Édition du 16 avril 2024

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Cinéma

30e anniversaire de la mort de Luis Buñuel, le cinéaste surréaliste

Le 29 juillet marque le 30e anniversaire de la mort du cinéaste aragonais Luis Buñuel (1900-1983). En dépit du fait qu’il fut l’un des meilleurs réalisateurs de l’histoire et un artiste exceptionnel, ses œuvres continuent à être méconnues d’une grande partie de la population dans l’Etat espagnol. On a beaucoup écrit sur sa personnalité, mais on peut affirmer que ses films - plus de 30 - sont plus connus au Mexique ou en France qu’en Espagne.

Cette méconnaissance de son œuvre dans son pays d’origine n’est pas due au fait qu’il était un mauvais cinéaste, elle ne relève non plus en rien du hasard mais est au contraire la conséquence d’événements historiques déterminés. Dans ce sens, la figure d’artistes comme Buñuel, ainsi que la portée et la diffusion de ses œuvres, doivent être analysées en comprenant son engagement idéologique et le contexte de l’exil républicain et de la dictature franquiste.

La jeunesse de Luis Buñuel et le mouvement surréaliste

Luis Buñuel est né à Calanda (province de Teruel) le 22 février 1900. Un village qu’il caractérisait dans les souvenirs de son enfance comme extrêmement arriéré, écrivant même que « le Moyen-Age s’y est prolongé jusqu’à la Première Guerre mondiale » [1]. Il étudia à l’école des Jésuites à Saragosse. Dans ses mémoires, il raconta que, pendant son enfance et son adolescence, « la religion était omniprésente, elle se manifestait dans tous les détails de la vie » [2]. D’après lui, Calanda comptait deux églises et sept curés. A propos de l’éducation reçue des Jésuites, il se rappelait que « la journée commençait avec une messe, à sept heures et demie et se terminait avec le rosaire du soir » [3].

Il abandonna l’enseignement jésuite après que le chef des études l’ait insulté et frappé. Il s’inscrivit alors à l’Institut (l’enseignement secondaire public, NdT) où, grâce à un autre étudiant, il commença à lire les œuvres d’auteurs comme Rousseau, Darwin et même Marx. L’éducation catholique étouffante, oppressive et rigide qu’il y reçut contraste avec sa pensée athée ultérieure. Sur ces années-là, il écrivit que « Nous étions profondément ancrés dans le catholicisme romain, nous ne pouvions mettre en doute un seul instant aucun de ses dogmes » [4]. De nombreuses années plus tard, il put remettre en question tous ces dogmes dans le cinéma.

Vers 1917, il entama ses études supérieures à la Résidence des Etudiants, créée en 1910. A cette époque, ce lieu était un important centre d’innovation éducative et de modernisation scientifique où l’on donnait un enseignement pédagogique qui s’écartait des dogmes traditionnels. Dans la Résidence, Buñuel se lia d’amitié avec le poète Federico García Lorca, Pepín Bello et Salvador Dalí, parmi d’autres. Il y étudia l’agronomie, l’ingénierie industrielle, les sciences naturelles et finalement la philosophie. Il semble que ce soit là que s’éveilla son intérêt pour la littérature et l’entomologie, activités qu’il alternait avec sa passion pour les sports, comme l’athlétisme ou la boxe. Vu d’aujourd’hui, on peut se réjouir qu’il ait finalement décidé de se consacrer au cinéma. Buñuel a affirmé qu’il n’aurait pas été le même sans la Résidence des Etudiants. Il a également rappelé que, durant ses études, il a failli être appelé à l’armée pour partir à la guerre au Maroc et a reconnu qu’il avait sérieusement pensé à déserter au cas où il serait mobilisé. Sur ces années-là, il a souligné que sa conscience politique ne s’était pas encore éveillée, en dépit du fait qu’il avait lu dans la Résidence des livres de Lénine ou de Trotsky.

En 1923, son père décéda et Luis quitta le pays pour s’intaller à Paris où il rencontra Juan Gris et Picasso. Buñuel était influencé par le dadaïsme et, une fois installé dans la capitale française, il se rapprocha de plus en plus de l’art surréaliste, qui était à la fois nouveau et révolutionnaire. Il collabora comme critique de cinéma et d’art à quelques revues et son admiration pour le cinéma augmenta. Le « Cuirassé Potemkine » (film du cinéaste soviétique Eisenstein, NdT) le frappa et il fut fasciné par Fritz Lang, surtout après avoir assisté à la projection du film « Les Trois Lumières ». Ce film l’impressionna si fort qu’il éveilla son intérêt pour le métier de cinéaste. De fait, peu après, il commença à travailler pendant un certain temps comme assistant du cinéaste français Jean Epstein. Il semble avoir eu ces années-là l’idée de porter au cinéma la vie de Goya, mais ce projet n’aboutit pas.

Le 6 juillet 1929 eut lieu à Paris l’avant-première d’« Un chien andalou », première œuvre cinématographique de Luis Buñuel, avec la collaboration de Salvador Dalí. Il s’agit d’un film de 17 minutes qu’on peut qualifier de révolutionnaire et dont la projection eut un grand écho. Il devint rapidement l’une des principales figures de proue de l’art surréaliste dans le cinéma. Le film est bourré de métaphores, de séquences oniriques, d’expressions psychologiques du subconscient, de références à la libre association d’idées en rapport aux théories de la psychanalyse, etc. C’est un court-métrage qui ne laissa personne indifférent et qui frappe toujours de nombreux spectateurs aujourd’hui.

