Édition du 26 mars 2024

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Europe

Ecosse. L’héritage de la campagne du Oui doit durer. Pourquoi le vote Oui de la classe ouvrière n’a-t-il pas offert la victoire ?

Ce qui va constituer l’héritage durable de ces dernières semaines et derniers mois en Ecosse, c’est l’énergie, la clarté et la vision de tous ces militant·e·s qui ont mené une campagne pour le vote OUI à la base, auprès des gens et dans les quartiers. Voilà à quoi ressemble un mouvement de masse. Il y a eu des centaines de meetings à travers l’Ecosse dans les grands centres urbains et dans les petites villes et les villages. Partout où vous alliez, vous pouviez voir des initiatives locales, individuelles et collectives. Le contraste entre la campagne populaire pour le OUI et les politiciens de l’establishment qui ont exigé le NON n’aurait pas pu être plus cru. Le pire à mon avis aura été l’appel de dernière minute de l’ancien premier ministre Gordon Brown aux vieilles valeurs du Parti travailliste de solidarité et de partage : quelle hypocrisie quand ce même Gordon Brown, chancelier de l’Echiquier de Tony Blair puis premier ministre lui-même, a jeté les bases de la privatisation effective de l’éducation et de la santé en Angleterre.

Nous avons peut-être perdu la votation mais nous avons pu apercevoir à quoi pourrait ressembler une autre Ecosse et un autre monde quand l’imagination et la créativité des gens « ordinaires » peuvent s’épanouir. Ça ne devait pas forcément être ainsi, mais au fur et à mesure que la campagne s’est développée, elle a pris un esprit de résistance qui tire sa racine de la conviction populaire que le gouvernement britannique de Westminster est discrédité. La conscience nationale et un désir de changement ont poussé ensemble et se sont développés, au travers du dégoût des aventures militaires à l’étranger avec leurs conséquences et au travers de l’opposition à l’austérité. La défaite effective de la Bedroom Tax cette année, et la défaite il y a une année de la tentative de la Municipalité d’Edimbourg de privatiser tous ses services, avaient été les présages de ce sentiment ambiant.

Le ton était emphatiquement à un vote contre le néolibéralisme, contre l’austérité et pour un changement réel. Il y a aujourd’hui un besoin urgent de maintenir rassemblés la force et l’esprit insurgé de la campagne pour le OUI. En particulier, les gens qui se sont engagés dans, ou ont été influencés par, la Radical Independence Campaign joueront un rôle décisif pour façonner la future direction de la gauche écossaise. C’est la meilleure occasion en une génération pour nous organiser collectivement dans la construction d’un mouvement contre l’austérité et pour un changement radical, un mouvement qui soit basé dans les lieux de travail, les écoles, les universités, et les quartiers ouvriers.
Qu’il soit clair que les Cameron, les Clegg et autres Brown ont gagné la votation, mais pas les cœurs et les esprits. (Publié, le 19 septembre dans rs21, revolutionary socialism in the 21st century, écrit par Pete Cannell, traduction A l’Encontre)

Le vote de la classe ouvrière

Au lendemain du référendum, une chose est claire : le vote n’a pas porté sur un point de droit constitutionnel, ni sur le nationalisme en soi, mais il a existé dans un contexte de classe. La classe sociale est décisive pour expliquer pourquoi les gens ont voté comme ils ont voté. C’est aussi décisif pour expliquer pourquoi les niveaux de revenu disponible, d’espérance de vie, de taux de chômage, et les taux de croissance des salaires des derniers quinze ans, ont correspondu aux raisons de certains de voter OUI et de voter NON pour d’autres. Et pourtant cela ne peut pas tout expliquer. On ne peut pas simplement extrapoler la bonne ou la mauvaise « conscience de classe » des statistiques de vote. En réalité les schémas de vote dans le référendum, tout en révélant clairement le rôle que joue la classe sociale, se sont formés dans certains contextes spécifiques qui doivent nous mettre en garde contre des conclusions à l’emporte-pièce.

Cependant, avant que le récit du référendum soit noyé dans le discours menteur de l’élite à propos de changements constitutionnels, qui va bien sûr ignorer la racine du contexte social et de classe qui a suscité le référendum, il est possible de tirer quelques conclusions clés des données disponibles à ce jour.

