plus important dans ce pays. Le lieu où tout cela prend des proportions gigantesques ne s’appelle pas Laval, Mascouche ou même Montréal, mais Ottawa.

Une institution corrompue

Depuis quelques temps, les frasques des sénateurs Mike Duffy et Patrick Brazeau mettent Harper dans l’embarras. Le Sénat comme institution, et les sénateurs comme personnes, coûtent environ $100 millions de dollars par an : ici on parle des coûts visibles et apparents. Par exemple Brazeau a coûté en 2011 $292 920 (dont son salaire de $132 300). À côté de ces riches émoluments, plusieurs sénateurs transigent des millions de dollars de plus à titre d’« intermédiaires », « courtiers » et autres « messagers » entre l’élite politique et l’élite économique. La plupart des sénateurs, contrairement à Duffy, se font bien discrets. On n’en entend jamais parler et pour cause. Il n’y a pas si longtemps, le sénateur Raymond Lavigne faisait quelques manchettes. De 2008 à 2010, il a coûté aux contribuables $703 000 (dont des remboursements de dépenses de $315 000). On l’avait vu au Sénat deux ou trois fois pendant cette période !

Aux crochets de la société

Comme on le sait, les 105 sénateurs qui sont nommés sont des « amis » des gouvernements en place. Harper en a déjà nommé 53 depuis 2006, ce qui donne une majorité conservatrice dans cette institution. Avant lui, Chrétien en avait nommé 75 et Brian Mulroney, 56. À l’origine, le Sénat est une des belles inventions de l’administration coloniale britannique qui voulait se préserver un droit de véto ultime sur les affaires de l’État puisqu’il dispose du pouvoir de (re)voter les lois qui sont, par définition, seulement « proposées » par les députés élus à la Chambres des communes. En réalité depuis plusieurs décennies, le Sénat est devenu la retraite dorée des p’tits copains des gouvernements en place. Élus à vie, les sénateurs peuvent, soit comme Lavigne vivre aux crochets de la société, soit comme Duffy agir comme supplétifs des partis au pouvoir. Il y a, il faut le dire, quelques rares exceptions, de sénateurs qui ont parfois joué un rôle positif (pensons notamment à ceux qui se sont opposé à la « réforme » de l’assurance-chômage il y a quelques années).

Un problème qui vient de loin

Si le Sénat est une sordide caricature d’une démocratie tronquée, cela serait une grave erreur de penser que le problème s’arrête là. Sans remonter à la conquête et au système de prédation et de violence mis en place par le pouvoir britannique, il faut rappeler que les premiers gouvernements dès 1867 ont été dominés par de grands voleurs. Des fameux « pères de la confédération » dont John Macdonald et George-Étienne Cartier avaient reçu la somme faramineuse à l’époque de 300 000 dollars de Canadien Pacifique. Élu grâce à ces généreux donateurs, le gouvernement a par la suite richement subventionné CP tout en lui cédant 20 millions d’hectares de terre. L’État fédéral, on l’oublie parfois, est le seul « État » au Canada du moins dans le sens qu’on accorde généralement à ce terme, en contrôlant les véritables leviers du pouvoir : la politique macro-économique, les relations extérieures, l’armée et en général, le contrôle de l’État. Avec des changements liés au système d’alternance entre les deux grands partis Conservateur et Libéral, cet État a pour mandat de préserver les intérêts et les privilèges d’une petite élite. Mais également, il est l’outil de ceux qui le manipulent. Libéraux comme Conservateurs s’en sont mis plein les poches. Wilfrid Laurier, un autre héros dans la tradition fédéraliste, avait été condamné dans les années 1920 parce l’entreprise dont il était le propriétaire avait donné 750 000 $ au Parti libéral en échange du droit de construire un barrage sur la rivière Beauharnois à des fins de production d’électricité.