Peu après, en 1930, il projeta sa deuxième œuvre, « L’Age d’or », un autre film clairement surréaliste et l’un des premiers films sonorisé réalisé en France. Ce film fut durement attaqué par la droite française. La censure des autorités française se consacrait à empêcher la projection de films ou de documentaires considérés comme « bolchéviques ». Mais il existait des clubs privés très politisés où l’on projetait tout type de cinéma alternatif. Le célèbre Studio 28 avait ainsi projeté « Un chien andalou ». A cette occasion-là, l’hystérie de la droite française se manifesta avec une virulence extrême. En décembre 1930, des groupes fascistes attaquèrent et laissèrent en ruines l’historique Studio 28. La presse conservatrice accusa directement Buñuel. Plusieurs militants du Parti Communiste français durent se consacrer à fond à la protection du local. Finalement, Jean Chiappe, préfet de la police de Paris, lié à l’extrême droite, interdit la projection de « L’Âge d’or ».

A ce moment-là, Buñuel ne se trouvait pas en France, il était en Californie où il travailla brièvement à la Metro Goldwyn Mayer. Ce ne fut pas l’unique occasion où il fut employé par l’industrie du cinéma nord-américain ; il travailla ultérieurement pour le département espagnol de la Paramount. En Californie, il rencontra entre autres Charles Chaplin et Sergeï Eisenstein. Deux jours avant la proclamation de la Seconde République espagnole, il revint à Madrid.

Le contexte révolutionnaire des années 30. L’engagement politique

Les années ´30 furent une époque exceptionnelle. C’était une époque – sous la Seconde République et pendant la Guerre civile – où l’Espagne restait un Etat horriblement arriéré sous de nombreux aspects. Mais ce fut aussi, au milieu d’un contexte révolutionnaire, une époque de floraison de la culture où abondaient journaux, revues, œuvres de théâtre et de cinéma, etc.

Les Missions Pédagogiques créées par la République parcouraient les villages tandis que l’on construisait des milliers d’écoles. L’art se rapprochait des secteurs les plus opprimés de la société. Les œuvres de Lorca ou du poète Miguel Hernández suscitaient un grand intérêt parmi de larges secteurs de la classe travailleuse. Pendant la révolution espagnole surgirent des artistes influencés par la forte montée de la lutte des classes. Certains d’entre eux participèrent activement en soutenant ou en militant dans des syndicats et des partis de gauche. Pendant la guerre, certains poètes ressentirent la nécessité de rapprocher la poésie des miliciens dans les tranchées afin de les encourager dans la lutte contre le fascisme. Pour de nombreux artistes, l’art pouvait jouer un rôle révolutionnaire et c’est dans ce contexte que se détache le tableau « Guernica » de Picasso comme exemple d’un art militant, qui exprimait l’horreur des bombardements fascistes sur cette ville.

Ces années marquèrent une génération d’artistes qui, influencés par l’environnement révolutionnaire et la force et l’organisation impressionnantes du mouvement ouvrier, prirent conscience de la nécessité indispensable d’un engagement politique. C’est dans cet engagement que se situait la perspective de transformer la société sur des bases socialistes afin de libérer les êtres humains de toute forme d’oppression. Dans ce contexte émergèrent ainsi de nouveaux courants scientifiques, culturels et de pensée, parmi lesquels brillèrent la psychanalyse ou le surréalisme, sans oublier la grande influence des idées du marxisme.

Dans ce cadre, Buñuel a poursuivi sa carrière cinématographique. Il travailla cette fois-ci sur un documentaire ayant une forte charge sociale, « Las Hurdes » (« Terre sans pain »). Une œuvre impressionnante, remplie de dénonciations de l’injustice, de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Le documentaire avait clairement l’intention de sensibiliser et de faire pression pour améliorer les choses dans ce village. Las Hurdes, situé dans la province de Cáceres, avait souffert du féodalisme jusqu’en 1834. Dans les premières décennies du XXe siècle elle était l’une des zones les plus arriérée d’Espagne, où la malnutrition et le dénuement extrême étaient la règle.

Ce documentaire put être tourné grâce à l’argent que gagna son ami anarchiste Ramón Acín à un tirage de loterie en décembre 1932. Acín fut fusillé avec sa femme par les fascistes en 1936. L’argent avancé n’a pu être remboursé qu’à ses deux enfants. Pour le tournage de « Las Hurdes », Buñuel compta sur la collaboration de Pierre Unik, un poète et journaliste français surréaliste qui militait au PCF. Plus tard, celui-ci fut arrêté par les nazis et mourut en tentant de s’évader d’un camp de concentration.

Le film fut attaqué, on l’accusa de « montrer le pire ». Le documentaire fut projeté pour la première fois en 1933, mais le gouvernement républicain de Lerroux interdit sa diffusion et donna l’ordre aux ambassades de protester auprès des gouvernements qui autoriseraient sa distribution. Avec la victoire du Front Populaire aux élections de 1936, « Las Hurdes » fut à nouveau autorisé et fut même sonorisé.

En juin 1934, Buñuel épousa Jeanne Rucar. Au cours des années suivantes, il travailla pour la compagnie cinématographique Filmófono pour laquelle il dirigea « La fille de Juan Simon » (1935), « Qui m’aime ? » (1936) et « Sentinelle, alerte ! » (1937).

