Édition du 16 avril 2024

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Ce peuple qui ne fut jamais souverain : les bases de l'impuissance politique du Québec sont essentiellement stratégiques

Roger Payette et Jean-François Payette publiaient en août dernier chez Fides un livre intitulé : ce peuple qui ne fut jamais souverain, la tentation du suicide politique des Québécois. Ce livre se veut une exploration en profondeur des fondements de l’impuissance politique du peuple québécois et la recherche désespérée d’une voie de sortie. Mais tant l’analyse proposée que les perspectives esquissées ne nous permettent pas de réellement comprendre cette impuissance politique et de trouver les voies de son dépassement.

Nation canadienne-française et nation québécoise… une même réalité pour une même impuissance ?

La nation canadienne-française a connu un tournant majeur. Ce fut la défaite de la révolte des Patriotes en 1838. Cette révolte a été le moment culminant d’un vaste mouvement démocratique où la perspective de l’indépendance comme concrétisation de ces luttes trouvait à s’exprimer. La défaite sous la répression, puis la capitulation de la majorité des élites aux autorités canadiennes-anglaises, leur intégration dans les institutions de l’Union puis de la fédération, l’entrée dans une époque de survivance ont bel et bien installé une impuissance politique pour plus d’un siècle.

« Il y eut donc la jonction entre l’élite clérico-conservatrice et la bourgeoisie d’affaires anglaise. » La nation canadienne-française, dirigée par des élites intégrées dans l’État canadien oppresseur mena la lutte pour sa survivance par un retour à la terre pour se protéger contre le développement de l’économie réelle, fit de l’agriculturisme, de l’antiétatisme et de sa mission évangélisatrice les axes de son identité. Et cette collaboration avec la bourgeoisie canadienne fonda une impuissance qui déboucha sur l’effondrement de la nation canadienne-française suite à une accumulation de défaites : une fédération fondée au-dessus de la volonté populaire, l’assimilation rapide des Canadiens français de l’Ouest qui voient fermer les écoles françaises, la conscription forcée en 1917, nouvelle conscription forcée durant la Deuxième Guerre mondiale... Cette nation canadienne-française dont la majorité était paysanne, dont le foyer principal était le Québec, mais dont le territoire était le Canada va disparaître et laisser des minorités francophones dans différentes provinces du Canada comme des lambeaux de la nation d’hier.

Au Québec, l’industrialisation et l’urbanisation rapide qui vont s’accélérer avec la Deuxième Guerre mondiale, vont créer une nouvelle nation, une nation dont la majorité est formée de travailleurs et de travailleuses. La petite bourgeoisie traditionnelle devient une fraction minoritaire alors que de nouvelles couches techniciennes occupent une place de plus en plus importante parmi les couches moyennes. De nouveaux secteurs d’une bourgeoisie québécoise liée au développement d’entreprises de l’État québécois vont prendre une place plus importante dans la nation. Le territoire de cette nouvelle nation sera désormais non l’État canadien, mais le territoire du Québec.

La nation québécoise, une nouvelle réalité, un nouvel espoir déçu

Mais nos auteurs refusent de regarder cette réalité en face. Centrés sur la recherche des fondements sociopsychologiques de l’impuissance politique du Québec, de sa dénégation du politique, ils voient une continuité, là où il y a rupture. C’est ainsi qu’ils sont conduits au diagnostic suivant : « L’incapacité du peuple québécois à créer son pays est subjective... L’état de fait de leur condition de dominés correspond à une soumission politique, qui, elle, est un état d’esprit. Cette soumission politique est culturelle et morale... » Ils refusent de voir le potentiel que portait l’apparition de la nation québécoise. Ils écrivent : « En fait, la Révolution tranquille n’a été que la rénovation du vieux provincialisme québécois. Ce qui permet d’expliquer sa tranquillité, puisqu’elle n’a pas du tout révolutionné le fond de la question nationale, à savoir la servitude politique du peuple québécois. »

Oui, mais nos auteurs ne perçoivent pas le caractère d’occasion manquée que constituait l’apparition de la nation québécoise avec sa structure de classe spécifique, ses aspirations nouvelles, sa modernité, sa sécularisation et la nouvelle place faite aux femmes dans cette nation. En centrant leur analyse uniquement sur la Révolution tranquille, ils négligent de souligner la renaissance du mouvement indépendantiste qui prend son envol et se développe durant toutes les années 60. Ce dernier, qui a une dimension radicale, qui ne refuse pas d’évoquer les luttes de libération nationale et des théoriciens comme Frantz Fanon n’est même pas examiné.

