Édition du 26 mars 2024

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Féminisme

Abolition de la prostitution ou réglementation du travail du sexe ? : Ce que le jugement Bedford pose comme questions

En décembre dernier, la Cour suprême du Canada a rendu un jugement invalidant trois articles du Code criminel. L’instance juridique estime qu’ils vont à l’encontre de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit le « droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ». Pour la Cour suprême, ces articles imposent des « conditions dangereuses à la pratique de la prostitution ». En jugeant ces articles inconstitutionnels, le tribunal ne se prononce pas en faveur ou en défaveur de la réglementation de la prostitution/travail du sexe. Il cible seulement les dispositions encadrant cette pratique. Il donne au gouvernement fédéral un an pour revoir les dispositions de cette loi.

Les mesures jugées inconstitutionnelles par la Cour :

 exploiter ou d’utiliser une maison de débauche, qui peut être le domicile d’une prostituée/travailleuse du sexe, un hôtel, mais, aussi, un espace de stationnement ;

 vivre des fruits de la prostitution/travail du sexe, notamment de faire du proxénétisme ;

 faire de la sollicitation dans un lieu public ou à la vue du public.

Le jugement invite la Chambre des communes à revoir les lois entourant la prostitution/travail du sexe. Ce faisant, le débat sur la meilleure manière de l’encadrer revient au premier plan dans l’actualité. Or, la dernière fois que ces questions ont été abordées au sein de la FFQ commence à dater. Dans ce contexte, nous vous proposons de revenir sur les différentes actions et réflexions qui ont alimenté la FFQ au fil des années sur cet enjeu afin de nourrir la réflexion.

Deux visions portées les membres de la FFQ

Les membres de la FFQ ne sont pas unanimes sur l’adoption d’ « une » position : soit qui vise l’abolition de la prostitution ou qui vise plutôt la réglementation du travail de sexe. Nous vous présentons les grandes lignes de chacune des ces visions.

Vision abolitionniste

Certaines féministes considèrent que la prostitution est une forme de violence des hommes envers les femmes. Dans cette vision, le système prostitutionnel découle directement de l’exploitation sexuelle des femmes et constitue une violation de leurs droits humains. Elles estiment que ce phénomène représente l’une des illustrations les plus fortes de la violence patriarcale et de l’oppression des femmes. En conséquence, l’abolition du système prostitutionnel est une priorité. Pour ce faire, on souhaite que l’État criminalise les proxénètes et les clients, qui sont en majorité des hommes, tout en décriminalisant les prostituées. Dans cette perspective, l’État doit augmenter les ressources offertes aux prostituées afin que sortir de la prostitution soit une véritable option. Le tout étant une étape vers l’élimination totale des rapports de domination entre les hommes et les femmes.

Vision réglementariste

D’autres féministes considèrent que le problème est le fait que la prostitution n’est pas acceptée comme un travail, soit une source légitime de revenu pour les femmes. Ainsi, la stigmatisation et la criminalisation des travailleuses du sexe et de l’industrie sont à la source des violations des droits des travailleuses du sexe et des violences qu’elles subissent. Selon cette vision, la solution est plutôt du côté de la décriminalisation totale de l’industrie du sexe et la reconnaissance de la prostitution comme travail légitime, en mettant de l’avant l’auto-détermination et l’auto-organisation des travailleuses du sexe. Elles proposent d’utiliser les lois existantes en matière de travail et de violence pour contrer les abus, les fraudes et les diverses formes de violence que subissent ces femmes.

Pour ces deux courants de pensée, les solutions à la stigmatisation et à la violence que vivent les femmes dans l’industrie du sexe se situent dans un contexte de lutte pour l’égalité de toutes les femmes. Au-delà des différences fondamentales entre les deux positions, les féministes s’entendent généralement sur la décriminalisation des femmes pratiquant la prostitution/travail du sexe. Elles s’entendent également pour lutter contre la pauvreté qui réduit les options des femmes.

Historique des actions et positions

Nous vous proposons ici un bref historique des actions et positions prises dans les girons de la FFQ ou à la FFQ elle-même jusqu’ici sur l’enjeu de la l’abolition de la prostitution ou de la réglementation du travail du sexe et des problématiques de discrimination et de violence que celui-ci soulève.

1999

La Coalition nationale des femmes contre la pauvreté et la violence faite aux femmes adopte vingt revendications pour le volet québécois de la Marche mondiale des femmes de 2000. L’une de ces revendications porte sur le travail du sexe. Il s’agit d’une revendication large portant sur le respect des droits et de la dignité des travailleuses du sexe, notamment dans leurs rapports avec la police et les services sociaux et de santé.

La Coalition adopte aussi une seconde résolution afin de poursuivre la réflexion, en demandant à la FFQ d’en prendre la responsabilité. En réponse à cette demande, la FFQ forme un comité de travail, composé de sept personnes. Ce comité prend le nom de Comité de réflexion sur le travail du sexe et la prostitution et reçoit son mandat du Conseil d’administration de la FFQ :

effectuer les réflexions et les travaux nécessaires à la production d’un document servant de base à l’organisation d’une tournée dans toutes les régions du Québec. Le document devait contenir des propositions à être discutées par les membres de la FFQ.