En juillet 1936, un secteur de l’armée, avec l’aide d’Hitler et de Mussolini, organisa un soulèvement fasciste en collaboration avec les grands propriétaires terriens, les capitalistes et l’Eglise. En analysant ces années, il est indispensable de mentionner l’engagement politique de Buñuel. Il a raconté dans ses mémoires que ce fut dans les années qui précédèrent la proclamation de la Seconde République que sa conscience politique s’éveilla, ainsi que son intérêt pour le mouvement surréaliste : « Comme tous les autres membres du groupe, je me sentais attiré par une certaine idée de la révolution. Les surréalistes, qui ne se considéraient pas comme des terroristes ou des activistes armés, luttaient contre une société qu’ils détestaient en utilisant comme arme principale le scandale. Contre les inégalités sociales, l’exploitation de l’homme par l’homme, l’influence abrutissante de la religion, le militarisme obtus et matérialiste, ils virent pendant longtemps dans le scandale le révélateur puissant, capable faire apparaître les ressorts secrets et odieux du système qu’il fallait abattre. Certains ne tardèrent pas à s’écarter de cette ligne d’action pour passer à la politique proprement dite et, principalement, à l’unique mouvement qui nous paraissait alors digne d’être appelé révolutionnaire : le mouvement communiste » [5].

Dans leur livre « Los años Rojos de Luis Buñuel » (« Les années rouges de Luis Buñuel », Editions Cátedra, Madrid, 2009), Román Gubern et Paul Hammond présentent une documentation sur base de laquelle ils montrent que Buñuel fut membre du Parti Communiste espagnol (PCE), comme lui-même l’assuma à la première personne dans une lettre envoyée à André Breton en 1932. En outre, il aida financièrement le journal du PCE « Mundo Obrero » et signa de nombreux manifestes politiques clairement antifascistes. Il semble également qu’il caressa la possibilité de travailler en URSS dans les années 30.

En septembre 1936, Buñuel quitta l’Espagne et s’adressa à l’ambassade espagnole à Paris. Il s’engagea à solliciter de l’aide en Europe pour la lutte contre les fascistes et à réunir des films de propagande républicaine, tandis qu’il alternait les tâches d’information, de propagande et de représentation au service de la République. Peu après le soulèvement fasciste, deux de ses amis avaient été exécutés par les fascistes, l’acteur Juan Piqueras et le poète Federico García Lorca. Les fascistes auraient aimé supprimer Buñuel également, et on sait que le gouverneur civil de La Corogne (Galice) émit un ordre d’arrestation contre lui, sous plusieurs accusations dont l’une d’elle était d’être l’auteur de « Las Hurdes ». Buñuel raconta dans ses mémoires que le gouverneur d’Aragon lui dit que lorsque les anarchistes prirent le village de Quinto, ils trouvèrent une fiche dans les archives de la Garde Civile où l’on indiquait que Buñuel devait être arrêté, sous l’accusation d’être l’auteur de « Las Hurdes ».

Pendant la Guerre civile, on peut affirmer que son idéologie politique était pro-soviétique et qu’il assumait à grands traits les positions officielles et staliniennes de la direction du PCE. Dans son autobiographie, on retrouve des commentaires sur cette époque où l’on perçoit une certaine confusion idéologique qui n’est en rien attractive, avec de constants commentaires méprisants à l’encontre de la CNT (Confédération Nationale du Travail, anarcho-syndicaliste, NdT) et du POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, parti communiste antistalinien, NdT). En parlant des anarchistes, il disait : « Leur exemple nous pousse à nous tourner vers les communistes », et il poursuivait : « Très peu nombreux au début, mais se renforçant de semaine en semaine, organisés et disciplinés, les communistes semblaient – et ils continuent à me sembler – irréprochables » [6]. Il ne faisait aucune mention d’événements tels que l’assassinat d’Andrès Nin (dirigeant du POUM, NdT), du procès contre le POUM ou de la répression républicaine contre la CNT et la FAI. Ces faits démontrent que Buñuel assuma la doctrine officielle stalinienne du moment et qu’il n’était nullement anarchiste, comme on l’a dit de manière erronée à plusieurs reprises.

L’art, la mémoire historique et l’exil

La victoire de l’armée franquiste, soutenue et financée par les grands propriétaires terriens, l’Eglise et les capitalistes, fut un coup terrible pour la classe ouvrière et pour la cause de l’antifascisme. Commença alors une répression sauvage contre les syndicats et les partis de gauche, les droits démocratiques, la langue, la culture et l’art. Le nouveau régime emprisonna et fusilla des dizaines de milliers de militants et de sympathisants communistes, socialistes, républicains et anarchistes. Des purges généralisées furent menées dans toute l’administration et toute personne suspectée d’avoir des idées de gauche était persécutée et châtiée, avec la suppression de tout droit dans les meilleurs des cas.

La faim, les maladies et la malnutrition se répandirent tandis qu’augmentait le nombre de prisonniers politiques qui étaient fusillés ou soumis aux travaux forcés. Franco voulait créer une « Nouvelle Espagne » en accord avec les principes de l’intégrisme catholique et les fondements phalangistes et fascistes. Dans cette situation, nombreux étaient ceux pour qui le choix se résumait à partir ou à mourir. Selon l’Association des Descendants de l’Exil, pendant la guerre et les semaines qui suivirent le 1er avril 1939, près d’un million et demi de personnes ont fui l’Espagne. Parmi elles se trouvaient des milliers d’écrivains, d’intellectuels, de scientifiques et d’artistes qui prirent les chemins de l’exil. La liste est interminable : Rafael Alberti, Jorge Guillén, León Felipe, Luis Cernuda, Juan Ramón Jiménez, Pedro Salinas, Antonio Machado, Corpus Barga, Pedro Garfias, Emilio Prados, Juan Rejano, Claudio Sánchez Albornoz, Francisco Ayala, Pau Casal, Salvador Bacarisse, Pablo Ruiz Picasso, Max Aub, Ramón J. Sender, et un long « etc. ». Quelques-uns furent assassinés pendant la Guerre civile, comme le poète Federico García Lorca. Beaucoup souffrirent dans les prisons franquistes, comme le dramaturge Antonio Buero Vallejo, le poète José Hierro ou l’écrivain Félix Urabayen. Le poète Marcos Ana passa 23 années en prison. D’autres, comme Miguel Hernández, moururent dans les geôles franquistes après la fin de la guerre.

