Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Maroc – Wafaa Charaf : enjeux d'une persécution

1886. Au commencement, il s’agissait d’un rassemblement en soutien de la journée légale de huit heures. L’émeute, des violences puis la répression policière éclatent après l’explosion d’une bombe dans le rassemblement. Huit anarchistes seront condamnés de conspiration par les pouvoirs publics, dont August Spies, sans avoir eu de procès équitable. Les « martyrs » de Haymarket deviendront un pilier de contre-culture socialiste, communiste et anarchiste des années 1890 – 1940 en Europe et en Amérique du Nord. Illustration parue dans le Harper’s Weekly du 15 mai 1886.

L’histoire de Wafaa Charaf, militante des droits de l’homme aux côtés des ouvriers de Tanger et persécutée pour son engagement, mérite d’être connue par tous. Et notamment par tous ceux qui croient à l’ (auto)émancipation des hommes. Il s’agit en effet d’une histoire dont le sens multiple fait écho à plusieurs des grands problèmes auxquels se trouvent confrontées les gauches politiques et sociales dans le monde aujourd’hui.

Un engagement, une persécution

Agée de 27 ans, Wafaa Charaf est une militante membre de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) et du parti progressiste Voie démocratique. Elle est incarcérée depuis le 29 juillet dernier. A cette date, elle a été placée en détention préventive à la prison de Tanger après avoir déposé plainte contre X pour enlèvement et séquestration.

Les faits remontent au 27 avril 2014 : elle participe à un rassemblement d’ouvriers en soutien aux efforts de syndicalisation dans l’entreprise Greif (multinationale numéro un de l’emballage industriel). En réponse à la création d’une section syndicale, les patrons de Greif, située dans la zone franche de Tanger, licencient des ouvriers à l’origine de cette campagne.

A la fin de ce rassemblement du 27 avril 2014, Wafaa Charaf est embarquée par des inconnus qui la brutalisent, la questionnent sur ses activités et l’abandonnent en pleine nuit à 15 km de Tanger, au bord de la route. Suite au dépôt de la plainte de Wafaa Charaf, une enquête est ouverte à son encontre pour « mensonges et diffamation ». [1] Le 11 août, elle est condamnée à un an de prison ferme et à une lourde amende. De victime, le pouvoir marocain la transforme en coupable. Wafaa Charaf a fait appel de cette condamnation et son audience devait se tenir le 29 septembre avant d’être reportée.

En dépit de l’arbitraire et des enjeux que cristallise ce dossier, aucun des grands journaux internationaux, aucune chaîne de télévision occidentale, n’a fait écho de ces faits. L’Humanité (quotidien lié au Parti communiste français) et ses quelque 50 000 exemplaires constituent la seule exception. Pourtant, derrière ce silence complice se trouvent des enjeux forts pour l’ensemble des gauches à l’échelle mondiale.

Géographies révélatrices du monde actuel

Déconstruire et remodeler les représentations du monde arabe constitue un premier enjeu de taille. En lieu et place d’un monde arabe calqué à peu de choses près sur l’imaginaire hérité de l’Orient exotique du XIXe siècle, Wafaa Charaf et son histoire soulignent à quel point cette représentation dominante est erronée. Voici en effet une jeune femme musulmane qui milite pour des droits démocratiques, engagée à gauche, luttant aux côtés des ouvriers et ouvrières de Tanger, persécutée par un pouvoir autoritaire. Cela dément l’image habituelle de sociétés arabes figées dans la tradition et la religion en proie au fanatisme et aux idées réactionnaires. De plus, l’histoire de Wafaa Charaf illustre la présence des luttes internes qui travaillent les pays du monde arabe qui sont pour la plupart inconnues dans le reste du monde.

Au-delà des représentations et de leurs enjeux politiques, l’histoire de Wafaa Charaf cristallise un trait caractéristique des luttes ouvrières du XXIe siècle : ce sont des luttes qui associent étroitement droits démocratiques et question sociale. La zone franche de Tanger est un no-man’s land syndical similaire aux autres zones franches d’exportation dans le monde, que ce soit sur le littoral de la Chine, dans les zones spéciales du Vietnam ou dans les usines du Bangladesh. Ces îlots d’extra-territorialité juridique en termes de droit du travail sont l’équivalent dans le domaine productif des places financières off-shore pour le capitalisme mondialisé : seule la loi du capital y a droit de cité.

Il devient clair aujourd’hui que dans ces zones industrielles de non-droit, les prolétaires du XXIe siècle réclament leur dignité et leurs droits. L’histoire de Wafaa Charaf fait donc écho aux grèves de masse en Chine, au Bangladesh, au Vietnam des dernières années. L’idée bien installée dans le mouvement ouvrier d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale que le rapport de forces est depuis les années 1980 et pour longtemps défavorable aux travailleurs, en raison de ces travailleurs des pays en développement qui travaillent dans la misère – cette idée est de plus en plus démentie par les histoires comme celle de Wafaa Charaf.

