Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

« Toé, tais-toé ! » (Maurice Duplessis) - Répression de la liberté d'expression au Collège de Maisonneuve

La fonctionnaire qui a révélé l’existence des quotas à l’assurance-emploi vient d’être congédiée pour avoir « dit la vérité » [1] Plus tôt cette semaine, la presse canadienne révélait que 90 pour cent des scientifiques à l’emploi du gouvernement fédéral « ne se sentent pas libres de parler de leurs travaux aux médias » et que 86 % « croient que si leur ministère prenait une décision susceptible de nuire à la santé ou à l’environnement, et qu’ils décidaient de la dénoncer ou d’en parler ouvertement, ils feraient face à des représailles ou à de la censure ». [2] Les exemples de liberté d’expression mise à mal semblent se multiplier.

En tant que professeurs récemment retraités, nous aimerions témoigner du fait que cette tendance semble vouloir s’étendre jusque dans les institutions sensées être responsables d’éduquer à la liberté de même qu’au débat critique et éclairé, soit les institutions d’enseignement supérieur. Le ministre Duchesne affirmait, en entrevue au quotidien Le Soleil, que l’ajout d’un cours d’histoire pourrait permettre de contrer le cynisme ambiant : « ce qu’il faut, c’est une jeunesse qui est engagée et qui veut débattre ». [3] Malheureusement, au Collège de Maisonneuve, cet objectif sera plus difficile à atteindre qu’il ne l’était auparavant car la direction a adopté une « directive sur les ressources informationnelles » qui interdit aux étudiants et aux professeurs d’utiliser leur courriel « comme plate-forme d’échange d’opinions », sous peine de sanction.

Ainsi, dans ce Collège de Maisonneuve où nous avons enseigné plus de 35 ans, la prise de parole est devenue une activité risquée. Informé de l’application de cette directive, Pierre Trudel, professeur à la faculté de droit de l’Université de Montréal et directeur du Centre d’études sur les médias, affirme que cette directive a un effet inhibiteur (Chilling Effect) : « elle rend risquées des activités expressives même parfaitement licites mais à l’égard desquelles l’ampleur de l’interdit laisse planer une épée de Damoclès ». Est-ce bien le collège où nous avons enseigné plus de trente ans qui entend ainsi encadrer de manière « soviétique » la parole de ses étudiants et de ses employés ? S’il est un lieu où la liberté d’expression se doit d’être maximale, c’est bien dans les établissements d’enseignement supérieur ! Les collèges et les universités se doivent de demeurer des pépinières d’idées nouvelles, des lieux privilégiés pour l’innovation. Pour transformer le monde, il nous faut savoir ce qu’il est et se donner l’espace de liberté pour l’inventer comme il n’est pas encore. Tout cela doit se faire, immanquablement, sur fond d’échanges et d’idées contradictoires, de débats. Il ne faut pas simplement permettre les débats, il faut les encourager. Désormais, à Maisonneuve, un débat c’est une sorte de conflit, et un conflit c’est un risque de perturbation de la chaîne de montage... Il faut donc interdire les débats !

La pratique du débat inclut également l’analyse et la critique de nos institutions. Ceci est une condition essentielle de nos démocraties. Cette critique est pourtant devenue « illicite » au Collège de Maisonneuve, depuis que, le 12 mars dernier, la direction du Collège de Maisonneuve a adopté, sans consultation, cette « directive sur les ressources informationnelles ». La directive prévoit, entre autres trouvailles, que les étudiants et les professeurs n’ont pas le droit de rendre public un désaccord les opposant au Collège. Voici, encore une fois, ce qu’en pense Me Trudel :

« Les autorités ne peuvent sanctionner les professeurs et étudiants simplement sur la base de leurs opinions. C’est pourquoi les interdictions d’utiliser les réseaux dans un objectif de « rendre public un contentieux entre l’utilisateur et un collègue de travail ou d’études, un département, un service ou encore le Collège » vont nettement au-delà de ce qui peut être justifié en contexte démocratique. (...) Même chose pour les interdictions d’échanger des opinions « à moins d’indications contraires »... de la direction ! L’interdit est ici archi-large, englobant un vaste ensemble de propos qui en soi n’ont rien d’illicite. En somme, les interdictions de cet article 6.6 sont démesurées et trop larges pour satisfaire à l’exigence de raisonnabilité et de justifiabilité qui s’impose à l’égard des règles qui viennent restreindre la liberté d’expression garantie par les chartes des droits. »