Tandis que des milliers de personnes devaient s’exiler pour fuir la répression franquiste et que les meilleurs cerveaux du pays se trouvaient en exil, le régime franquiste accueillait par contre toutes sortes de criminels nazis exilés. Plusieurs historiens ont étudié et mené des recherches sur les nombreux nazis qui étaient recherchés par la justice européenne et trouvèrent refuge dans l’Espagne de Franco. La Grande-Bretagne demanda sans succès en 1947 l’extradition de 104 criminels nazis réfugiés sur le sol espagnol. En 1955, la Belgique vota contre l’entrée de l’Espagne à l’ONU à cause du refus de Franco de livrer à la justice belge Léon Degrelle, ex-dirigeant de la SS qui vivait paisiblement à la Costa del Sol. La protection de celui-ci était tellement prise au sérieux que la police espagnole démantela en 1961 un commando israélien qui tentait de l’enlever. Entre autres réfugiés nazis sur le sol espagnol, il faut souligner la présence de Otto Skorzeny, colonel de la SS qui avait commandé l’opération de libération de Mussolini en 1943, de Gerhard Bremen, de la garde personnelle de Hitler, ou encore d’Otto Remer, chef de la sécurité de Hitler.

Pendant le franquisme, les scientifiques et les artistes exilés n’existaient tout simplement pas pour les maisons d’édition ni pour aucun moyen de communication officiel. Les rares fois où ils étaient cités, c’était pour les abreuver de calomnies. L’après-guerre signifia une authentique chasse aux sorcières fanatique qui renouait avec les pratiques de l’Inquisition. On idéalisait le Moyen-Age comme une époque grandiose, y compris dans les techniques. En avril 1940, les services de sécurité organisèrent un autodafé de livres à l’Université centrale de Madrid où furent brûlés des livres d’auteurs tels que Marx, Lénine, Gorki, Freud, etc. Tous les organismes de l’Etat institutionnalisèrent le « Mort aux intellectuels, à bas l’intelligence » lancé par le général Millán Astray (fondateur de la Légion Etrangère espagnole, NdT). Le régime voulait imposer par la force le « national-catholicisme » et écraser tout exemple de science et d’art de caractère laïc et indépendant. La censure fut l’un des instruments répressifs les plus utilisés, dictant un nombre infini de normes, d’institutions et de lois qui éliminaient toute forme de liberté d’expression. En ce qui concerne le cinéma, les kilomètres de pellicules que coupèrent les censeurs doit être incalculable.

Le fascisme, Dali et l’exil

Luis Buñuel fut l’un parmi tant d’autres de ces exilés interdits et censurés. Les Etats-Unis furent le premier pays dans lequel il s’exila. En pleine Deuxième Guerre mondiale, il travailla au Musée d’Art Moderne (MOMA) de New York jusqu’en 1943 où il fut licencié après que Salvador Dali ait écrit « La vie secrète de Salvador Dali », où il taxait Buñuel d’ « athée rouge ». A partir de ce moment, les pressions augmentèrent pour écarter Buñuel du Musée. Il raconta que l’accusation d’être athée était à cette époque encore pire que celle d’être communiste. Dans ses mémoires, il déclara qu’ « un certain M. Prendergast, représentant des intérêts catholiques à Washington, commença à utiliser son influence dans les milieux gouvernementaux pour que je sois licencié » [7]. Il fut effectivement mis à la porte et il raconta qu’en outre « on m’a inclus dans la fameuse liste noire. Chaque fois que je passais par les Etats-Unis, je me voyais soumis aux mêmes mesures discriminatoires, on me traitait comme un gangster » [8].

Buñuel affirma qu’il n’a jamais pardonné « l’adhésion cynique au franquisme » [9] de Dali. La droitisation du peintre catalan n’était pas nouvelle. Déjà en mars 1937, Dali avait publié « Je défie Aragon », un manifeste où il s’attaquait aux surréalistes qui se déclaraient marxistes. En avril 1939, il écrivit une lettre à Buñuel pour lui « conseiller » de se « désinfecter de tous les points de vue marxistes », parce qu’il s’agissait d’une « théorie imbécile ». A ce moment là, il était déjà un fasciste répugnant qui soutenait un régime qui avait assassiné des milliers de personnes, y compris certains de ses anciens amis comme Federico García Lorca. Son soutien inébranlable à Franco se conjuguait à des insultes permanentes envers les exilés. Franco lui-même reçut Dali au Palais du Pardo en juin 1956. En avril 1964, le gouvernement franquiste lui décerna la Grande Croix d’Isabelle la Catholique. En 1969, Dali applaudit à la décision de Franco d’accorder à son successeur le titre de roi. Son soutien inconditionnel au régime continua dans les années 1970, allant même jusqu’à féliciter personnellement Franco pour les exécutions dictées par le gouvernement.

