Édition du 16 avril 2024

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Canada

Projet de loi C-51

Chris Hedges : ils vont de l'avant, à nous de réagir

Texte d’une conférence que C.Hedges devait donner à une manifestation contre le projet de loi C-51 le 14 mars 2015, à Toronto. Les intempéries l’ont empêché de le faire.
Rabble, 18 mars 2015

Traduction, Alexandra Cyr

Il n’y a plus rien qui puisse nous retenir d’arrêter le capitalisme totalitaire. L’électoralisme politique est une honte. Les médias sont complètement soumis au pouvoir corporatif. La classe ouvrière a perdu son pouvoir et est appauvrie. Le système légal est au service de l’État lui-même soumis aux entreprises. Toute forme de dissidence même les plus réservées seront bientôt entravées par un appareil de sécurité renforcé par les lois anti terroristes qui auraient fait rêver le gouvernement de l’Allemagne de l’est. Personne à Ottawa ou Washington ne s’apprêtent à nous aider. Les partis d’opposition comme le NPD, peuvent bien déchirer leur chemise sur le moment, mais quand ils se retrouvent au pouvoir, ils s’inclinent devant les demandes des tout puissants organes militaires et de sécurité qui servent les entreprises qui nous dominent.

Tout État qui peut complètement imposer sa domination sur ses citoyens-nes, n’est pas un État libre. Peu importe qu’il utilise ou non ce pouvoir dans l’immédiat. Comme Hannah Arendt l’écrit, l’objectif ultime de cette surveillance tous azimuts n’est pas de débusquer les criminels, « mais d’être prêts pour le moment où le gouvernement décidera d’arrêter certaines catégories de la population ».Quiconque, qui vit sous surveillance constante, qui peut être sujet à détention n’importe où et n’importe quand, dont les conversations, les messages, les réunions, les préférences et habitudes sont enregistrées, archivées et analysées comme les nôtres le sont, ne peut être considéré comme un-e citoyen-ne libre. Le rapport entre ceux et celles qui sont constamment surveillés-es et suivis-es et ceux et celles qui opèrent ces politiques est celui qui caractérise le maitre et l’esclave.

Si ce projet de loi est adopté il n’y aura plus aucun contrôle externe du pouvoir de l’État. Les organismes de sécurité d’État vont agir hors des lois courantes. Les citoyens-nes vont être condamnés-es sur la base de preuves secrètes par des cours tout autant secrètes. Les enquêtes criminelles et les arrestations arbitraires seront la norme ; ce sera la fin des procédures normales de l’administration de la justice. Ce seront les organismes internes de sécurité qui deviendront les juges, les jurys et les exécutants des décisions qu’ils auront prises. Les formes visibles de la participation démocratique, le vote, l’existence des parties politiques, la supervision du processus judiciaire et le processus législatif subsisteront mais comme des images insignifiantes du théâtre politique.

À partir du moment où les services de sécurité deviennent tout puissants, quiconque s’élève contre les abus de pouvoir, met en évidence les crimes commis pour le gouvernement, est traité comme un-e criminel-le. Dans les États totalitaires, l’ordre moral est inversé. Le mal fait la loi, ceux et celles qui sont dans leurs droits sont condamnés-es.

Les sociétés qui ont déjà eu des traditions démocratiques ou des périodes d’ouverture politiques et sociales se laissent souvent séduire par le totalitarisme quand leurs dirigeants-es invoquent de faux idéaux et s’appuient sur des pratiques et des formes politiques antérieures pour l’installer. L’empereur Auguste a utilisé cette méthode pour démanteler l’Empire romain. Lénine en a fait autant quand il a pris le contrôle des soviets pour complètement centraliser le pouvoir. C’est aussi ce à quoi l’effondrement de la République de Weimar (en Allemagne) a donné lieu : la montée du fascisme nazi. Cela s’applique tout autant au Canada et aux États-Unis. Thomas Paine décrit le gouvernement despotique comme un champignon qui se développe sur le substrat d’une société civile décadente et corrompue.

(Dans ce contexte), essayez de défendre les traités et les droits des Premières nations et vous irez en prison. Essayez d’empêcher l’exploitation les sables bitumineux, la fracturation hydraulique, l’installation des oléoducs et vous irez en prison. Tentez de vous opposer à l’occupation illégale des territoires palestiniens par Israël et vous irez en prison. Et quand vous serez dans les mains du Service canadien de renseignement et de sécurité (SCRS) on pourra vous empêcher de dormir normalement, vous priver de contacts sensoriels, vous désorienter avec éclairages extrêmes et la noirceur ou avec de la chaleur et du froid extrêmes. Tout cela peut être accompagné de positions posturales torturantes, de simulations de noyade, de bastonnades et d’autres formes de tortures. Et ce sera légal !