La nation québécoise ouvre sur une nouvelle donne malgré de vieux héritages. Ces vieux héritages de la colonisation anglaise, de la défaite de 1837 et de la collaboration des élites, c’est la faiblesse de ces élites et la scission de la nation québécoise au niveau de ces élites. En effet, la nation québécoise, et c’est ce qu’elle hérite des flancs de la nation canadienne-française, est une nation scindée au niveau de la perspective de son destin national. Ses élites s’opposent sur ce destin. À cause de cette scission des élites québécoises provoquée par le ralliement historique d’une partie de ces dernières au projet de construction de l’État canadien, cette nouvelle nation québécoise est composée d’un bloc social multiclassiste fédéraliste et d’un bloc social alliant souverainistes et autonomistes divers.

S’il y a une rupture majeure, ouverture et sortie possible de l’impuissance, le secteur nationaliste des nouvelles élites bourgeoises et petites-bourgeoises, va rapidement asseoir leur direction sur le mouvement indépendantiste, le dévoyer et l’engoncer dans le provincialisme... alors que le mouvement syndical en construction rapide ne parviendra pas à s’organiser sur une base politique autonome et sera incapable de reprendre sur de nouvelles bases le combat indépendantiste.

Tassant les partis indépendantistes issus des couches petites-bourgeoises radicalisées, les secteurs nationalistes de la bourgeoisie et de la nouvelle petite bourgeoisie remplaceront l’indépendance par la souveraineté-association comme perspective stratégique du mouvement nationalitaire québécois. C’est ainsi que ces nouvelles élites recyclèrent sur de nouvelles bases le provincialisme québécois défini désormais comme l’espoir de former un bon gouvernement. La stratégie référendaire divisant l’accession au pouvoir provincial de la démarche souverainiste offrit une légitimité à ce qui devait s’avérer une déradicalisation de la perspective indépendantiste où le maintien de l’association avec la bourgeoisie canadienne et ses institutions était maintenant réclamé par la direction du mouvement souverainiste lui-même.

Durant toute la période où la gestion keynésienne dominait les politiques économiques de la bourgeoisie et où la construction de l’État social était à l’ordre du jour, le renforcement de l’État québécois pouvait apparaître comme la concrétisation de l’affirmation nationale et laisser espérer le transfert des pouvoirs comme l’aboutissement possible d’une politique souverainiste.

Mais avec le recul de la concentration des richesses vers la fin des années 70 et la chute des taux de profits, l’heure de la fin du keynésianisme avait sonné. Les années 80 furent marquées par la contre-offensive néolibérale : contrôle des salaires, blocage des ouvertures à la syndicalisation, chute des taux de progression des investissements publics et privatisation rampante des services publics, ouverture au libre-échange...

Après avoir embarqué dans l’aventure des négociations constitutionnelles et de la réforme du fédéralisme canadien, après avoir attaqué ses bases sociales par des politiques de coupures des salaires dans les services publics, après avoir joué le jeu qui aurait permis la réintégration du Québec dans le cadre de la fédération canadienne, après l’échec de 1982, le gouvernement péquiste était chassé du pouvoir en 1985 par le bloc social fédéraliste qui voulut se donner comme tâche d’en finir avec le modèle québécois. En 1994, le retour au pouvoir de l’aile nationaliste donna l’occasion d’expérimenter, une nouvelle fois, la stratégie référendaire basée sur des stratégies de communication alors que la majorité populaire ne se voyait pas confier un rôle important dans le processus référendaire lui-même. Après la défaite au référendum de 1995, de nombreux leaders nationalistes se sont éloignés définitivement de tout projet nationaliste, jusqu’à rompre pour beaucoup avec le soutien au PQ et à la souveraineté-association. Des secteurs nationalistes de la petite bourgeoisie sont revenus à une version québécoise de l’autonomisme national sous l’étiquette trompeuse de gouvernance souverainiste.

