Édition du 16 avril 2024

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Solidarité avec la Grèce

Le 27 février 1953 : les alliés désendettent l’Allemagne

Entrevue d’Eric Toussaint accordée à Marianne (France)

Marianne : Le parti grec Syriza, en arrivant au pouvoir, a remis à l’ordre du jour l’annulation des dettes de l’Allemagne lors de l’accord de Londres intervenu le 27 février 1953. A cette occasion, on découvre que la République fédérale pourrait devoir des sommes considérables à l’Etat grec… En quoi consistent ces demandes ?

Eric Toussaint : En fait, on parle de deux dettes différentes. La première est issue de l’emprunt forcé que les occupants nazis ont imposé aux autorités grecques entre 1941 et 1944. Une somme de 476 millions de Reichsmarks [la monnaie allemande jusqu’en 1948] qui revenait à faire payer les frais de l’occupation par les occupés eux-mêmes. Cet emprunt n’a jamais été remboursé depuis lors. Si l’on applique un taux d’intérêt modéré, de l’ordre de 3 % par an, à cette créance, dont plusieurs gouvernements grecs ont demandé qu’elle soit honorée, on parvient à une somme considérable, de l’ordre de 12 à 15 milliards d’euros d’aujourd’hui. Une somme à comparer avec la quinzaine de milliards que Berlin a accepté de prêter – à l’époque à 4,5 % – à la Grèce en 2010, dans le premier mémorandum. Aujourd’hui, l’Etat allemand est prêteur de 15 milliards d’euros à la Grèce. Rappelons que la République fédérale d’Allemagne n’a pas été contrainte d’assumer des dommages de guerre envers les pays occupés par les armées du IIIe Reich. Et, parmi ceux-là, la Grèce a été l’un des plus détruits avec la Pologne et l’Union soviétique, bien au-delà de ce qu’ont subi la France, la Belgique ou les Pays-Bas. Si l’on cumule l’emprunt de 1941 et les réparations, l’Allemagne serait redevable d’une somme considérable, entre 100 et 200 milliards d’euros, soit un ou deux tiers de la dette publique grecque actuelle…

C’est énorme, et on se demande à quel point cette « dette allemande » est une réalité pour les Grecs ?

E.T. : La Grèce n’a jamais formellement renoncé à recouvrer cette créance. Lors de la conférence de Londres, les réparations de la Seconde Guerre mondiale sont renvoyées aux négociations du traité de paix entre l’Allemagne et ses vainqueurs, hypothétique en pleine guerre froide avec le bloc soviétique. Pour faire valoir ses arguments, Athènes devrait sans doute s’adresser à la Cour de justice internationale de l’ONU, à La Haye. En 1981, lors de l’entrée de la Grèce dans la Communauté européenne (devenue Union depuis), le gouvernement, dirigé par le Pasok, a voulu mettre la question de côté, notamment parce que le pays bénéficiait de fonds structurels européens importants. Mais la crise de 2010 et les normes très dures imposées au pays par les prêteurs, dont l’Allemagne de Mme Merkel, ont ramené la question sur le devant de la scène politique grecque, donc dans la réalité !

Un traitement bien différent de celui qui avait été appliqué à la RFA…

E.T. : Oui. Lors de la conférence de Londres, les créanciers de la jeune République fédérale d’Allemagne traitent des dettes accumulées depuis les années 20-30 (dont celles qui avaient été émises en remplacement des réparations de la guerre de 14-18 instituées par le traité de Versailles) et celles contractées entre 1945 et 1953. Les signataires, c’est-à-dire les Alliés occidentaux (Etats-Unis, France, Royaume-Uni…), non seulement réduisent la dette (intérêts et capital) de Bonn de 62,5 %, mais créent aussi les conditions pour que l’Allemagne fédérale se reconstruise le plus vite possible. Les remboursements ne doivent jamais dépasser 5 % de ses revenus des exportations, le taux d’intérêt oscille entre 0,5 et 5 %, et la dette est en partie payable en monnaie allemande, le deutsche Mark, qui à l’époque n’avait que très peu de valeur pour les échanges internationaux. Cela signifie en pratique que les pays créanciers, la France, la Belgique, les Pays-Bas, les Etats-Unis, ne pouvaient utiliser ces paiements que pour acheter des produits… allemands. Ils ont ainsi participé à la reconstruction rapide des grands groupes industriels allemands, Thyssen, Siemens, IG Farben… ceux-là mêmes qui avaient participé à l’effort de guerre nazi. La dette leur ouvrait des marchés… Enfin, les litiges avec les créanciers devaient se régler devant les tribunaux allemands. C’est à peu près tout l’inverse de ce que l’Union européenne, la BCE et le FMI ont imposé à la Grèce.