Etape mexicaine

Le Mexique fut la seconde terre d’exil de Buñuel. Il s’y installa en 1946, obtenant la nationalité mexicaine en 1949. Rappelons que le Mexique, présidé par Lázaro Cárdenas, avait autorisé Trotsky à s’exiler dans ce pays et qu’il accueillit des milliers de républicains, de communistes et d’anarchistes espagnols après la fin de la Guerre civile. L’étape mexicaine de Buñuel constitue la majeure partie de sa filmographie, s’ouvrant par « Le Grand Casino » en 1947 et en terminant, en 1965, avec « Simon du désert ». Ce furent généralement des films à petits budgets mais intéressants, originaux et de grande qualité, qui bénéficièrent de l’aide du scénariste Luis Alcoriza.

« Le Grand Casino » (1947) et « Le Grand Noceur » (1949) furent ses premières œuvres au Mexique. Après ces deux films mineurs, il tourna « Les Réprouvés / Pitié pour eux » en 1950. Le discours initial du film est la première chose qui attire l’attention ; « Les grandes cités modernes – New York, Paris, Londres – cachent derrières leurs magnifiques édifices des foyers de misère qui abritent des enfants sous-alimentés, sans hygiène, sans école, graines de futurs délinquants. La société tente de corriger ce mal, mais le succès de ses efforts est très limité. Ce n’est que dans un avenir proche qu’on pourra respecter les droits de l’enfant et de l’adolescent pour qu’ils soient utiles à la société. Mexico, la grande cité moderne, n’est pas une exception à cette règle universelle. C’est pour cela que ce film, basé sur des faits de la vie réelle, n’est pas optimiste et laisse la solution du problème aux forces progressistes de la société ».

Il s’agissait d’une œuvre qui rappelait « Las Hurdes » et qui était influencé par le néoréalisme italien, avec quelques touches surréalistes. Le film fut tourné en 21 jours et eut un grand écho. Des fleuves d’encre ont coulé depuis sa première projection. Il existe de nombreux documents, photos et anecdotes sur cette œuvre. Il y a quelques années, on a retrouvé un final alternatif que l’on ne connaissait pas. Il faut souligner le fait qu’initialement, le film suscita une vive polémique au Mexique car certains le considéraient comme infamant et insultant pour le pays. Buñuel raconta que sa propre équipe cinématographique était hostile au film. Le portrait de la marginalité, de la pauvreté, de l’exclusion sociale et de la délinquance des bas-fonds de Mexico irritèrent la presse et les secteurs mexicains les plus conservateurs. Les autorités mexicaines ne virent pas d’un bon œil le fait qu’un exilé aborde des problèmes sociaux mexicains avec une perspective critique et appelant à la réflexion. Buñuel fut qualifié « d’ingrat » et subit de dures attaques, bien qu’il pût compter aussi sur de nombreux soutiens. Parmi eux, l’écrivain Octavio Paz, ou le réalisateur soviétique Pudovkine, qui écrivit une critique positive dans la « Pravda ». La situation changea après le succès du film en Europe et au Festival de Cannes. En 2002, l’UNESCO décida de considérer le négatif original comme « Mémoire du Monde ».

Au cours des années suivantes, sa production cinématographique s’accéléra : « Susana la perverse » ; « Une femme sans amour » ; « Don Quintin l’amer » ; « Tourments », « Les Hauts de Hurlevent » ; « L’Enjôleuse » ; « On a volé un tram » ; « La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz » ; « Le Fleuve de la mort » ; « Les Aventures de Robinson Crusoé » ; « Nazarín » ; etc.

Le film « Virdiana » (1961), une production mexicano-espagnole, mérite une mention spéciale, avec les excellentes interprétations de Silvia Pinal, Fernando Rey et Paco Rabal. Cette œuvre est considérée depuis 1984 par la Direction Générale de Cinématographie espagnole comme un « film d’une qualité spéciale ». Mais à l’époque, il était inacceptable pour le franquisme. La crise de foi d’une nonne, qui finit par abandonner l’habit monastique, était un sujet insultant pour la censure franquiste. Il faut également souligner l’attention que porta à nouveau Buñuel dans ce film aux couches sociales les plus pauvres, comme dans « Las Hurdes » et « Les Réprouvés », mais avec une approche distincte. La scène où est parodié le tableau « La Dernière Cène » de Léonard De Vinci est mémorable. « Virdinia » obtint finalement la Palme d’Or au Festival de Cannes. Mais la réaction conservatrice ne tarda pas à se manifester : le Vatican condamna le film au travers du journal « L’Osservatore Romano ». D’autre part, « Virdinia » fut immédiatement censuré et interdit en Espagne. José Muñoz Fontán fut destitué comme directeur général de cinématographie après avoir reçu le prix au Festival de Cannes.

En 1963, de nouvelles normes furent édictées, durcissant encore plus la censure dans le cinéma espagnol : étaient interdites toute justification du divorce, de l’avortement, des contraceptifs et de tout ce qui attenterait à l’Eglise catholique. Il convient de ne pas oublier que « Virdinia » suscita des polémiques d’un autre type. La décision prise par Buñuel d’accepter de tourner dans l’Espagne de Franco ne fut pas très bien accueillie dans les milieux de l’exil anti-franquiste. Après avoir reçu l’invitation de tourner en Espagne, Buñuel raconta dans ses mémoires que « Cela me posait un problème. Je n’ai accepté qu’à la condition de travailler avec la société de production de Bardem, connu pour son esprit d’opposition au régime franquiste. Malgré cela, dès que ma décision fut connue, s’élevèrent de vives protestations parmi les émigrés républicains au Mexique. Une fois de plus, on m’attaquait et on m’insultait, mais cette fois-ci les attaques provenaient de mon propre camp » [10]. Il affirma en outre que « Virdinia provoqua en Espagne un scandale assez considérable, comparable à ‘L’Âge d’Or’, ce qui m’a finalement absous aux yeux des républicains installés au Mexique » [11].