Ce cadre permet la désignation et la singularisation « d’ennemis internes » : les gens de couleur, les immigrants-es, les gays et lesbiennes, les intellectuels-les, les militants-es, les féministes, les Juifs-ves, les Musulmans-nes, les journalistes, les leaders syndicaux-ales, ceux et celles qui se disent « de gauche ». Ils et elles seront condamnés-es par le forces réactionnaires alimentées et soutenues par la propagande des entreprises et financées par ces mêmes sources. En plus, on les accusera d’être responsables de notre déclin. Ces forces démagogues et fauteuses de haine, dont certains-es ont trouvé un haut-parleur à CBC, attribueront le désastre économique et environnemental ambiant à ces boucs émissaires vulnérables. Des actes isolés comme l’attaque du parlement par un seul homme armé sera utilisé pour justifier les pires mesures de contrôle intérieur. L’orchestration de la peur sera utilisée à satiété pour provoquer la paralysie sociale et le consensus.

Comment résister ?

Si cette dégradation sociopolitique est inévitable comme je le crois, comment pouvons-nous résister ? Pourquoi devrions-nous résister ? Pourquoi ne pas sombrer dans le cynisme et le désespoir ? Pourquoi ne pas nous tailler une niche aussi confortable que possible dans le corps de l’État corporatif et passer notre vie à tenter de satisfaire nos besoins privés ? L’élite au pouvoir, y compris la plupart des diplômés de nos plus prestigieuses universités, les professeurs-es de ces universités, les politiciens-nes, la presse, la classe intellectuelle et libérale se sont vendus-es pour protéger leur confort personnel. Pourquoi pas nous ? Albert Camus invoque le fait que nous soyons séparés les uns-es des autres. Nos vies n’ont pas de sens. Nous ne pouvons influencer le destin. Nous allons tous et toutes mourir. Nos individualités seront éliminées. Malgré tout, il écrit : « une des seules positions philosophiques cohérentes est la révolte. C’est la constante confrontation entre les humains-es et leur côté obscur. Ce n’est pas une aspiration ; c’est obligatoirement l’espoir. Cette révolte est la conviction que le destin écrase mais sans la résignation qui devrait l’accompagner ». Il nous met en garde : « Une personne peut être réduite à l’esclavage et à l’état historique d’objet. Mais si elle meurt en refusant la condition d’esclave elle réaffirme l’existence d’une autre nature humaine qui refuse l’état d’objet ». Pour Camus, le ou la rebelle se tient aux côtés de l’opprimé-e, du chômeur et de la chômeuse, des sans travail, des peuples des Premières nations dont les territoires et les vies sont exploités-es, des Palestiniens-nes de Gaza, des civils d’Irak et en Afghanistan, des disparus-es détenus-es dans les prisons clandestines, des pauvres de nos centre villes et des zones rurales en récession, des immigrants-es et de ceux et celles qui sont emprisonnés-es chez-nous. Se tenir à leurs côtés, signifie refuser de collaborer avec le système politique qui parle de justice alors qu’il exerce son oppression physiquement. Cela veut dire le défier ouvertement.

Les élites et leurs apologistes libéraux tiennent le ou la rebelle pour indésirable. Elles décrivent ses positions comme contreproductives. Elles les condamnent en les traitant d’inflexibles, peu disposés-es au compromis. Elles appellent au calme et à la patience. Elles utilisent avec hypocrisie le langage de la spiritualité, du compromis, de la tolérance, de la générosité et de la compassion pour nous convaincre qu’il n’y a qu’une solution, celle de travailler de pair avec le système despotique. Le ou la rebelle appartient à un engagement moral qui l’empêche d’adhérer à cette alternative. Il lui faut refuser de se laisser acheter avec les fonds du gouvernement et des fondations, les invitations aux parlements, les apparitions à la télévision, les contrats pour la rédaction de livres, les nominations académiques et les rhétoriques creuses. L’autopromotion et le poids de l’opinion publique ne sont pas ses préoccupations. Comme l’a écrit Saint Augustin, l’espoir a deux magnifiques enfants : la rage et le courage. La rage face à l’état des choses et le courage de voir qu’elles ne resteront pas toujours ainsi. Le ou la rebelle sait que la vertu ne paie pas. Ses actes de rébellion portent leurs propres vertus.