Certes, mais l’accord de Londres s’inscrivait dans un cadre, juridique et idéologique, bien plus large de redressement de l’Europe occidentale…

E.T. : Il fallait reconstruire l’Allemagne le plus vite possible pour qu’elle constitue un rempart au bloc soviétique. On met les moyens pour relever les pays alliés : non seulement les annulations de dettes pour l’Allemagne, mais aussi, de la part des Etats-Unis, à l’égard 47de la France, de la Belgique et du Royaume-Uni, etc. On y ajoute des dons : 13 milliards de dollars du plan Marshall (environ 100 milliards de dollars d’aujourd’hui), dont 1,5 milliard pour la RFA (soit 10 milliards de dollars actuels). Ce geste fait suite à une réflexion au sein de l’administration Roosevelt d’avant la libération de l’Europe sur l’opportunité de distribuer des dons ou des prêts. Les Américains avaient tranché pour des dons, afin d’éviter que les pays européens ne soient contraints d’exporter leurs produits vers les Etats-Unis pour se procurer les dollars indispensables au remboursement de leurs dettes. C’était une mesure généreuse mais protectionniste. Ainsi, les firmes américaines ne verraient pas débouler des produits européens concurrents. Grâce aux dons, elles pourraient au contraire vendre leurs machines-outils, leurs chaînes de montage et leurs matériels agricoles aux Européens de l’Ouest, sauvegardant ainsi le plein-emploi que l’Amérique avait atteint dès 1942. De fait, le pari s’est avéré gagnant pour tout le monde jusqu’au milieu des années 50. La leçon de cette époque, c’est que la prospérité, ça se partage.

C’est ce qu’on appelle un cercle vertueux ?

E.T.  : Oui. On avait mis en application les leçons terribles du traité de Versailles et des erreurs des années 20, illustrées par John Maynard Keynes. C’est aussi une époque de régulation. En 1944, les accords de Bretton Woods créent le FMI pour assurer la stabilité des échanges monétaires et le contrôle des mouvements de capitaux, et la Banque mondiale, pour permettre le financement des économies en redémarrage. C’est ce qui va générer les Trente Glorieuses, années d’expansion et de plein-emploi dans le monde occidental, alors qu’aujourd’hui, au contraire, l’Union européenne subit une spirale descendante, en appliquant les politiques restrictives, en instituant en dogme l’équilibre des budgets, la baisse des revenus salariaux, l’irrévocabilité des dettes, et en poussant les économies les plus fortes à se développer au détriment de leurs partenaires plus faibles.

Mais pourquoi les Allemands s’accrochent-ils à ces politiques, alors que l’échec est patent en Grèce ?

E.T.  : Si Angela Merkel poursuit dans cette logique, c’est parce qu’elle considère l’Europe, avec l’Allemagne au centre, comme devant être plus compétitive que les Etats-Unis, la Chine ou les autres pays émergents au niveau mondial : Russie, Brésil, Inde. Elle n’a d’autre perspective que de poursuivre la baisse des salaires et la précarisation de la main-d’oeuvre, chez elle et alentour. Matteo Renzi, en Italie, et François Hollande, en France, ne la contestent pas. Ils copient peu ou prou les réformes Hartz qui ont défait le modèle social allemand à partir de 2003-2005 : en Italie, avec la loi sur le travail ; en France, avec la loi Macron. Ils demandent juste un peu moins d’effort budgétaire.

Mais est-ce vraiment habile de la part des dirigeants de Syriza, qui veulent négocier avec l’Union européenne, de ramener les Allemands vers le passé, la Seconde Guerre mondiale ? N’est-ce pas leur dire : « Vous devez payer pour vos responsabilités » ?

E.T. : Le peuple allemand n’est pas responsable du nazisme. Il n’y a pas de « dette collective » des Allemands. En revanche, on ne peut admettre qu’Angela Merkel et Wolfgang Schäuble présentent leurs exigences vis-à-vis des Grecs comme une politique généreuse. Avec la crise grecque, le coût des emprunts d’Etat à dix ans de l’Allemagne est passé de 3 % en 2010 à 0,4 % en 2014. Soit – 75 %, permettant à l’Allemagne d’économiser 63 milliards d’euros. Tout ça parce que les marchés ne voulaient plus prendre de risques et se ruaient sur les « Bunds » [les emprunts d’Etat]. C’est vrai aussi pour la France. Les autorités allemandes, la BCE ou le FMI – dont la directrice générale, Christine Lagarde, affirme : « Une dette, ça se paye » – manipulent les opinions publiques. Le ministre des Finances français, Michel Sapin, le dit aussi, en plus gentil. Il s’agit de mobiliser les citoyens afin de maintenir la Grèce à genoux. Les dirigeants conservateurs veulent infliger une défaite à Tsipras pour éviter que les Espagnols n’élisent Podemos à la fin de cette année. Des économistes falsifient l’histoire en prétendant que la Grèce est à l’origine de la crise de la zone euro.

Certes, la Grèce était le maillon faible de la chaîne, mais c’est la zone euro elle-même qui était, et demeure, mal conçue. A partir de l’introduction de l’euro, on a remplacé des transferts très importants des pays du Nord vers les pays du Sud (Portugal, Grèce, Italie, Espagne) par des prêts des grosses banques des grands pays (Allemagne, France, Italie) vers les pays de la périphérie. Les banques ont multiplié les prêts immobiliers et ont fait gonfler la bulle spéculative qui a explosé en 2010. En 2012, on a restructuré la dette grecque et on a remplacé les prêts des banques par des emprunts auprès des contribuables européens. Et cet argent (240 milliards d’euros) a servi à rembourser en priorité les institutions financières des pays du Nord…


Source : Marianne (France) du 20 février 2015

Hervé Nathan

Journaliste. Je suis actuellement rédacteur en chef économie et social à Marianne, après avoir appartenu successivement à La Tribune et à Libération. J’ai écrit, en commun avec mon ami Nicolas Prissette du Journal du Dimanche, un livre intitulé “Les bobards économiques”,chez Hachette Littérature.

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