Militants anonymes

Enfin, Wafaa Charaf n’est pas sans rappeler les transformations souterraines qui sont indissociables des grandes transformations sociales et politiques. L’histoire sociale des XIXe et XXe siècle montre que les grandes conquêtes politiques et sociales des classes subalternes ont été le fait d’un engagement anonyme et multiforme de millions d’individus comme Wafaa Charaf. Pour la majorité d’entre eux ils demeurent inconnus et invisibles aux yeux de la conscience contemporaine. Voici l’exemple d’Anton Valek tel que décrit par Victor Serge en 1923 en partant d’une source éditée par le nouveau pouvoir soviétique intitulée A la mémoire des sacrifiés de la Révolution (Moscou, Librairie de l’Etat, 1922) :

« Anton Valek, cheminot, né en 1887, milite à partir de 17 ans ; participe en 1905 au mouvement insurrectionnel de Kharkov, est exilé pour trois ans à Olonetz – dans les brumes et le froid de la Karélie – s’évade, recommence à militer, illégal, est arrêté de nouveau, exilé pour cinq ans dans le gouvernement de Tobolsk (Sibérie), s’évade une deuxième fois, se fait embaucher dans l’Oural, à l’usine électrique de Nadiejdinsky, y prend part, au cours de grèves, à une campagne terroriste contre le patronat, est arrêté, risquant cette fois le gibet, trouve le moyen de manger, pendant la perquisition faite chez lui, le mandat du parti qui pourrait le perdre ; devient successivement – car la lutte pour le pain est aussi dure que l’action clandestine pour le parti – portefaix, meunier, teinturier, trouve moyen de s’instruire, veut être dentiste, puis photographe, finit en 1917 par devenir tourneur aux usines Poutilov (Petrograd). ’J’enlève, dit-il alors de sa modeste tâche quotidienne, les petites pierres du chemin de la révolution.’ » [2]

De tels portraits d’anonymes « révolutionnaires » existent par millions dans les documents historiques. Les grandes dates de l’émancipation au XXe siècle auraient été impossibles sans l’action déterminée et consciente de ces anonymes subalternes : 1905, 1917, 1936, 1945, 1954, 1968, 1979, 1989 ont en grande partie été leur œuvre.

Il importe cependant de saisir certains traits de ces engagements pour mieux comprendre la signification de ce qui est en train de se jouer avec Wafaa Charaf. Premièrement, cet engagement procède toujours en rupture avec l’opinion et les idées dominantes. Victor Serge écrit : « Aux « sages » de leur temps (…) [ces militants] paraissaient des illuminés. On ne leur envoyait pas dire. Ils poursuivaient leur chemin à travers les sourires, les polémiques, les prisons, la misère, l’exil ; ils poursuivaient leur œuvre. » [3]

Deuxièmement, il est à noter la diversité de ces engagements dont l’activité de Wafaa Charaf est un reflet. Droits de l’homme, démocratie, luttes ouvrières, syndicales, mouvements culturels, éducation populaire, construction de partis, journalisme militant, etc. : il s’agit là d’activités militantes qui convergent et se renforcent la lutte pour l’émancipation de soi et des autres. Troisièmement, que ce soit Anton Valek dans la Russie tsariste du début du XXe siècle ou Wafaa Charaf dans le Maroc actuel, ces militants anonymes montrent que le progrès social et politique n’obéit à aucune formule unique ou stratégie miracle. De fait, comme le rappelait Daniel Bensaid dans Penser Agir (2008), les militants comme Wafaa Charaf démontrent en pratique que la politique est un art stratégique qui consiste à élargir le champ des possibles en refusant le monde tel qu’il est : « S’il existe un sens du réel, il doit bien exister tout autant, et non moins légitime, un sens du virtuel. Il refuse l’idée que ce qui est devait nécessairement être. Il résiste à la dictature stupide des faits. Il donne une nouvelle chance aux vaincus d’hier et de toujours. » [4]

Wafaa Charaf nous fournit donc à tous une leçon indispensable en ces temps de doute et de reculs.

Légende : Répression policière et émeutes ouvrières à Haymarket Square, Chicago, le 4 mai


[1Rosa Moussaoui, « Au royaume de l’arbitraire », L’Humanité, 24 septembre 2014, p. 3.

[2Victor Serge, « Vie des révolutionnaires », 1923 dans V. Serge, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques 1908-1947, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2001, p. 297.

[3Ibid., p. 295.

[4Daniel Bensaid, Penser Agir, Paris, Lignes, 2008, p. 41.

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