Édition du 16 avril 2024

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Pour ses 25 ans, au Danemark, les défis des succès de l’Alliance rouge-verte

C’est dans une atmosphère optimiste qu’a eu lieu, du 16 au 18 mai 2014, le congrès annuel d’Enhedslisten (Alliance rouge-verte, RGA). Beaucoup de raisons à cela : le parti a adopté un nouveau programme et, alors que cette année il fête ses 25 ans d’existence, le parti est plus grand et plus populaire qu’il n’a jamais été. Mais sa croissance et les développements politiques au Danemark lui posent aussi de nouveaux défis.

Plus de 300 délégués et de nombreux invités ont participé à ces trois jours de débats. Dans son discours d’ouverture, la porte-parole Johanne Schmidt-Nielsen a souligné le renforcement du parti – la RGA ou Enhedslisten, comme on l’appelle au Danemark, a maintenant près de 10.000 membres, soit deux fois plus qu’il y a cinq ans. En 2011, le parti a remporté 12 sièges au Parlement (sur 179) et maintenant certains sondages lui accordent 10 %. Comme l’a dit Johanne Schmidt-Nielsen, les années au cours desquelles les résultats électoraux étaient discutés dans le même souffle que la question du seuil d’éligibilité (2 %) relèvent maintenant de l’histoire. Elle a souligné en même temps que cela ne signifie nullement que le parti a glissé vers le centre de la politique danoise, car ce « centre » a évolué à droite de manière spectaculaire ces dernières années.

La RGA a été fondée en 1989 en tant qu’alliance électorale de plusieurs petits partis de gauche, dont le Parti communiste et le Parti socialiste ouvrier (SAP, section danoise de la IVe Internationale). Sa récente croissance rapide est en partie le résultat de l’évolution droitière de Socialistisk Folkeparti (SF, Parti populaire socialiste), qui occupait un espace entre les sociaux-démocrates (SD) et la gauche radicale représentée par la RGA.

Les élections de 2011 furent celles de l’alternance, donnant lieu à la formation d’un gouvernement de coalition autour de la social-démocratie, avec SF et Radikale Venstre (RV, Gauche radicale, contrairement à ce que son nom pourrait faire croire, un parti bourgeois libéral-démocrate). La RGA avait triplé alors son résultat électoral.

Après dix années de gouvernements de droite, les espoirs populaires que la nouvelle coalition réaliserait un changement de politique étaient très répandus. La RGA a alors adopté une position de soutien critique lors de la formation du gouvernement social-démocrate de coalition (par ailleurs minoritaire, ne disposant du soutien que de 80 députés sans celui des députés de la RGA) et a tenté d’exercer une pression afin qu’il réalise ses promesses et les attentes populaires. Ouverte à la négociation, la RGA a passé plusieurs accords avec le gouvernement à chaque fois que ce dernier était prêt à inclure dans ses projets ne serait-ce que quelques mesures progressistes. Ses députés ont ainsi voté le budget de 2011 – avec des mesures jugées progressistes, telle l’amélioration des prestations de chômage, une augmentation des taxes des multinationales opérant au Danemark et plus d’argent pour la protection de l’environnement – ainsi que le budget de 2012 [1].

Mais ce gouvernement de coalition a rapidement provoqué la déception de ceux qui lui avaient accordé leurs espoirs en passant des accords surtout avec les partis de l’ancien gouvernement, le Parti libéral et le Parti conservateur. Bien qu’étant le plus petit parti de la coalition, la RV a exercé une forte influence sur sa politique.

Le Parti populaire socialiste (SF), qui se prétendait pourtant « rouge et vert », a viré à droite. En entrant au gouvernement, il a cessé de se distinguer de l’orientation social-libérale du Parti social-démocrate. Contredisant ses promesses électorales, le ministre de la Fiscalité, Thor Möger Pedersen (SF), s’est prononcé contre l’augmentation des allocations de chômage et en faveur de la baisse de la tranche supérieure des impôts sur le revenu. Mais la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, ce fut le projet du gouvernement de vendre 19 % de la compagnie publique de l’énergie DONG à la banque d’investissements étatsunienne Goldman Sachs. Le SF, déjà atteint par une forte chute dans les sondages, a été incapable d’avoir une position unifiée sur ce projet. Les sociaux-démocrates ont annoncé qu’ils allaient exclure du gouvernement tout parti dont l’ensemble des parlementaires ne soutiendraient pas son projet de vente. Le SF, marqué par des luttes internes, a alors quitté le gouvernement, tout en soutenant le projet. Quatre de ses députés (sur 16) ont quitté le parti à la suite de ce débat : trois ont rejoint les sociaux-démocrates et un le RV. Le seul élu du SF au Parlement européen ainsi que son vice-président et Thor Möger Pedersen ont également quitté SF et rejoint les sociaux-démocrates.

La RGA a réussi à attirer des membres et des électeurs déçus par le SF, ce qui explique en partie sa récente croissance. Mais ce renforcement soudain apporte également de nouveaux défis. Comment, par exemple, intégrer tous ces nouveaux membres dans le parti ?