Parmi les dernières productions de l’étape mexicaine figure l’inoubliable « L’Ange exterminateur » (1962), un film original dont on a donné un nombre incalculable d’interprétations du fait de son scénario alambiqué. Un groupe de bourgeois mexicains raffinés est attablé dans une grande maison luxueuse. Après le repas, et après le départ des serviteurs, personne ne peut sortir de la maison en dépit du fait qu’il n’existe aucun obstacle physique apparent. Entre le début et la fin du film, il y a un changement radical parmi tous ces bourgeois qui finissent par devenir sales et désespérés. On a réalisé par la suite des versions théâtrales de ce film et Woody Allen y a fait référence dans certains de ses films, comme « Midnight in Paris ».

Etape française

Avant de mettre fin à son étape mexicaine et de commencer définitivement l’étape française, Buñuel tourna en Corse « Cela s’appelle l’aurore » en 1955 avec des acteurs français, de même que « La Mort en ce jardin » en 1956. Et en 1959, il faut mettre en évidence le film « La Fièvre monte à El Pao », dans lequel il montra que le système ne pouvait changer avec des réformes de l’intérieur.

Dans les années 1960 commença donc son étape française, au cours de laquelle il initia un cycle de films terriblement provocateurs, imaginatifs et originaux, où l’ordre social bourgeois, militaire et religieux était continuellement ridiculisé et attaqué à grands coups de spontanéité et d’improvisations. Ses nouvelles œuvres continuaient à scandaliser les évêques, les archevêques, les cardinaux et le Vatican lui-même. Mais elles prenaient aussi le contrepied des règles et des normes du cinéma conventionnel de l’époque. Ces films ne laissaient personne indifférent et étaient caractérisés par une structure narrative révolutionnaire. Dans cette étape, Jean-Claude Carrière fut son collaborateur dans certains films en tant que scénariste et tout deux parvinrent à unir brillamment surréalisme et humour.

« Le Journal d’une femme de chambre » (1964) est un film différent de ses œuvres ultérieures. Il s’agissait d’une adaptation d’une nouvelle d’Octave Mirabeau que Jean Renoir avait déjà porté au cinéma en 1945. Jeanne Moreau y interprétait le rôle d’une demoiselle qui entrait au service d’une famille riche. Malgré le fait qu’elle se caractérise au début par son autonomie et sa résistance face au pouvoir, on voit peu à peu comment certains événements et différentes représentations du pouvoir diluent et affaiblissent son caractère rebelle. La mort d’une enfant, que l’on suppose provoquée par des gardes forestiers fascistes, frappe de plein fouet la protagoniste qui change complètement de nature entre le début et la fin du film. L’arrière-fond de la montée de l’extrême-droite en France dans les années ´30 est représenté par des personnages qui exaltent le fascisme et par des manifestations d’ultra-droite autorisées par Jean Chiappe, le préfet de police de Paris qui avait interdit la projection de « L’Age d’Or » à l’époque. L’action se situe à la fin des années ’20 et semble annoncer le prélude de la sanglante tentative de putsch fasciste qui eut lieu en 1934 en France.

En 1967 sortit « Belle de Jour », avec comme actrice principale Catherine Deneuve, film qui obtint le Lion d’Or au Festival de Venise (en 1995, un remake du film sortit aux Etats-Unis et connut un succès dans les salles). En 1969, ce fut l’avant-première de « La Voie Lactée » dont l’histoire narrait le parcours de deux pèlerins qui partent de France pour Saint-Jacques de Compostelle dans un voyage échevelé rempli de situations des plus curieuses. Au cours de cette marche, le cinéaste retraçait l’histoire des hérésies chrétiennes.

Buñuel admirait plusieurs écrivains et il s’est caractérisé par sa perspicacité dans l’adaptation de romans au cinéma. Il appréciait Bécquer, Quévedo, Dostoïevski, le Marquis de Sade, etc. Il a connu personnellement des écrivains tels qu’Octavio Paz, Unamuno, Valle Inclán, Dámaso Alonso, Alberti, et en général toute la « Génération de 1927 » des écrivains et des poètes espagnols. Il raconta dans ses mémoires comment Lorca lui fit découvrir la poésie. Il y raconta également qu’il rencontra occasionnellement Benito Pérez Galdós, auteur de romans qu’il adapta au cinéma, comme « Nazarín » en 1958, et « Tristana » en 1970. Ce dernier film fut nominé aux Oscars comme meilleur film étranger.

Son film suivant fut « Le Charme discret de la bourgeoisie » (1972), avec comme acteur principal Fernando Rey. Un film surréaliste au scénario terriblement original. On y relève l’absence de toute structure narrative traditionnelle et l’abondance de métaphores dans une satire constante qui ridiculise les militaires, la bourgeoisie et le clergé. Un évêque est en réalité un jardinier, une enfant disparue est pourtant présente, des représentants du pouvoir trafiquent de la cocaïne, etc. Les privilégiés sont décrits d’une certaine manière comme des parasites égoïstes. « Le Charme discret de la bourgeoisie » remporta l’Oscar du meilleur film étranger en 1972 et fut en outre nominé comme meilleur scénario original.