• Le graphique du taux de votes NON en fonction du revenu disponible par année (en milliers de £ – soit 1£ = 1,60 CHF) met clairement en évidence que plus une région, ou un groupe de comtés, est prospère, plus haut est le vote NON. Plus haute y est l’espérance de vie, plus haut y est le vote NON. Plus haut y est le taux de chômage, plus haut y est le vote OUI. Les régions où les salariés ont vu croître le plus leurs salaires ces dix dernières années, comme les îles Orcades et la Frontière avec l’Angleterre (Scottish Borders), avaient une plus grande probabilité de voter NON que les régions où les salaires ont moins augmenté, comme à Glasgow. Les jeunes ont plus voté OUI que les vieux. Un jeune chômeur qui vit dans la banlieue d’Easterhouse, à Glasgow, a, après tout, moins d’intérêts dans le système que les classes moyennes avec des emplois à Aberdeen ou Edinbourg.

Graphique pourcentage de vote NON en fonction du revenu disponible (en milliers de £)
Comtés ou groupes de comtés

• Néanmoins, cela ne veut pas dire que la campagne pour le OUI représentait les classes ouvrières d’un côté, et la campagne pour le NON les patrons de l’autre côté. Si ça avait été le cas, alors le OUI aurait gagné massivement, mais non. Au lieu de cela, nombreux sont ceux tout en bas de la société qui ont continué à soutenir le NON. En fait, nombreux parmi les classes travailleuses, les syndicalistes et les salariés n’étaient pas convaincus de voter OUI. Il est évident que cette division fut complexe et dynamique.

• Notre définition de la classe sociale ne peut jamais être réductible à des paramètres sociologiques d’emploi ou de revenu ou d’autres variables de cette sorte, même si elles sont souvent reliées à l’expérience d’appartenir à une classe. La classe sociale ne peut pas simplement être « déduite » des statistiques de vote mais elle est plutôt une expression dynamique et changeante des inégalités de pouvoir économico-politique. Les 60% de l’électorat du Labour écossais qui ont pris parti pour le NON, des travailleurs pour la plupart, ne se sont pas ralliés au NON parce qu’ils seraient des lâches ou des unionistes sincères. Au lieu de cela, c’est probablement leur peur de l’avenir, de l’incertitude, peur pour leurs retraites, leurs économies, et pour leurs moyens d’existence, qui a été plus forte que les sentiments généralement répandus d’aliénation à l’égard de Londres et les perspectives d’espoir soulignées par la campagne pour le OUI. La peur de l’incertitude n’est pas seulement une anxiété existentielle des marchés financiers ou des petits bourgeois de banlieue. Cette peur peut être un phénomène qui traverse les classes sociales, les genres, les générations d’âge. Preuve en est, par exemple, la forte proportion des 18-24 ans qui a voté NON comparée à la forte proportion des 16-17 ans qui a voté OUI. Probablement à cause de leur préoccupation pour leurs emplois à court terme. De manière similaire, la forte proportion de votes NON dans les Highlands ou les emplacements d’industries travaillant pour l’armée, dont les travailleurs (les pêcheurs par exemple) dépendent des subventions de l’UE, ou du cours de la livre sterling, ou de la politique de défense de Westminster, correspond à la perception d’une menace pour leurs moyens d’existence qu’ils associaient à l’indépendance. Que la classe ouvrière ait le pouvoir potentiel, électoral, numérique, et industriel, de transformer la société, n’implique pas qu’elle ne puisse pas être divisée en son sein d’une manière critique. C’est des divisions au sein du peuple tout en bas de l’échelle que l’Etat et la classe dominante tirent leur survie au pouvoir. Ce référendum montre que nous sommes toujours encore confrontés à cette désunion.

Enquête de Lord Ashcroft au sortir des bureaux de vote, sur les questions :
1° Comment avez-vous voté pour le référendum ?
2° Quelles ont été les deux ou trois raisons les plus importantes qui vous ont
décidé à voter comme vous l’avez fait ?

