Édition du 16 avril 2024

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Afrique

Le désastre libyen

Greg Shupak [1], The Bullet, 27 février 2015,
Traduction, Alexandra Cyr

Global Nato and the Catastrophic Failure in Libya, est le titre du livre d’Horace Campbell portant sur l’intervention des Nations Unies en Libye en 2011. Il réfère à un article de Seumas Milne dans The Gardian qui s’intitulait : « Si la guerre libyenne avait pour objectif de sauver des vies, on peut conclure que c’est un échec catastrophique » [2]

Ce titre lui-même avec l’adjectif « catastrophique » fait écho à des informations données par Claudia Gazzini de l’ONG International Crisis Group, qui souligne que si les données sur les pertes de vies publiées par le Conseil national de transition de la Libye sont exactes : « le nombre de morts au cours des sept mois d’intervention des Nations Unies était au moins 10 fois plus élevé que celui dénombré au cours des premières semaines de conflit » avant cette intervention. H Campbell montre qu’alors que les Nations Unies invoquaient la protection des vies humaines (pour intervenir). Ses bombardements n’ont pas épargné les civils-es et ont permis à l’opposition libyenne de persécuter des migrants d’Afrique noire et de procéder au nettoyage ethnique de la ville de Tawergha en expulsant sa population noire. Moins de quatre ans après l’intervention des Nations Unies son envoyé spécial, M. Bernardino Leon, déclarait : « le pays est proche du point de non retour ».

Environ 2 millions de Libyens-nes ont fuit vers la Tunisie, mais ce chiffre est contesté. En novembre dernier, des militants du groupe armé, état islamique ont pris le contrôle de la ville de Derna. Ils y ont pratiqué des exécutions en public et assassiné des militants.

Nicholas Pelham rapporte que presque tous les exilés qui sont revenus au pays après le renversement du dictateur Kadhafi sont repartis et qu’il y en aurait eut encore plus si les pays européens n’avaient pas fermé leurs ambassades ; que les seigneurs de guerre ont pris le contrôle de plusieurs parties du pays ; que ce qui était une société relativement homogène est divisée entre de multiples groupes armés ; que le séparatisme a gagné en faveur en Cyrénaïque qui ne représente qu’un tiers de la population libyenne mais détient les deux tiers des champs pétroliers, la majorité des nappes phréatiques et des mines d’or du pays ; que les cafés et les postes d’électricité ont été brulés ; que les ambassades et autres cibles du genre ont subit les attaques au moyen de voitures piégées ; que les aéroports ont aussi été attaqués. Il ajoute que la population de Tripoli est « affolée » et que les Libyens-nes « se sentent encore plus isolés-es que durant la période des sanctions onusiennes contre le régime de M. Kadhafi ».

Une nation divisée par la guerre civile

Au moment d’écrire ces lignes, des négociations ont lieu pour mettre fin à la guerre civile en cours. Il y a deux sièges de gouvernement avec chacun leurs propres institutions. L’un d’eux, le Congrès général national, est installé à Tripoli. Il a été instauré à Tripoli par le parti Libye Dawn qui a lourdement perdu les élections parlementaires. Il s’agit d’une coalition de divers groupes islamistes dont le groupe salafiste, Ansar al-Sharia lui-même soutenu par le Qatar allié des États-Unis. On y trouve toute une variété de milices issues des villes berbères. Plusieurs de ses dirigeants sont d’anciens combattants du « Groupe de lutte islamiste libyen », une organisation djihadiste qui a tenté de liquider M. Kadhafi dans les années 90, qui s’est battu contre l’Union soviétique en Afghanistan aux côtés d’Ousama Ben Laden. Il était soutenu par un autre allié des États-Unis, l’Arabie saoudite.

L’autre gouvernement siège à Tobrouk dans la Chambre des représentants. Il s’est allié avec ce qui reste des forces armées nationales et aux troupes restées loyales à l’ancien commandant Kadhafi. Les troupes loyalistes l’avaient aidé à renverser le régime précédent en 1969. Ils ont quitté la Libye après des démêlés avec le colonel Kadhafi ; leur chef, le général Haftar, avait perdu une guerre contre le Tchad.
On pense que le général Haftar aurait pu être lié à la CIA. Il est retourné en Libye durant la guerre contre M. Kadhafi. Ses forces sont soutenues par l’Égypte et les Émirats arabes unis qui ont bombardé une partie de la Libye. M. Pelham rapporte que ces forces ont bombardé d’obus des maisons d’habitation et l’aéroport de Tripoli alors que des voyageurs-euses s’apprêtaient à monter en avion.