En 1972, alors qu’il était toujours inconnu en Espagne, Buñuel était déjà un réalisateur de cinéma consacré jouissant d’un grand prestige international. Il était considéré comme l’un des plus grands cinéastes et était respecté par ses pairs de l’époque. On sait qu’en novembre de cette année là, George Cuckor organisa un dîner pour lui souhaiter la bienvenue à Hollywood où assistèrent Billy Wilder, Alfred Hitchcock, John Ford, William Wyler, George Stevens, Rouben Mamoulian, Robert Wise et Robert Mulligan. Le lendemain de cette célébration, il eut une entrevue avec Fritz Lang.

En 1974 sortit « Le Fantôme de la liberté », un autre film clairement surréaliste dans lequel abondent les situations véritablement comiques, dans une moquerie constante du pouvoir. La succession continue de personnages et de situations délurées nous montre une fois de plus les grandes capacités imaginatives et créatives de Buñuel.

Sa filmographie touche à sa fin

C’est en 1977 que s’acheva sa filmographie avec « Cet obscur objet du désir », qui fut nominé pour l’Oscar du meilleur film de langue étrangère et comme meilleure adaptation. Les acteurs principaux étaient Fernando Rey, Ángela Molina et Carole Bouquet, ces deux dernières interprétant le même rôle, une femme appelée Conchita. Il s’agissait d’une histoire originale, narrée avec habileté et avec une grande charge psychologique sur l’impossibilité du désir. Ce film fut acclamé mais aussi critiqué et qualifié de misogyne et de machiste. Une question dont la réponse n’est pas facile. En analysant la filmographie de Buñuel, on constate un faible respect pour les normes conventionnelles quant à la narration et à son développement, ce qui, ajouté à ses touches complexes et surréalistes, se traduit par le fait que ses films peuvent être à l’occasion difficilement interprétables et même parfois inquiétants.

D’un point de vue formel, certains ont rejeté ce film parce que Conchita, le rôle féminin principal, était battue par un homme. Mais en réalité on peut admettre de multiples interprétations et en l’analysant de manière détaillée, on voit que le rôle masculin principal est un homme bourgeois, machiste, très égoïste et habitué au succès. Conchita est capable de le vaincre, de l’humilier et de le tromper en mettant à nu toutes ses perversions. Il est évident qu’aucune personne ne pourrait s’identifier avec un tel personnage pour lequel on ne peut ressentir que de la répugnance pour ses obsessions maladives et machistes. Plus écœurant encore apparaît son majordome qui exprime des propos en faveur de la maltraitance physique des femmes. Mais je crois que la question centrale réside dans le fait qu’un parasite bourgeois se heurte à deux personnages féminins (Conchita) qui résistent l’une après l’autre à son pouvoir. Conchita repousse les recommandations machistes de sa propre mère et elle s’oppose d’une certaine manière à la perte de son autonomie et indépendance personnelles. Elle refuse d’assumer le rôle de la femme chrétienne qui doit accepter de se soumettre aveuglément et sans discussion à son mari. Tout cela se passe tandis que des groupes terroristes dont les motivations sont difficilement compréhensibles commettent toutes sortes d’attentats.

En repassant toute sa filmographie, on constate des situations similaires dans d’autres films. Dans « Tourments », il abordait négativement les jalousies paranoïaques et clairement machistes d’un homme. Dans « Le Journal d’une femme de chambre », nous voyons comment une jeune rebelle est peu à peu captée par le pouvoir. Dans « Une femme sans amour », la sympathie et l’identification avec le rôle féminin principal, qui dresse à la fin du film un réquisitoire contre la société machiste et patriarcale, sont claires.

Les dernières années de sa vie et sa mort. 30 ans d’hommages

Dans les années 70, Luis Buñuel était toujours un inconnu pour de larges couches de la population espagnole. Les exilés et les représentants de l’art ou de la culture alternative étaient toujours répudiés par le franquisme. En 1971, un groupe d’ultra-droite appelé « Commando de Lutte Anti-Marxiste » pénétra violemment dans la Galerie Théo à Madrid et détruisit de nombreuses œuvres de Picasso, en toute impunité. En 1973, des groupes d’ultra-droite assaillirent les cinémas qui projetaient le film « La Cousine Angelina » de Carlos Saura.

Mais en décembre 1976, Luis Buñuel reçut son premier hommage en Espagne lors de la Semaine du Film Ibéro-Américain qui se tenait à Huelva. Cela ne signifiait pourtant pas que ses films n’étaient plus censurés. Cette même année, la Direction Générale de la Sécurité interdit à l’Association de quartier de Moratalaz de projeter le film « Les Réprouvés ». En outre, « Virdinia » resta interdit jusqu’au 9 avril 1977. Le Ministère de l’Information ne cessa de dresser des obstacles à la distribution et à la projection des films de Buñuel, même après la mort de Franco.

En 1977, il reçut la Coquille d’Or honorifique du Festival de San Sebastián. Sa dernière présence à Madrid eut lieu en 1980 dans un hommage aux cinéastes de l’exil. En octobre 1981, il reçut un hommage de la télévision publique italienne qui diffusa un cycle de ses films et un long entretien avec lui. D’autre part, en 1982, il publia son livre autobiographique, intitulé « Le Dernier soupir » (El último suspiro).

Il mourut finalement à Mexico le 29 juillet 1983. Le gouvernement mexicain proposa d’organiser une veillée officielle dans le Palais des Beaux-Arts, proposition qui fut repoussée en faveur de funérailles discrètes. La nouvelle de sa mort eut une grande répercussion dans le monde du cinéma et plusieurs hommages et rétrospectives de son œuvres furent réalisées. (…)

Conclusions sur la figure de Luis Buñuel et sur son héritage

Il est vrai que depuis plusieurs années on a beaucoup écrit sur Buñuel et que divers hommages lui ont été rendus. Mais, sans mépriser pour autant certaines initiatives culturelles réalisées jusqu’ici, il convient de souligner quelques éléments importants.

