Édition du 26 mars 2024

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Parution du premier « Dictionnaire des inégalités » – « Le triomphe du néolibéralisme s’est accompagné d’un renouvellement du discours inégalitariste »

Alain Bihr et Roland Pfefferkorn (dir.), Dictionnaire des inégalités, Paris, Armand Colin, 2014. Alain Bihr a été professeur de sociologie à l’Université de Franche-Comté. Roland Pfefferkorn est professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg. Tous deux ont signé ensemble Déchiffrer les inégalités (1999, Syros-La Découverte) ; Hommes-femmes : quelle égalité ? (2002, Éditions de l’Atelier) ; Le système des inégalités (2008, La Découverte). A. Bihr a aussi publié aux Éditions Page deux : Les rapports sociaux de classe (2012) et La préhistoire du capital (2006). R. Pfefferkorn a publié Genre et rapports sociaux de classe (Éditions Page 2, 2012) et Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classe, rapports de sexe (La Dispute, 2007).

Pourquoi un Dictionnaire des inégalités ? Qu’est-ce qui en explique sinon en justifie la publication ? Comment l’idée vous en est-elle venue ?

Alain Bihr et Roland Pfefferkorn – La publication de ce Dictionnaire se justifie tout d’abord au regard de la situation historique qui est la nôtre. Dans les États centraux, par exemple en Europe occidentale et aux États-Unis, le constat est en effet général : c’est celui d’une aggravation des inégalités sociales au cours des dernières décennies. En est principalement responsable la déferlante des politiques néolibérales. En effet, ces politiques ont mis à mal les « équilibres de compromis » élaborés dans ces États aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, en libéralisant le mouvement des capitaux et en accroissant en conséquence la concurrence internationale, synonyme d’austérité salariale, en déréglementant le marché du travail, en révisant à la baisse les normes de protection sociale, en réduisant progressivement le champ d’intervention de l’État et des collectivités publiques, le tout sur fond d’un fort chômage structurel persistant et d’une précarité de l’emploi grandissante ainsi que d’un affaiblissement de la capacité conflictuelle des travailleurs salariés. De la sorte, ces politiques ont contribué à inverser la dynamique de réduction des inégalités sociales que ces États ont connue jusqu’au milieu des années 1970, ce que de très nombreuses données statistiques et études socio-économiques ont confirmé depuis lors. Et cela alors même que les sciences sociales se sont détournées relativement de l’étude des inégalités sociales et de leur aggravation pendant la même période.

Le constat de l’aggravation des inégalités dans les États centraux peut-il être généralisé ? Il semblerait que, dans un certain nombre de pays dits « émergents », la dynamique soit quelque peu différente ?

En effet, ces mêmes politiques néolibérales auront produit des effets plus contrastés et même contradictoires au sein des « pays du Sud » : si les plans d’« ajustement structurel » dictés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale dans le cours des années 1980 et 1990, destinés en principe à remédier à leur surendettement public, auront plongé des centaines de millions de personnes dans la pauvreté et même la misère en Afrique et en Amérique latine, les investissements directs et les délocalisations industrielles en provenance des États-Unis, de l’Europe et du Japon à destination de l’Asie et notamment de l’Asie du Sud-Est, couplés avec et relayés par les politiques économiques et sociales des gouvernements locaux, auront vu y émerger de nouveaux « dragons » (Corée, Taïwan, Singapour et Hongkong) bientôt suivis par ces « éléphants » que sont la Chine et l’Inde, non sans d’ailleurs que ces bouleversements ne s’accompagnent là encore de l’aggravation d’inégalités internes entre les classes sociales et les régions.

Quid de ce qui s’est passé dans les anciens pays soi-disant socialistes ?

Le scénario aura été semblable dans les « États socialistes » d’Europe centrale et orientale à ce qui s’est passé au Sud. L’effondrement de leur « économie dirigée » et l’adoption à marche forcée de « l’économie de marché », sous le coup des « thérapies de choc » préconisées par les « Chicago boys » y auront creusé les inégalités de développement entre les régions avantageusement intégrées, bien que dans une position subalterne, à la dynamique des secteurs capitalistes dominant l’Union européenne, et celles irrémédiablement marginalisées, les effets désastreux de l’héritage « socialiste » se trouvant aggravés par leur périphérisation au sein d’un continent désormais réunifié sous la loi du capitalisme libéralisé. Et, dans notre Dictionnaire, nous avons veillé à diversifier les « états des lieux » : si la plupart des entrées se réfèrent à la situation des États centraux et, plus particulièrement encore, à la France, on y trouve des entrées consacrées à l’Afrique du Sud, au Brésil, à la Chine, à l’Inde, à la Russie, etc.

Et que s’est-il passé sous l’angle des inégalités entre hommes et femmes ?

Nous en traitons aussi, tout comme des inégalités entre âges et générations, entre nationalités, groupes ethniques et groupes « racialisés », etc. Et le même constat d’une évolution contradictoire s’impose à leur sujet.