Selon l’organisation Libya Body Count, presque 3,000 personnes sont mortes de mort violente depuis le début de janvier 2014. M. Pelham ajoute que : « l’ampleur de la terreur et de la destruction », qui vient de Libye Dawn et des troupes du général Haftar, « dépassent de loin celles des dernières années du règne Kadhafi. On se demande combien parmi les Occidentaux qui se sont félicités de la guerre qui lui a été faite sont conscients de l’état actuel des choses ».

L’Égypte et le Qatar, tous deux alliés des États-Unis, soutiennent les camps opposés. Cela signifie que, dans les faits, les États-Unis soutiennent les deux côtés de la guerre civile en Libye.

Le livre de M. Campbell aide à comprendre comment la Libye en est arrivée là. Il explique qu’avant que la guerre ne commence, sa position était que s’il faillait s’opposer au régime Kadhafi, il fallait tout autant s’opposer à l’intervention des Nations Unies. S’il se préoccupait de savoir comment le colonel Kadhafi allait répondre aux protestataires, il était conscient que les forces sociales libyennes étaient sous-développées politiquement. Il savait aussi que les Britanniques et les Français s’apprêtaient à montrer leur manque de sérieux lorsque le Président Sarkozy a commencé à défendre l’opposition libyenne compte-tenu qu’il « n’était pas l’ami des mouvements progressistes africains ».

La vision de la crise libyenne de M. Campbell est concordante avec celle exprimée par 200 intellectuels africains dans une lettre ouverte. M. Campbell s’y réfère d’ailleurs constamment. On y lit : « Nous ne voulons pas prendre parti pour un côté ou l’autre. Nous voulons que la souveraineté de la Libye soit protégée ainsi que le droit du peuple libyen à choisir sa propre destinée ». À la fin de cette lettre on peut lire : « Ceux qui ont apporté une pluie de bombes mortelles sur la Libye ne devraient pas, aujourd’hui, s’illusionner en pensant que l’apparent silence de millions d’Africains-nes veut dire que l’Afrique approuve cette campagne de mort, de destruction et de domination. La réponse que nous devons donner, en tant qu’Africains-nes est de nous demander quand, et comment, allons-nous agir résolument et de manière significative pour défendre les droits des Africains-nes de Libye de décider de leur avenir et ceux de tous les Africains-nes de déterminer leur destinée. C’est notre devoir ».
Le livre de M. Campbell clarifie que les signataires de cette lettre aussi bien que lui-même avaient raison de soupçonner que les États-Unis impérialistes et leurs alliés intervenaient en Libye pour de toutes autres raisons que le bien-être de ses citoyens-nes. En ce sens, le livre de M. Campbell va de pair avec l’importante contribution de Maximilian Forte, avec Slouching Roward Sirte. Le livre de M. Forte est remarquable par son travail d’illustration méticuleuse du rôle de divers événements survenus dans l’affaire libyenne. De son côté, le livre de H. Campbell les situent dans le contexte plus large de la dynamique capitaliste internationale et de son influence. (…) Même si M. Campbell ne confirme pas ses affirmations avec des citations pertinentes, il nous offre deux éclairages importants. Il illustre comment la Libye a été mise en pièce et des explications précises sur la manière dont le capitalisme impérialiste militarisé opère.

H. Campbell soutient que les Nations Unies et leurs alliés comme le Qatar et l’Arabie saoudite ont profité de l’exacerbation de la crise qui a surgit dans le pays dans la foulée des protestations qui ont commencé en février 2011. Il en fait son argument central. Les États dominants les Nations Unies se sont appuyés sur cette situation pour asseoir le contrôle militaire et économique de l’Occident sur l’Afrique et empêcher son unité et son autonomie. On trouve dans les documents de Wikileaks des analyses qui soutiennent que le gouvernement Kadhafi était perçu comme une barrière à cet objectif. L’expédition contre la Libye a aussi été motivée par la frustration des élites des États occidentaux face à leur incapacité à contrôler le secteur financier libyen.