En premier lieu, bon nombre d’analyses et d’hommages réalisés se caractérisent par leur superficialité et sont complètement dépolitisées. Il existe en vérité plusieurs façons de « rendre hommage ». On a écrit des livres et des articles qui approfondissent fort peu des aspects d’intérêt premier mais qui se centrent sur des aspects personnels secondaires, de caractère ou de personnalité, sur de vagues anecdotes de sa jeunesse, sur ses passions gastronomiques, ses boissons préférées, etc. Par contre, les analyses sérieuses et rigoureuses ont été rares, tandis que la diffusion de ses films à la télévision espagnole a été pratiquement quasi nulle.

Il est en effet extrêmement rare qu’un film de Buñuel soit programmé à la télévision, ce qui n’est pas le cas des films tournés pendant les dernières décennies du franquisme et qui sont très régulièrement programmés. Les télévisions, TVE (la télévision publique espagnole, NDT) en tête, ne cessent de rediffuser continuellement les films qui étaient aux goûts des censeurs franquistes. Dans ces films des années 60 et du début des années 70, on ne perçoit aucun problème ni arriération socio-économiques. On présente fallacieusement une société soumise au régime qui a assassiné le plus d’Espagnols dans l’histoire. La dictature est rendue invisible en transmettant l’idée qu’il n’y avait alors ni prisons, ni tortures ou censure et que tout le monde vivait heureux en famille. Cette image fausse a également été relayée par toutes les sphères du pouvoir. (…)

Avec cette propagande calculée et cette semi-censure, on parvient à faire ignorer l’existence même de l’exil républicain. On se contente de transmettre l’idée qu’il y avait des « gens qui vivaient en dehors de l’Espagne », sans plus. On a sciemment œuvré pour faire en sorte que l’exil et la répression franquiste tombent dans l’oubli ou la méconnaissance.

D’autre part, dans de nombreuses publications sur Buñuel, son engagement politique et son idéologie sont complètement omises ou minimisées. Son médecin et ami personnel José Luis Barros affirma pourtant que Buñuel « était un homme politique » et qu’il « disait que le moins mauvais des systèmes de pensée était le marxisme » [12]. La figure et la trajectoire de Buñuel ne peuvent pourtant être comprises sans analyser le contexte de ses idées politiques et de la dictature franquiste. Toute analyse doit tenir compte du fait qu’il fut un artiste censuré et interdit pendant de nombreuses années. Ses premiers films furent mis à l’index et leur diffusion fut rendue difficile ou impossible pendant plusieurs générations. En outre, la censure ou divers événements politiques l’éloignèrent du cinéma, l’empêchant pendant de nombreuses années de sa vie d’avoir suffisamment de liberté créative pour pouvoir concrétiser ses idées et ses projets cinématographiques. (…)

Buñuel n’a pas seulement exprimé au cinéma le monde des rêves, l’univers psychologique des passions profondes, les désirs inconscients, la répression sexuelle, l’impossibilité du désir, etc. Il a également approfondi un cinéma rebelle, situé en marge des conventions officielles et qui faisait la satire de l’hypocrisie bourgeoise et de la morale catholique. Certains de ses films peuvent être qualifiés de révolutionnaires. C’était un cinéma qui s’attaquait à toutes les hautes sphères sociales : bourgeoisie, clergé et pouvoir militaire.

Pour terminer, on peut dire que tous ses films sont recommandables. Ses touches personnelles sont parvenues à créer un humour inédit, ironique et original difficilement reproductible. Malgré le fait qu’il a exercé une grande influence dans le cinéma, personne ne s’est aventuré à réaliser des films comme lui seul savait les faire. Il raconta dans ses mémoires qu’il fut pressenti pour réaliser des films tels que « The loved ones » ou « Le Seigneur des Mouches ». Woody Allen lui proposa même de figurer dans son film « Annie Hall » en interprétant son propre rôle. Il collabora d’autre part au scénario du film « Johnny s’en va-t-en guerre » de Dalton Trumbo, mais refusa d’apparaître dans le générique. Ceux qui, comme moi, aiment le cinéma, restent mélancoliques après avoir tous ses films car nous aurions souhaité qu’il ait finalisé plusieurs de ses projets cinématographiques.

Nous ne devons pas laisser tomber dans l’oubli le meilleur de notre passé. Nous devons maintenir vivante la mémoire historique des opprimés et de l’exil et continuer à tenter de rompre avec tous les héritages culturels, sociaux et politiques du franquisme, dans une claire perspective de transformation sociale.



Source : http://www.vientosur.info/spip.php?article8176


Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera

Notes

[1] Buñuel, L. y Carrière, J-C. (1982) « Mi último suspiro ». Barcelona (Random House Mondadori, Edición Debolsillo), page 14.

[2] Ibid, page 18.

[3] Ibid, page 34.

[4] Ibid, page 18.

[5] Ibid, page 122.

[6] Ibid, page 181.

[7] Ibid, page 213.

[8] Ibid, page 227.

[9] Ibid, page 218.

[10] Ibid, page 275.

[11] Ibid, page 279.

[12] « José Luis Barros –Amigo, médico y actor de Luis Buñuel ». El País, 3/2/2000.

Raúl Navas

Auteur pour Vientosur

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