• La gauche a clairement joué un rôle décisif dans le référendum. L’action de la gauche, et de la gauche radicale, à l’exemple de la Radical Independence Campaign (RIC), a été décisive pour déplacer vers le OUI les principales régions ouvrières comme Glasgow et Dundee. Cela a produit une participation inhabituellement élevée dans ces régions en comparaison avec toutes les élections précédentes. Le fait que le OUI a rallié 40% de l’électorat Labour en dépit des appels de presque tout le parti est un produit de cette mobilisation. Mais ce n’est pas que la RIC aurait « presque gagné ». La participation a été inhabituellement forte partout, même dans les régions qui ont voté NON. La RIC a pu jouer un rôle décisif dans certaines régions clés pour encourager des gens déçus et abstentionnistes à aller voter OUI. Mais cela fut le cas dans des régions géographiquement particulières, souvent aux endroits qui ont souffert le plus du néolibéralisme, mais aussi aux endroits des processus plus anciens de désindustrialisation et des expériences de logement social de l’après-guerre. La puissance de la campagne pour le NON aura été qu’elle a, elle aussi, su mobiliser, certes par des tactiques et des dynamiques politiques très différentes, là où elle a pu jouer sur les peurs existantes communes aux travailleurs et aux classes moyennes.

• Les sections de la société écossaise qui jouissent le plus de sécurité économique ont assuré la victoire du NON au référendum. Sans l’irruption de facteurs extérieurs comme une inflation débridée, une catastrophe économique, ou une guerre, une inversion totale des loyautés électorales établies est improbable, sinon impossible. Les statistiques montrent que le Parti national écossais n’a pas été capable de faire irruption au-delà de sa base électorale d’origine, même dans ses fiefs géographiques. Cela s’explique mieux par les peurs de la classe moyenne suscitées par les conséquences prétendues de l’indépendance pour leur statut économique, plutôt que par leur manque de zèle nationaliste. Les classes moyennes britanniques ont toujours soutenu l’establishment même au pire de la crise des années 1930. Il aurait fallu quelque chose de spécial pour que l’Ecosse démente cette tendance séculaire. La menace sur le cours de la livre (et donc sur les emplois, les retraites, et les revenus des économies et des loyers) a été une fois de plus décisive comme elle l’avait été pour l’électorat Tory qui a assuré la dominance conservatrice dans l’entre-deux-guerres. La crainte de l’inflation, la bête noire (en français dans le texte) des classes moyennes tout au long de l’histoire britannique du XXe siècle, a été plus forte que l’insatisfaction à l’égard de la politique de Westminster. L’enquête Ashcroft montre clairement que la division autour du référendum oppose les mécontents qui ont espéré projeter leur idéal d’un pays démocratiquement social sur une Ecosse indépendante et ceux qui ont craint les conséquences économiques plus qu’ils n’espéraient un changement. C’est donc bien une question de classe sociale et de priorités politiques plutôt que seulement d’identité nationale.

Tous ceux ailleurs au Royaume-Uni qui cherchent une alternative radicale à la politique actuelle attendaient beaucoup des résultats du référendum écossais.

Cependant, cela ne doit pas empêcher de voir la complexité du vote, ainsi que les dynamiques sous-jacentes au fait que le vote est allé au maintien dans l’Union. L’espace politique pour une nouvelle politique radicale a été donné en Ecosse, comme en Espagne et en Grèce. Une campagne populaire à la base, menée principalement par la gauche radicale, a démontré qu’elle était capable de parler aux espoirs de milliers de travailleurs. Et bien que le centre politique ait tenu le coup, il y a d’évidence un sentiment massif que nos dirigeants ne peuvent pas continuer à gouverner de la même façon. Jamais depuis 30 ans cela ne s’était produit aussi sérieusement que le 18 septembre. Notre tâche est maintenant d’amener l’esprit du référendum écossais au reste de la Grande-Bretagne. (Traduction A l’Encontre ; publié dans rs21, revolutionary socialism in the 21st century, le 29 septembre 2014, écrit par Matt Myers)

Pete Cannell

Militant indépendantiste écossais et auteur de Revolutionary socialism in the 21st century.

Matt Myers

Militant indépendantiste écossais

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