Autres motivations

Une des plus importantes contributions de l’analyse de M. Campbell est de montrer que la volonté des Occidentaux de changer le régime libyen est ancrée dans la crise financière de 2008. Lors de la crise de 1930 les pouvoirs coloniaux ont forcé les Africains à augmenter leur production agricole pour s’assurer que leur captation de la plus value de cette source se maintienne. M. Campbell soutient qu’en réaction à la crise de 2008, les pouvoirs impériaux devaient trouver des moyens pour extraire la richesse des États africains qui sont maintenant indépendants. Saisir l’occasion du mouvement de 2011 était un premier pas en ce sens. D’autant que les États européens n’avaient pas un très large accès aux riches ressources africaines et que les membres de l’Otan s’inquiétaient de la montée de l’influence chinoise sur le continent. Même au cours de la période de détente entre le régime Kadhafi et les pays occidentaux cet État était perçu comme un obstacle à leurs efforts pour, par exemple, installer les bases militaires du Commandement américain en Afrique (AFRICOM).

Ces tensions sont apparues au début de 2011 quand, selon M. Campbell, les élites américaines voulaient : « empêcher une autre montée révolutionnaire du type et de l’ampleur de celles qui avaient débouté les régimes tunisiens et égyptiens. Il assure que ce but a été « élaboré par le Center for Stratégic and International Studies à Washington D.C. au cours d’un important séminaire portant sur les implications des révoltes en Égypte ».

En plus, H. Campbell écrit que peu après la chute de Tripoli, alors que le gouvernement libyen était loin d’être renversé, le géant italien de l’énergie, ENI était en ville pour des discussions pour organiser l’exportation du gaz. Selon lui, la visite du Président français Nicholas Sarkozy et du Premier ministre britannique David Cameron dans les jours qui ont suivi, reflétait : « la férocité de la compétition qui régnait entre la France et les autres pays occidentaux pour le contrôle du pétrole libyen ». Il rapporte une description de ces voyages parue dans The Gardian : « d’abord et avant tout Dave et Sarko ont torpillé ce qui devait être une tournée du champ de guerre ».

M. Campbell ajoute aussi qu’en plus du pétrole, la coalition qui a renversé M. Kadhafi était aussi intéressée à l’énorme richesse en eau que représente le système aquifère nubien, les 4,000 kilomètres du Grand projet de la rivière Mammade en plus de profiter de l’exploitation de la main d’œuvre libyenne. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la remarque du Secrétaire britannique à la défense vers la fin de l’intervention des Nations Unies. Il s’adressait à la communauté d’affaire : « faites vos bagages (et partez) pour la Libye ». Et l’ambassadeur américain à Tripoli clamait que la Libye : « avait grand besoin des compagnies américaines ».

Goldman Sachs à Tripoli

M. Campbell explique comment la financiarisation du secteur pétrolier a renforcé les alliances entre les banques et les compagnies pétrolières. Les banques ont perdu des milliards dans la crise des hypothèques non solvables (subprime), elles se sont donc tournées vers le commerce de l’énergie.

Au cours de la période de réchauffement entre le régime Kadhafi et l’Occident, Saïf al-Islam Kadhafi et les « réformistes » du gouvernement ont commencé à structurer le secteur financier en créant l’Autorité des investissements libyens. C’était une « holding » qui avait la responsabilité de gérer les investissements du gouvernement libyen dans l’industrie pétrolière et gazière sur les marchés internationaux. Cette structure a confié 1,300 milliards de dollars à Goldman Sachs pour des achats de devises et d’actions sur les marchés. La crise du crédit à fait fondre cette somme de 98%. Des tensions sont apparues entre le gouvernement libyen et Goldman Sachs. La Libye a fini par rejeter les efforts de G.S. pour qu’elle continue d’investir dans la compagnie et il n’y a jamais eu d’entente pour des compensations pour les pertes libyennes. M. Campbell nous dit que depuis le renversement de Kadhafi peu a été fait pour que la Libye récupère un peu de ses fonds.