Des machines au service des élites

Deux épisodes beaucoup plus récents révèlent l’ampleur de la corruption qui sévit dans les officines d’Ottawa. Sous l’égide de Brian Mulroney, un puissant réseau a été mis en place à commencer par le chef et ses principaux ministres pour voler. Une journaliste d’Ottawa, Stevie Cameron, a raconté cette histoire dans un bouquin sulfureux, « On the take » (La prise : la criminalité, la corruption et la cupidité dans les années Mulroney). On y voit le Premier Ministre et son entourage immédiat transiger et dépenser pour eux-mêmes à une échelle inégalée (voyages de shopping à New York aux frais des contribuables, etc.). Plusieurs ministres se font prendre la main dans le sac de biscuits à recevoir des enveloppes brunes. En 1988, le gouvernement fédéral a acquis 34 Airbus pour un montant de 1,8 milliard de dollars. Selon Cameron, plus de 5 millions $ ont été versés en douce à Mulroney et ses intermédiaires (la poursuite entamée contre Mulroney après son départ de la politique a avorté à cause d’erreurs de procédure de la part de la GRC et c’est Mulroney, finalement, qui a obtenu une « compensation » du gouvernement fédéral !). Retourné dans les « affaires » auprès de ses sponsors corporatifs, Mulroney s’est finalement fait accrocher à la suite des révélations de Hans Schreiber sur des paiements en cash de plus de 225 000 dollars, qu’il avait encaissés clandestinement pour « représenter » diverses entreprises en négociation avec le gouvernement fédéral. Un autre épisode davantage documenté est celui du programmes des commandites » du gouvernement libéral de Jean Chrétien. Selon Radio-Canada, 332 millions de dollars ont été dépensés pour ce programme qui devait faire échec au projet souverainiste. Mais là où la corruption arrive dans le décor, on découvre que moins de la moitié, soit 164 millions, est allée aux activités. L’autre moitié, a abouti au Parti Libéral et à ses nombreux intermédiaires et amis dont certains ont été dénoncés par Gomery, qui font en sorte que, à côté de cela, les piles de cash, les billets pour les matchs du Canadien et les bouteilles de vin à Laval et à Montréal, c’est des peanuts !

Mensonges et opacité

L’État fédéral, c’est un budget de plus de 250 milliards de dollars par année. C’est également un énorme appareil qui distribue des contrats, qui embauche, qui met en place des systèmes de financement, qui dépense, la plupart du temps de manière très peu transparente, comme le démontrent souvent Kevin Page (ex-directeur parlementaire du budget à la Chambre des communes) et Michael Ferguson (vérificateur général). Ces argents, notre argent, est engouffré dans des projets que la population n’a jamais endossés : pensons par exemple aux avions de combat, volontairement « sous-estimés » par Harper et ses sbires pour cacher le fait que cela va coûter 25 milliards de dollars. Cette prédation, malheureusement, va au-delà des politiciens pourris, car elle est organisée par un puissant appareil, composé de cadres senior et de grands « commis » de l’État qui fonctionnent main dans la main avec les gouvernements pour mentir et voler. Plusieurs cadres supérieurs (directeurs de départements et plus) des divers ministères le disent ouvertement : leur travail est d’abord et avant tout, de défendre « leur » ministre, et non de servir l’intérêt du public et des argents qui leur sont confiés, mais dont ils ne sont pas propriétaires, en principe en tout cas. On constate également à Ottawa un va-et-vient constant entre députés, sénateurs, hauts fonctionnaires et cadres supérieurs de l’administration publique et parapublique, où on se « passe » la job, sinon les contrats. Et quand on ne les passe pas directement, on les passe aux conjoint-es et ami-es qui tous ensemble constituent ce qu’on pourrait appeler une caste étatique qui est extrêmement compétente pour défendre ses intérêts et ses privilèges. Une fois cela dit , certains grands commis de l’État s’insurgent parfois contre ces pratiques et tentent, à leur risque et péril, de violer la loi de l’omerta qui sévit dans l’appareil d’État, comme si on était dans la Cosa Nostra ou les Hells Angels ! Il faut dire que tout ce système échappe à peu près complètement à 99 % des employé-es de la fonction publique, surtout aux échelons inférieurs et intermédiaires, qui sont plus souvent qu’autrement des victimes, et non des bénéficiaires de ce grand copinage.

À quand le grand ménage ?

Des élus et des partis, le NPD notamment, réclament depuis longtemps des réformes, ce qui commencerait simplement par l’abolition du sénat, une institution réactionnaire dans son code génétique, en plus d’être un refuge pour des voleurs. Au Canada anglais, les « experts » et commentateurs patentés ne vont pas jusque-là, quitte à demander des contrôles plus serrés (voir la chronique de Guillaume Bourgault-Côté dans le Devoir du 19 mai). Mais est-ce suffisant ? D’autres réformes comme celles que René Lévesque avait imposées au Québec (et qui ont été efficaces pendant plusieurs années) seraient nécessaires, mais Harper, qui vient de détruire le financement public des partis, a ouvert la porte à encore plus d’« enveloppes brunes ». En fin de compte, la corruption de cet État fédéral est ancrée dans une histoire mal partie, où une élite prédatrice, appuyée sur la puissance dominante de l’époque, a érigé un système dont la finalité est de pervertir la démocratie, de tromper les gens et d’enrichir les « initiés ». Un jour, le château de cartes va s’écrouler …

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