Édition du 26 mars 2024

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Europe

Entrevue avec Mark-David Mandel

La crise en Ukraine

Depuis plusieurs mois, l’Ukraine est frappé par une crise politique éprouvante impliquant sa voisine, la Russie, mais aussi l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Afin de comprendre les enjeux de ce conflit qui a fait des dizaines de morts et des centaines de blessés, Denis Kosseim, enseignant au cégep André Laurendeau et membre du Comité de solidarité internationale du Conseil central, a interviewé Mark-David Mandel, professeur au département de science politique de l’UQAM et spécialiste de l’époque postsoviétique.

(tiré du Journal Unité - Conseil central métropolitain-CSN, juin 2014, vol. 28, no.5)

Denis Kosseim : Les gouvernements de l’OTAN se positionnent pour la démocratie et le peuple ukrainien d’une part, et contre l’impérialisme russe d’autre part. Qu’en pensez-vous ?

Mark-David Mandel : Les médias reflètent les positions des gouvernements, mais lorsqu’on creuse, c’est l’OTAN qui est impérialiste. Aucun de ses membres n’a été attaqué. Elle intervient dans les affaires internes d’un pays non membre. Depuis la chute de l’URSS, l’OTAN cherche à entourer la Russie d’États hostiles afin de neutraliser son influence.

D.K. : La Russie parle de « putsch fasciste ».

M.-D.M. : Le gouvernement de Viktor Yanoukovitch (élu démocratiquement en 2010 et renversé en février dernier) n’a pas été remplacé par un gouvernement fasciste, mais ce gouvernement nationaliste de droite comprend des éléments néofascistes. Et la Garde nationale, qui s’attaque aux contestataires russophones au sud et à l’est du pays, a été formée à partir de bandes fascistes.

D.K. : La crise en Ukraine a commencé lorsque Yanoukovitch s’est retiré des négociations avec l’Union européenne (UE). Cela a déclenché les manifestations réclamant son départ. Pourquoi Yanoukovitch ne voulait pas de l’Europe ?

M.-D.M.  : Dans les faits, Yanoukovitch n’a fait que suspendre les négociations avec l’Europe. Mais la situation économique est très grave, et la Russie lui a offert une entente beaucoup plus attrayante, soit un prêt de 15 milliards de dollars. L’Ukraine est une société très divisée. L’est et le sud du pays ont des intérêts qui divergent de ceux de la partie occidentale, le foyer du nationalisme militant.

D.K. : L’économie de l’est et du sud est plus industrielle et intégrée à l’économie russe. C’est bien ça ?

M.-D.M. : Oui, en partie. De plus, l’entente avec l’UE aurait entraîné des réformes structurelles. Cela aurait un effet dévastateur sur une population pauvre. Mais celle des régions occidentales se dit plus prête à « souffrir maintenant pour vivre mieux plus tard ». Maintenant que le nouveau gouvernement a signé l’entente avec l’UE, il y en aura de la souffrance, hélas…

D.K. : Diriez-vous que nos médias retiennent la volonté d’une partie de l’Ukraine de s’intégrer davantage à l’Europe, et ignorent la volonté des autres régions ?

M.-D.M. : Dans les faits, même après l’annexion de la Crimée, une majorité de la population ukrainienne reste opposée à l’adhésion à l’OTAN : 44 % contre 34 %. Et dans la partie orientale du pays, seulement 14 % des gens y sont en faveur. Nos médias de masse reproduisent le point de vue du gouvernement qui, même après le massacre récent d’une quarantaine de militants aux mains d’éléments néofascistes, n’a rien trouvé de mieux que de demander de nouvelles sanctions contre la Russie.

D.K. : Que pensez-vous du gouvernement ukrainien ?

M.-D.M. : Yanoukovitch n’a pas été légalement destitué. Le gouvernement intérimaire doit donc gouverner malgré cette importante lacune démocratique.

D.K. : Comment voyez-vous la suite des choses ?

M.-D.M.  : Une partie importante de la population estime que le gouvernement de Kiev n’est pas légitime. On veut nous faire croire que l’opposition est téléguidée par Moscou. Mais, comme je l’ai dit, c’est une société profondément divisée, et le gouvernement actuel, au lieu de se montrer ouvert aux préoccupations légitimes de la population russophone, qualifie son opposition de « terroriste » et envoie l’armée contre elle.

D.K. : Quelle serait la solution ?

M.-D.M.  : Il faudrait une fédéralisation pour accorder plus de pouvoir aux régions ; la reconnaissance de la langue russe comme langue seconde dans les régions fortement russophones ; le désarmement et l’expulsion des éléments d’extrême droite du gouvernement et l’inclusion de représentants des régions russophones ; l’adoption d’une politique internationale de neutralité (ce que voulait d’ailleurs Yanoukovitch et qui répondrait également aux préoccupations de Moscou). Mais pour vraiment changer les choses en Ukraine, il faudrait socialiser les avoirs des oligarques, les gros capitalistes, afin d’éliminer leur influence décisive sur la vie économique et politique. Mais on est très loin de cela...

D.K. : Merci pour cet entretien. En terminant, êtes-vous optimiste ?

M.-D.M. : Non. Il y a de très puissants intérêts occidentaux qui ont besoin de la Russie comme « ennemi du monde libre ». Ils sont prêts, avec l’aide aveugle des nationalistes ukrainiens, à sacrifier ce pays.

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