Au cours du dernier demi-siècle, la lente marche vers l’égalité entre hommes et femmes a commencé à modifier la situation de ces dernières. Au cours des années 1960-1970, la scolarisation massive des filles, le développement de l’activité professionnelle des femmes et la maîtrise de leur fécondité ont participé structurellement à la transformation des rapports entre les femmes et les hommes au cours des dernières décennies. Et la seconde vague du mouvement des femmes a rendu possibles des avancées quant au droit des femmes à disposer de leur propre corps.

Cependant, des inégalités persistent dans de très nombreux domaines, dans la sphère privée comme dans l’espace public ou l’activité professionnelle. D’autant plus que, depuis plus de trois décennies maintenant, les femmes font aussi les frais du tournant néolibéral, et surtout de la remise en cause des services publics et de l’État social, à trois titres. D’abord comme travailleuses de ces secteurs, elles font face à une dégradation de leurs conditions de travail, voire à la disparition pure et simple de leur emploi sous l’effet de la privatisation ou des mouvements de compression de personnel. Ensuite comme bénéficiaires de certains programmes sociaux dont la disparition ou la détérioration va s’accentuant : remplacement du welfare par le workfare dans plusieurs pays, disparition de certains services de « garde » des jeunes enfants dans les pays de l’Est européen, etc. Enfin, comme substituts aux services publics défaillants, les femmes doivent assumer une part croissante de la prise en charge des personnes dépendantes (enfants, personnes âgées, personnes handicapées, malades). Les femmes qui sont affectées à ces travaux sont en outre de plus en plus souvent des migrantes venues de pays pauvres. Il faut donc prendre en compte, dans l’analyse des changements intervenus, cette « chaîne internationale du care », qui se traduit par l’arrivée massive de femmes venant, selon les pays de destination, du Maghreb, d’Afrique subsaharienne, de Turquie, des pays de l’Est, d’Amérique latine ou d’Asie du Sud-Est, notamment des Philippines.

Vos réponses précédentes laissent entendre que votre Dictionnaire s’inscrit dans un contexte idéologique particulier. En rend-il compte ?

Absolument ! Toute une série d’entrées du Dictionnaire sont destinées à montrer comment le triomphe du néolibéralisme s’est accompagné d’un renouvellement du discours inégalitariste. Entendons d’une légitimation des inégalités sociales, au nom de la défense de la liberté individuelle (d’entreprendre… et d’exploiter) et de la propriété privée (fût-elle fondée sur le fruit de l’exploitation du travail d’autrui), et comme rançon inévitable de l’efficacité économique censée garantie par la combinaison des deux précédentes. Plus largement d’ailleurs, nous avons tenu à convoquer les principales idéologiques politiques (libéralisme mais aussi paternalisme, social-démocratie, socialisme, communisme, anarchisme) pour éclairer la manière dont elles pensent ou ne pensent pas les inégalités sociales, dont elles les légitiment ou non, etc. Et, pour les mêmes raisons, nous avons tenu à ce que des entrées soient réservées aux principaux penseurs auxquels, à tort ou à raisons, ces différentes idéologies se réfèrent : on trouve ainsi des articles consacrés à Smith, à Tocqueville, à Marx mais aussi à Aristote, à Darwin, à Spencer, etc.

Au début de cet entretien, vous notiez que, dans une certaine mesure, la question des inégalités sociales avait disparu de l’agenda des sciences sociales au cours des dernières décennies au sein des États centraux. Mais n’est-ce pas plutôt le contraire ? N’a-t-on pas vu se multiplier les études sur les inégalités sociales en montrant comment elles caractérisent tous les rapports sociaux ?

L’un n’empêche pas l’autre ! Depuis les années 1970, les analyses traditionnelles en termes d’inégalités entre classes, couches ou catégories sociales, qu’elles aient été inspirées ou non par le marxisme, ont été progressivement enrichies et complexifiés mais aussi, pour une part, concurrencées et occultées par la prise en compte d’autres inégalités : celles entre hommes et femmes, celles entre classes d’âge et générations, celles entre nationaux et étrangers, celles entre groupes racisés ou racialisés, etc. Inégalités en fait anciennes, dont la nouveauté apparente ne tient qu’au fait de leur récente découverte, due au développement de luttes spécifiques (luttes des femmes, luttes des jeunes, luttes des populations immigrées dans les métropoles occidentales, luttes antiracistes des Noirs et des Chicanos aux États-Unis, des « beurs » en France, luttes contre la ségrégation sociale et spatiale des banlieues, etc.) mais aussi aux débats idéologiques et aux élaborations théoriques qui les ont accompagnées.