L’adoption d’un nouveau programme (principprogram) est une tentative de répondre à ce défi. Il ne s’agissait pas de changer de programme parce que le précédent était devenu obsolète et lors du congrès plusieurs oratrices et orateurs ont insisté sur le fait que l’orientation politique du parti restait la même. Mais il fallait un nouveau document, clair et concis, avec lequel la nouvelle génération militante pourrait s’identifier. Le processus de discussion et finalement l’adoption du nouveau programme ont été un bon moyen pour que les nouveaux militants se familiarisent avec les principes et les débats du parti. Et puis, l’ancien programme n’avait été imprimé qu’à 5 000 exemplaires… Dans son discours Schmidt-Nielsen a remarqué que, après le congrès, les grands journaux et les adversaires de la RGA devraient digérer leur déception : « la RGA reste anticapitaliste ! »

Cela n’a pas pour autant réglé l’ensemble des problèmes concernant l’intégration des nouveaux membres ni supprimé toutes les inquiétudes concernant l’évolution de la RGA. Plusieurs intervenant-e-s ont ainsi souligné que seule une minorité des membres du parti a voté pour élire les délégués de ce congrès. La RGA a été durant longtemps principalement présente dans la région de Copenhague. Encore aujourd’hui une part disproportionnée de ses membres y vit, mais comme la RGA est devenue un parti d’ampleur nationale, fortement présent aussi à la campagne, il faut développer l’organisation du parti. Le congrès a donc adopté les propositions visant à investir plus de moyens dans le renforcement de l’organisation du parti en dehors des grandes villes.

Il a été remarqué lors du congrès que la RGA est maintenant le seul parti pouvant être qualifié de « socialiste » présent au Parlement. Naturellement, cela fait qu’il attire les déçus, en particulier par l’évolution du SF. Mais est-ce que cela signifie que la RGA doit devenir le lieu de ralliement de tous ceux qui rejettent le néolibéralisme, dont des nostalgiques du « vieux SF », ou bien son rôle est-il de tenter de tirer les gens plus à gauche, vers ses propres positions anticapitalistes ? Une majorité semble convaincue que le parti est assez fort pour remplir cette dernière mission, garantissant ainsi que la RGA restera un parti luttant pour le socialisme.

L’Alliance rouge-verte doit maintenant faire face à des tâches qui vont bien au-delà de ses propres rangs. Le SF soutient toujours le gouvernement alors que les directions syndicales restent liées à la social-démocratie déclinante. Cela donne à la RGA la lourde responsabilité d’organiser l’opposition aux politiques néolibérales du gouvernement, à commencer par la vente des biens publics à des banques privées. L’insatisfaction envers les politiques gouvernementales s’accroît, SD et SF baissent dans les sondages, et une pétition en ligne contre l’accord signé avec Goldman Sachs a recueilli plus de 190 000 signatures. Mais la RGA n’a pas été capable de construire des mouvements de masse durable et il n’a pas été en mesure de structurer un tel mouvement même lors de quatre semaines de lock-out des enseignants l’an dernier. Aux cours des débats, les membres du parti ont exprimé leur frustration devant le fait que la RGA n’a pas exploité pleinement son potentiel pour construire des mouvements sociaux ou pour reconstruire un mouvement syndical combatif. La structure encore relativement faible du parti explique certainement cette faiblesse partiellement, mais des critiques considérant que la RGA est trop tournée vers l’activité électorale sont apparues également au cours du débat.

Au cours de la discussion du congrès, les intervenants ont souligné de manière répétitive que le nouveau programme est pour l’essentiel le même que l’ancien, mais des membres du parti ont également exprimé la crainte qu’il soit trop axé sur le travail parlementaire. Après ses succès électoraux – de véritables sauts en avant en ce qui concerne sa représentation tant au Parlement que dans les conseils municipaux – la RGA court le risque de trop privilégier la politique électorale ou d’être engluée dans les institutions. Et, de plus, le grand vide apparu à la gauche de la social-démocratie à la suite de la crise du SF exerce sur la RGA une traction vers la droite. « Nous ne voulons pas devenir un nouveau SF », a dit un orateur, résumant ainsi la problématique. D’autres ont exprimé leur déception que les amendements proposés au projet de programme, soulignant l’importance du féminisme dans le parti, n’aient pas obtenu une majorité.

Dans une déclaration publiée à l’issue du congrès, le SAP (section danoise de la IVe Internationale) évalue le nouveau programme comme un manifeste anticapitaliste solide, clairement orienté vers la lutte des classes et la transformation sociale fondamentale. Il considère le congrès comme étant un pas en avant, car la RGA s’est dotée maintenant d’un programme qui est légitime dans le parti, soutenu par une claire majorité et pouvant donc être utilisé pour renforcer la RGA en tant que parti anticapitaliste. Cela garantit la poursuite de nombreuses discussions : sur la stratégie socialiste, sur le rôle de l’État et sur les rapports entre le travail parlementaire et les mouvements sociaux dans la lutte pour le socialisme.

Le nouveau programme adopté par la RGA est une boussole politique pour le parti, essentielle pour faire face aux nouveaux défis. C’est une boussole qui pointe vers le socialisme, pas seulement comme une utopie abstraite, mais comme une tâche concrète ayant des répercussions ici et maintenant.

La RGA doit faire face à de nombreux problèmes, et ce sont ceux d’un petit parti radical qui a fait une percée nationale et qui tente d’équilibrer ses tâches nouvelles avec la préservation de ses principes. C’est le genre de problèmes que beaucoup de militants de la gauche révolutionnaire seraient heureux d’avoir.

Alex de Jong

Notes

[1] Le vote de ce budget a provoqué un débat au sein de la RGA, cf. Michael Voss, « Danemark : une erreur majeure de l’Alliance Rouge Verte », ESSF (article 27331).

* Paru dans Inprecor n° 605-606 mai-juillet 2014. http://ks3260355.kimsufi.com/inprecor/

* Traduit de l’original en anglais par JM.

* Alex de Jong est co-directeur de l’Institut international de recherche et de formation (IIRF/IIRE) d’Amsterdam et membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale. Il a représenté cette dernière du congrès d’Enhedslisten (Alliance rouge verte, RGA) en mai 2014.

Alex De Jong

Alex de Jong est rédacteur en chef de Grenzeloos, journal de la section hollandaise de la IVe Internationale.

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