Édition du 16 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

La défaite des intellectuels néoconservateurs

Tout au long des années 1960 et 1970 durant la révolution-pas-si-tranquille, le Québec a été interpellé par de nouvelles générations d’intellectuels qui avaient des points de vue différents sur tellement de choses mais qui étaient convaincus d’une chose, « il faut que ça change » ! Il y avait les grands réformistes qui sont montés à l’assaut du dispositif réactionnaire organisé autour de la « grande noirceur », du rabaissement des idées et de la culture derrière un catholicisme totalement figé et d’une structure étatique corrompue et inégalitaire. Les Jacques Parizeau, Jacques-Yvan Morin, Guy Rocher, Fernand Dumont ont été parmi les géants de cette époque (il y en a plein d’autres). À gauche, des jeunes se sont mis à revisiter les classes et les luttes de classes et à penser un projet d’émancipation sociale et nationale, comme Gilles Dostaler, Louis Gill, Jean-Marc-Piotte, Céline Saint-Pierre, Nicole Frenette, Gilles Bourque et tant d’autres qui se sont retrouvés surtout à l’UQAM et avec les mouvements populaires en lutte. Rétroactivement, on voit bien les erreurs, impasses, bifurcations qui se sont trouvées sur leur parcours. Mais aujourd’hui, l’intellectualité dominante a en gros décidé de « jeter le bébé avec l’eau du bain ».

Le retour des conservateurs

Dans les années 1990 dans le sillon de l’affaissement du PQ et de l’essor du néolibéralisme comme « pensée unique », plusieurs intellectuels au Québec mais aussi dans les autres pays capitalistes ont retourné leur veste. Les concepts de classe, de capitalisme, d’impérialisme ont été décriés comme un « méta langage » autoritaire. L’idée même du changement a été mise de côté pour favoriser, selon Jacques Beauchemin (qui était prof de socio à l’UQAM avant de devenir le « spin » de Pauline Marois sur la fameuse « Charte des valeurs »), la « reproduction de la société en tant que matrice de sens de l’action des individus ». Il faut d’abord « assurer la continuité » et « régler les conflits d’une manière civilisée », contrairement dit-il de manière ironique, aux « ivresses du progressisme ». (Arguments, volume 14, numéro 1, hiver 2012). Avec ses compères l’historien Éric Bédard et le sociologue Joseph-Yvon Thériault, des néoconservateurs décomplexés occupent un espace immense dans l’espace médiatique. La société n’est plus un terrain de luttes sociales où se confrontent divers projets, mais un espace « où nous sommes d’abord conviés à ce qui est ». Les progressistes sont comme des poulets sans tête qui courent après le changement pour le changement. Au contraire disent les néoconservateurs, il faut perpétuer un certain ordre social, quitte à créer « les conditions nécessaires à l’intégration des conditions minoritaires ». C’est d’ailleurs sur cette lancée que ces néoconservateurs se sont opposés au mouvement des carrés rouges en 2012. Leurs arguments à l’effet que les mouvements ne « respectaient pas les institutions » ont été repris par les médias-poubelles et les commentateurs de droite d’un bout à l’autre du Québec tels Richard Martineau et le jeune « poulain » des néoconservateurs, Matthieu Bock-Côté.

De la conservation, de l’identité et des mauvais calculs politiques

Pour cette génération d’intellectuels, le Québec de la révolution tranquille est allé « trop loin ». Éric Bédard notamment pense que c’était une erreur de nier les « contributions » des nationalistes des périodes antérieures, y compris l’Union nationale de Maurice Duplessis et l’ « œuvre » de préservation de Lionel Groulx. Il défend même les collabos qui avaient renié les idéaux des Patriotes pour « construire des institutions ». Cette fascination pour les institutions, pour le statu quo, exclut la lutte qui devient un concept antinomique. De ce concept, on en vient à l’ « identité » pensée comme un état « à préserver », quitte à faire des « accommodements » (et encore pas trop, selon Beauchemin). C’est dans ce cheminement que Beauchemin est parvenu à s’infiltrer dans l’entourage de Pauline Marois en suggérant de reconstruire un « consensus national » autour de « valeurs » et où la « nation catholique-canadienne-française » doit être le socle d’un « sens commun ». De facto, le nationalisme civique glissait vers le nationalisme ethnique et si cette idée réactionnaire a passé dans le PQ, c’est que des p’tits malins comme Bernard Drainville et Jean-François Lisée ont pensé que cela ferait basculer le pouvoir (en faisant migrer des votes de la CAQ vers le PQ). Maintenant que la preuve a été faite sur l’insanité de ce projet, il est probable que Beauchemin et ses copains de la revue Arguments vont retourner dans leurs confortables terres universitaires où ils ont « nettoyé » certains département de l’UQAM des néfastes influences gauchistes.

Quelle nation pour quel projet ?

Benedict Anderson, et bien d’autres avant et après lui, ont bien démontré que la nation est un « projet », un espace qui se redéfinit en fonction des luttes sociales et nationales. Cette nation peut apparaître comme un terrain de groupes sociaux qui aspirent à dominer et qui remplissent la société d’hostilité contre les « autres ». À chaque époque, ce nationalisme réactionnaire trouve ses ennemis : les Juifs, les Musulmans, les communistes, les anarchistes, etc. Mais cette nation peut également porter des projets d’émancipation inclusifs qui font du « sens commun » (pour reprendre la terminologie de Beauchemin) sur la base de la justice sociale, de la démocratie, de l’égalité, et non d’une soi-disant reproduction des institutions. Des institutions, ça en prend, mais pas nécessairement celles qui dominent dans un moment précis de l’histoire. Ces institutions, par ailleurs, ne sont jamais « neutres » : elles expriment, elles traduisent des rapports de forces, elles sont naturellement le terrain de confrontations. Aujourd’hui au Québec, nous ne sommes plus des « Français » comme au temps de la colonie. Nous ne sommes plus non plus des « canadiens-français », mais une nouvelle nation en émergence, en changement, qui est par ailleurs pluraliste, pas dans le sens du « multiculturalisme » de l’État canadien, mais dans le sens du respect de plusieurs identités qui se construisent et ce faisant, qui construisent cette nouvelle nation. Les institutions qui dominent ne sont pas les nôtres et il faut les changer.

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