Un enjeu voisin s’ajoute à ce tableau. Il faut parler des relations cahotiques de la Libye avec le Conseil de coopération du golfe (persique). Il a été établit en 1981 par les pouvoirs régionaux sympathiques aux États-Unis, soit le Bahrain, le Koweit, le Sultanat d’Oman, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Selon les termes de M. Campbell le Conseil s’emploie à : « recycler les ressources de l’Arabie dans le système financier occidental ». Il souligne qu’au moment de l’intervention des Nations Unies les spéculateurs de Wall Street se sont alliés avec le Conseil contre les leaders libyen pour le contrôle de l’Arab Banking Corporation basée à Barhein. Il s’agit d’un joueur majeur comme banque d’investissement, dans les placements de fonds régionaux à l’extérieur et qui projetait le développement de services financiers. Selon M. Campbell la dispute est survenue parce que les Libyens voulaient : « que cette banque en finisse avec sa position servile face aux intérêts bancaires occidentaux ». Les autorités d’investissement du Koweit, d’Abu Dhabi et d’autres parties prenantes s’opposaient à cette nouvelle direction.

Parce que l’Otan voulait donner l’impression d’un large soutien arabe à l’interdiction de vols au-dessus de la Lybie, il a fini par avoir l’approbation de la Ligue arabe mais au cours d’une réunion qui ne regroupait que onze de ses vingt-deux membres. Six des neufs qui ont voté pour étaient membre du Conseil de coopération du golfe.
Pire encore, l’Autorité d’investissement libyen, comme beaucoup d’entreprises occidentales a investit des milliards de dollars dans les fonds pétroliers secrets des Émirats arabes unis. H. Campbell suggère dans son livre que les néolibéraux du gouvernement Kadhafi qui étaient proche idéologiquement de leurs vis-à-vis occidentaux et aussi persuasifs ont, en fin de compte, précipité sa fin. Malgré l’opposition des nationalistes, ils ont fini par venir à bout des actifs du pays aidés en cela par des compagnies occidentales. La porte était ouverte pour des mesures restrictives aux options financières de l’État libyen à un moment crucial de son histoire. Après le début de la révolte en février 2011, « quand les Libyens ont commencé à vouloir diversifier leurs placements, à les protéger de leurs liens étroits avec les institutions financières britanniques et américaines, les fonds ont été gelés ».
Il est difficile d’exiger que M. Campbell soit plus précis sur les possibles liens de causes à effets entre les relations des banques, des entreprises du secteur des énergies, du gouvernement libyen et la décision de l’Otan de renverser M. Kadhafi. L’opacité des marchés internationaux nous empêchent d’aller jusque là. C’est pour cette raison que les renseignements sur les activités et les rapports entre tous ces acteurs sont également très minces.

Quoiqu’il en soit, M. Campbell trace un portrait intéressant des relations souvent tumultueuses entre l’État libyen et le secteur financier dominant dans les pays membres des l’OTAN. Donc, sa théorie voulant que les rapports du gouvernement Kadhafi avec les autres joueurs du secteur financier aient joué un rôle important dans la décision d’intervenir en Libye reste plausible. Ceux et celles qui sont au fait du rôle prépondérant qu’à joué Wall Street tout au long de l’histoire impériale américaine n’en seront pas étonnés-es. Par contre les tenants de la théorie d’une politique impériale américaine maladroite en Afrique du nord ne seront pas enclins à accepter que le gouvernement américain sait ce qu’il fait.

La réponse à l’intervention, l’internationalisme

Comme l’écrit M. Campbell, faire la chronique des cataclysmes résultants des dernières aventures impérialistes au Proche-Orient et Afrique n’est pas que : « du verbiage, mais un effort pour renforcer le mouvement vers la paix et la justice, pour offrir une contre partie au militarisme et à l’hégémonie ».
Si la gauche veut construire une alternative au capitalisme, elle doit reconnaitre que les appels à l’internationalisme sont pires qu’insignifiants s’ils permettent les bains de sang impérialistes.


[1Greg Shupak enseigne les communications à l’Université de Guelph en Ontario. L’original de cet article a été publié dans Jacobin Magazine.

[2Titre original : If The Libyan War Was About Saving Lives, it Was a Catastrophic Failure.

Grégory Shupak

Gregory Shupak enseigne la communication à l’Université de Guelph.

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