2001

Le Comité de réflexion sur le travail du sexe et la prostitution remet son rapport. Il présente un consensus solide sur la décriminalisation des activités exercées par les prostituées et les travailleuses du sexe. Un accord majoritaire se dégage aussi sur la décriminalisation des activités pratiquées par les clients des travailleuses du sexe. Par contre, il est impossible d’obtenir un consensus sur la question du proxénétisme.

La question de la prostitution des adolescentes et des fillettes est préoccupante pour le comité et, à ce sujet, le comité ne tolère aucun compromis. Le comité constate également que pour plusieurs travailleuses du sexe, les activités qu’elles pratiquent et les services qu’elles vendent contre rémunération leur apparaissent comme un travail. Le comité reconnaît la liberté de choix qu’elles revendiquent comme il le reconnaît à l’ensemble des femmes.

2001 – 2002

À la suite du dépôt du rapport par le Comité de réflexion, la Fédération des femmes du Québec organise une tournée des régions et des organismes nationaux pour débattre du rapport avec le mouvement des femmes. La tournée ne prétend donc pas amener les groupes à des positions définitives, mais bien amorcer un débat qui devra conduire le mouvement des femmes du Québec à adopter certaines pistes d’action.

2002

Suite à la tournée, les membres de la FFQ réitèrent leur détermination à protéger les femmes se livrant à la prostitution et au travail du sexe contre les multiples violences et discriminations dont elles sont victimes. Dans une perspective de lutte contre les violences faites aux femmes, l’assemblée générale de la FFQ prend position pour la décriminalisation des pratiques liées à la prostitution ou à toute forme de travail du sexe

Les membres ont également conclu que la FFQ devrait toujours reconnaître, dans ses rangs, la présence de diverses perspectives et leurs stratégies propres.

Les membres réitèrent leur volonté que de la FFQ continue d’assumer un leadership dans la formation et les discussions sur la prostitution/le travail du sexe. À cette fin, elles proposent de créer un comité de travail représentatif de la diversité des points de vue du mouvement des femmes sur cette question. Succinctement, les mandats et objectifs du nouveau comité de travail sont les suivants :

Approfondir la situation de la prostitution/travail du sexe au Québec ;

Poursuivre l’analyse en tenant compte du trafic sexuel ;

Évaluer les impacts de la décriminalisation ;

Organiser une action concertée avec l’ensemble des membres de la FFQ ;

Réclamer des gouvernements la révision de l’ensemble des lois ayant trait à la violence envers les femmes.

Ce comité n’a jamais vu le jour, les ressources n’étant pas disponible notamment à la suite d’un refus d’une demande de financement. C’est la dernière fois que les membres, en assemblée générale, se sont prononcées sur la prostitution/travail du sexe.

2010-2011

Des positions prises sur la marchandisation de la sexualité dans le cadre des 12 jours pour l’élimination de la violence envers les femmes et au sein de la Marche mondiale des femmes éloignent Stella des travaux de ces deux instances. Dans le contexte de la MMF et des 12 jours : « On entend par “marchandisation du corps et de la sexualité des femmes”, les processus par lesquels le corps des femmes est appelé à être jugé, modelé, mutilé pour correspondre à un modèle unifié, racisé et érotisé. On parle aussi des processus par lesquels la sexualité des femmes et des filles est chosifiée et marchandisée. On s’approprie ainsi le corps des femmes et leur sexualité. La sexualisation de la société et la marchandisation du corps des femmes peuvent avoir des conséquences graves sur la santé physique et psychologique chez les filles et les femmes, en plus de porter atteinte à leur droit de se définir librement. »

2013

Lors du Forum des États généraux de l’action et de l’analyse féministes, les participantes adoptent des propositions en sous-plénière ou en plénière sur la prostitution/travail du sexe. Le mouvement des femmes est de nouveau interpellé pour réfléchir aux enjeux féministes actuels concernant l’encadrement légal de la prostitution/travail du sexe et les impacts sur les femmes.

Et aujourd’hui ?

À la suite du Forum des États généraux et à la lumière des décisions à prendre à la Chambre des communes, le conseil d’administration de la FFQ estime qu’il y a matière à créer un espace de réflexion et d’échange sur l’enjeu de la prostitution/travail du sexe lors de la prochaine fin de semaine entourant l’assemblée générale de la FFQ.

Ainsi, l’équipe prépare un document de réflexion qui sera disponible au même moment que les autres documents préparatoires à l’assemblée générale, soit le 23 avril. Ce document vise à susciter la réflexion en reconnaissant les apports des différentes tendances au mouvement des femmes et à relever les enjeux actuels notamment en faisant un bref parcours des approches dans d’autres pays.

Un espace de réflexion non-décisionnel : le vendredi 30 mai en soirée, la FFQ organisera un panel portant sur l’approche légale en matière de prostitution/travail du sexe dans d’autres pays. Un temps d’échange est prévu sans que les membres soient appelées à se prononcer sur des propositions.

Le dimanche 1er juin, un point est prévu à l’ordre du jour de l’assemblée générale portant sur la prostitution/travail du sexe. La question qui y sera posée : la FFQ doit-elle rouvrir les réflexions sur la prostitution/travail du sexe ? Si oui, à quelles conditions et sur quels éléments ?

Si les membres souhaitent reprendre les échanges sur la position actuellement portée par la FFQ, le CA propose que ce débat se fasse dans le cadre du Congrès d’orientation qui aura lieu du 15 au 17 novembre 2014.

Cybel Richer-Boivin

Auteure à la Fédération des femmes du Québec.

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