Cela a permis de prendre en compte et d’élever au rang d’objets scientifiques des réalités sociales jusqu’alors négligées ou même ignorées (par exemple le travail domestique, la prostitution, la ligne de couleur, les effets de quartiers, etc.) et elles ont conduit à l’élaboration de nouveaux concepts : ceux de genre et de rapports sociaux de sexe, de division sexuelle du travail, de rapports sociaux de génération, de spatialisation des inégalités sociales, etc. Elles ont ainsi placé les sciences sociales devant le difficile problème de l’articulation entre ces différents types d’inégalités, de prise en compte de phénomènes de pouvoir (de domination) et les rapports sociaux qui les engendrent, dont tente de rendre compte le concept d’intersectionnalité. Il est évident que notre Dictionnaire s’est efforcé de tenir compte de cet enrichissement important du champ des analyses des inégalités sociales en consacrant des entrées à chacun de ces termes et thèmes.

Comment avez-vous procédé pour en tenir compte ?

L’ensemble des entrées du Dictionnaire couvrent huit champs : les inégalités entre classes sociales, les inégalités de genre ou entre sexes sociaux, les inégalités entre classes d’âge et entre générations, les inégalités entre nationalités, ethnies, groupes racisés ou racialisés à l’intérieur d’un même État, les inégalités sociospatiales (entre quartiers urbains, centres et périphéries, entre villes et campagnes, entre régions), les inégalités au niveau mondial (entre États et groupes d’États, entre continents ou régions continentales, etc.), les débats autour des inégalités sociales et du concept d’inégalité sociale mettant aux prises les principaux courants philosophiques, politiques et idéologiques contemporains, enfin les questions de méthode que posent l’étude et la mesure empiriques des inégalités. L’exploration de chacun de ces champs a été confiée à une ou deux personnes compétentes, qui se sont assuré la collaboration des meilleurs spécialistes pour la rédaction des entrées afférentes au champ considéré.

Évidemment, la pluridimensionnalité de notre approche des inégalités impliquait d’être particulièrement attentif au fait qu’une même entrée (par exemple « Emploi » ou « Santé ») peut renvoyer à différents champs. Lorsque c’est le cas, il a été veillé autant que possible à ce que le traitement de l’entrée couvre les différents champs concernés ; et, chaque fois que cela s’est avéré nécessaire, il a même été procédé à la décomposition de l’entrée en plusieurs sous-entrées.

Vous avez ainsi dû faire appel à de multiples spécialistes ou spécialités…

En effet ! La consultation de la liste des auteurs des entrées permettra au lecteur ou à la lectrice de s’en convaincre : on y trouve des sociologues, des démographes, des économistes, mais aussi des ethnologues et des anthropologues, des historiens et des philosophes, des statisticiens et des mathématiciens et même quelques médecins ou juristes. Et, dans chacune de ces disciplines, il ou elle pourra constater qu’une pluralité d’orientations méthodologiques et théoriques a souvent été respectée et obtenue. Et un certain nombre d’entrées cherche en même temps à préciser et mettre en perspective réflexive l’apport de différentes disciplines à l’analyse des inégalités sociales.

Avant ce Dictionnaire, vous aviez publié ensemble un ouvrage dont le titre même dit le propos : Le système des inégalités. Défendre l’idée que les inégalités forment système, n’est-ce pas contradictoire avec la forme même d’un dictionnaire dont les différentes entrées décomposent et présentent analytiquement la matière, qui plus est dans un ordre alphabétique totalement arbitraire au regard du caractère systématique de la matière ?

Cette contradiction ne nous a pas échappé. Nous avons cherché à la dépasser par l’abondance des corrélats dont ont été pourvues la plupart des entrées, de manière à rendre le lecteur ou la lectrice de l’une d’elles attentif ou attentive à la nécessité d’en consulter d’autres, quelquefois sans rapport immédiat apparent. De cette manière, nous espérons induire des parcours de sens à l’intérieur de cet ouvrage, qui ne soient pas exclusifs de ceux, différents, qu’il ou elle pourrait choisir de suivre.

En feuilletant le Dictionnaire, on est un peu surpris par le fait que, sur une telle matière, on trouve relativement peu de données empiriques, de chiffres, etc. Pourquoi ?

Des éléments empiriques y sont bien sûrs présents, notamment des résultats d’enquêtes. Mais, dans le traitement des entrées retenues, nous avons délibérément privilégié les concepts plutôt que l’accumulation de chiffres et de données factuelles, une perspective analytique plutôt qu’une perspective exclusivement descriptive. Outre que cela correspond davantage à l’objectif d’un dictionnaire (qui n’est pas une encyclopédie), il nous a semblé que, de cette manière, le résultat obtenu résisterait mieux à l’épreuve du temps.

* http://alencontre.org/

Roland Pfefferkorn

Roland Pfefferkorn est professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg.Il a signé avec Alain Bihr Déchiffrer les inégalités (1999, Syros-La Découverte) ; Hommes-femmes : quelle égalité ? (2002, Éditions de l’Atelier) ; Le système des inégalités (2008, La Découverte) ter el Dictionnaire des inégalités (Paris, Armand Colin, 2014). R. Pfefferkorn a publié Genre et rapports sociaux de classe (Éditions Page 2, 2012) et Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classe, rapports de sexe (La Dispute, 2007).

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