Le Parti québécois comme appareil oligarchique nationaliste s’est survécu, par un effet d’autonomie et d’inertie du champ politique, essayant de se proclamer encore porteur du projet de souveraineté-association tout en cherchant à consacrer toutes leurs énergies à la gouvernance provinciale et a secondarisé le maintien des indépendantistes à l’intérieur du parti. Pauline Marois devait franchir le Rubicon en rejetant l’éventuelle tenue d’un référendum sur la souveraineté aux calandres grecques.

L’impuissance politique des QuébécoiEs n’est pas culturelle et morale, elle est politique et stratégique. En fait, les fondements de l’impuissance politique se trouvent dans la division de ces élites entre fédéralistes et nationalistes d’une part et dans le caractère timoré de la direction du bloc nationaliste incapable d’envisager une véritable confrontation avec la bourgeoisie canadienne d’autre part. Et cette impuissance de la direction nationaliste repose, elle, sur le refus politique de s’appuyer sur la majorité populaire en défendant clairement et ouvertement les revendications de la majorité laborieuse et sur la peur panique de la mobilisation de cette majorité populaire sur une base autonome. Alors, on ne peut se surprendre que la politique économique des deux composantes des élites québécoises a toujours tendu à se rapprocher des politiques économiques de la bourgeoisie canadienne et aient été incapables d’envisager une rupture véritable avec cette dernière.

Une rupture fondatrice passera par une rupture de classe

Si les auteurs comprennent l’importance des mobilisations de masse de la jeunesse étudiante du printemps 2012, s’ils saluent le fait que leur lutte ait posé la nécessité d’en finir avec le néolibéralisme, s’ils soulignent que le printemps érable ait manifesté la nécessité de construire une nouvelle société visant à satisfaire le bien commun, aucune critique sérieuse n’est faite du refus du PQ à défendre le gel des frais de scolarité ; aucune critique n’est faite du refus du PQ à défendre la gratuité scolaire, mais surtout aucune critique n’est faite de la politique péquiste depuis la prise du pouvoir par ce parti en septembre 2012. Aucune critique n’est faite de sa collaboration avec le gouvernement Harper dans l’exploitation des sables bitumineux. Aucune critique n’est faite de la volonté du gouvernement péquiste d’exploiter le pétrole du golfe St-Laurent. Aucune critique n’est faite de son soutien aux politiques de libre-échange... Aucune critique n’est faite de sa politique du déficit zéro.

Nos auteurs affirment que la politique économique canadienne est coloniale et néolibérale. Mais ils ne peuvent dire un seul mot sur le fait que le gouvernement péquiste collabore à la mise en place de ces politiques.

Durant le printemps érable, Gabriel Nadeau-Dubois affirma : « Nous sommes des centaines de milliers déterminés à en finir avec le néolibéralisme. Nous sommes des centaines de milliers à vouloir redonner le pays à son peuple. » P. 250 et pourtant, tant que le mouvement national restera sous la direction des élites bourgeoises et petites-bourgeoises, il restera impuissant et refusera toute confrontation réelle avec la bourgeoisie canadienne et ses institutions. Le dépassement de l’impuissance politique passe par la constitution d’un nouveau bloc social dirigé par la majorité populaire et les mouvements sociaux qu’elle saura engendrer à l’exemple du mouvement étudiant du printemps érable. Tant que les couches bourgeoises velléitaires et tournées vers la seule défense de leurs intérêts maintiendront leur emprise sur le mouvement national, le dépassement de l’impuissance politique ne pourra se réaliser. Le dépassement de l’impuissance politique passera par l’autonomie politique des classes subalternes, par la constitution d’un bloc social qui saura articuler les aspirations à l’indépendance et à un projet de société égalitaire en mobilisant pour ce faire l’expression d’une souveraineté populaire véritable. Contrairement à ce que prétendent les auteurs, les bases de l’impuissance politique du Québec ne sont ni morales ni culturelles, elles sont essentiellement stratégiques.

Bernard Rioux

Militant socialiste depuis le début des années 70, il a été impliqué dans le processus d’unification de la gauche politique. Il a participé à la fondation du Parti de la démocratie socialiste et à celle de l’Union des Forces progressistes. Militant de Québec solidaire, il participe au collectif de Gauche socialiste où il a été longtemps responsable de son site, lagauche.com (maintenant la gauche.ca). Il est un membre fondateur de Presse-toi à gauche.

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