Cette directive aberrante ouvre la porte à des décisions injustes et arbitraires contre lesquelles il est de plus en plus difficile de se défendre. Deux collègues l’ont appris à leurs dépens et leur histoire est malheureusement le symptôme d’un problème plus profond. Voici un résumé des faits. Enseignant la même discipline dans des cégeps différents, deux professeures ont décidé de faire un échange inter collège, conformément à ce que leur permet la convention collective. À l’hiver 2012, l’échange est accepté et fait le bonheur des intéressées entre autres parce qu’il facilite leur conciliation travail-famille. Après un an, si toutes les personnes impliquées sont d’accord, l’entente est prolongée et l’échange devient permanent. Or, les professeurs des deux départements concernés ont donné un appui unanime à la reconduction de l’échange, mais le directeur des ressources humaines de Maisonneuve a mis son veto : « refusé ». Pourquoi ? Il ne daigne fournir aucune justification. Les collègues se sont mobilisés et ont demandé à la direction de justifier sa décision, en soulignant le professionnalisme de ces deux professeures, mais la direction n’a pas donné suite à leur demande. Pourtant, la politique de gestion des ressources humaines du collège précise que l’une des valeurs importantes de sa gestion est la transparence, c’est-à-dire « la présentation d’explications sur les décisions et les gestes posés, sans crainte de perte de pouvoir ou de représailles » ! Une décision contestable a été prise et la nouvelle directive fait en sorte que nos anciens collègues n’ont même plus la liberté de la dénoncer. Pire encore : ils en sont venus à craindre de se voir imposer des sanctions s’ils manifestent publiquement leur opposition aux décisions de la direction du collège.

Événement exceptionnel ? Non. C’est plutôt un exemple d’une tendance lourde à Maisonneuve. De telles directives sont également à l’étude ou en voie d’être adoptées dans d’autres collèges et universités. Face au flou juridique qui entoure la notion de devoir de loyauté envers son employeur, l’administration de Maisonneuve a choisi d’imposer sa définition : être loyal, c’est se taire !

Nous, professeurs retraités, prenons ici la relève de nos collègues pour dénoncer cet état de fait, et ce précisément par devoir de loyauté envers l’institution où nous avons œuvré pendant toute notre vie active. En tant que professeurs retraités depuis quelques années seulement, nous sommes révoltés et inquiets d’une telle détérioration des conditions nécessaires au bon fonctionnement de cette institution d’enseignement supérieur qu’est le Collège de Maisonneuve et nous craignons que cela se répercute sur les autres collèges et universités. Ajoutons à cela le fait que le Conseil du Trésor pourrait ne plus reconnaître les diplômes de maîtrise et de doctorat des professeurs de cégeps (Le Devoir du 7 septembre 2013). Est-ce bien ce que nous voulons pour nos intellectuels au Québec : dévaloriser leur rôle et les faire taire ?

Tout compte fait, le règlement concernant l’utilisation des ressources informationnelles du Collège de Maisonneuve, dans la formulation de ses articles et le flou entourant certains termes, institue un climat de peur interdisant les échanges, les discussions libres et, finalement, l’expression publique d’opinions, d’avis ou de critiques. Il ouvre également toute grande la porte aux décisions arbitraires et nos collègues, tout comme leurs étudiants, devront en subir les effets en silence... L’esprit de cette règlementation est en contradiction avec la mission éducative du Collège et les visées ministérielles qui prônent la formation de citoyens à l’esprit ouvert, capables de prendre la parole, d’esprits analytiques, habiles à comprendre les choses complexes, de citoyens libres, curieux, informés qui ont le goût et les compétences de participer aux débats publics.

 Gaston Gour, retraité (philosophie)
 Nicole René, retraitée (techniques de documentation)
 Monique Guy, retraitée (philosophie)
 Marc-Fernand Archambault, retraité (philosophie)
 François Michel Denis, retraité (philosophie)
 Lorraine Bouchard, retraitée (techniques de documentation)
 Sylvie Beaudry, retraitée (français)
 Isabelle Guindon, retraitée (mathématiques)
 Guy Vendette, retraité (philosophie)
 Andrée Guindon, retraitée (mathématiques)

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