Vaclav Havel a déclaré quand il a affronté le régime communiste tchécoslovaque : « on ne devient pas dissident seulement parce qu’un jour on a décidé qu’on le serait et endossé cette curieuse carrière. Vous y êtes jeté par votre propre sens des responsabilités dans une complexe combinaison de circonstances externes. Vous êtes retiré des structures existantes et mis en conflit avec elles. Ça commence par le désir de faire son travail correctement et finit en étant étiqueté ennemi de la nation…Le dissident ne s’inscrit pas dans les arcanes du pouvoir d’aucune façon. Il ne cherche pas le pouvoir. Il n’a aucun désir pour les postes officiels et ne ramasse pas de votes. Il ne tente pas de charmer le public. Il n’offre rien et ne promet rien. À la rigueur il peut offrir sa propre peau et il le fait seulement parce qu’il n’a aucun autre moyen d’affirmer la vérité de ce pourquoi il se bat. Ses actions s’articulent autour de sa dignité comme citoyen peu importe le prix à payer pour cela » [1].

Nous avons la capacité de dire non, de refuser de coopérer. Tout boycott, manifestation, occupation, sit-in, grève, action d’obstruction ou de sabotage, refus de payer ses taxes et impôts, jeûne, mouvement populaire et acte de désobéissance civile enflamme l’âme des révoltés et met en évidence la véritable nature de l’oppression. Seul ce refus de coopérer nous sauvera.

En 1964, Mario Savio [2] déclarait : « il arrive un moment où la machine devient si odieuse, qu’elle vous donne tant mal au cœur qui vous ne pouvez plus collaborer même passivement. Vous êtes obligé de vous mettre tout entier sur l’engrenage, sur les roues, sur les leviers, sur l’appareil lui-même ; vous devez absolument l’arrêter. Et vous devez signifier à ceux et celles qui le dirigent, ceux et celles qui le possèdent, que tant que vous ne serez pas libre la machine sera à l’arrêt ».

La rébellion face à la tyrannie porte sa propre justification. Elle nous autorise à être des humains-es libres et indépendants-es. Imperceptiblement elle contribue à diminuer la construction de l’oppresseur. Elle entretien les braises de l’empathie, de la solidarité, de l’espoir et finalement de l’amour. Dans les moments de profond désespoir ces braises, même très faibles, deviennent monumentales. Elles conservent notre capacité à demeurer humains-es. Nous devons devenir, comme le dit encore Camus, si absolument libres que : « notre existence même est un acte de rébellion ». C’est lorsque nous avons atteint ce stade de liberté que nous comprenons que la révolte n’est pas définie par ses résultats mais par ce que nous sommes devenus.

Ceux et celles qui ne se révoltent pas en nos temps de capitalisme totalitaire, qui se convainquent qu’il n’y a pas d’autre position que la collaboration avec la tyrannie des entreprises, sont les complices de leur propre mise en esclavage. C’est un suicide spirituel et moral, une extinction de l’espoir, la création de morts vivants.
Personne à Ottawa et à Washington ne va arrêter le développement de l’État le plus sophistiqué de tous les temps en matière de sécurité et de surveillance. Le coup d’État des entreprises a réussi. Elles ont gagné. Maintenant c’est à nous d’agir. Nous le peuple !!

Je ne sais pas si nous pouvons construire une meilleure société. Je ne sais même pas si notre espèce survivra. Mais je sais que les forces des entreprises nous ont à la gorge. Elles ont mes enfants à la gorge. Je ne combats pas les fascistes parce que je vais gagner mais parce qu’ils sont des fascistes. C’est un combat, qui face aux puissantes forces qui nous confrontent, exige que nous trouvions dans tous nos actes de révolte les braises de la vie, un sens intrinsèque qui ne soit pas accroché aux possibles succès. Il exige, qu’en même temps nous nous accrochions à la moindre parcelle de réalité mais refusions que cette réalité nous paralyse. Je demande à tous et toutes de quelque croyances qu’ils ou elles soient et aux non croyants-es de même, de faire faire un saut à leur foi, de croire, même s’il n’y a pas l’ombre d’une preuve solide autour de nous, que le bien se trace toujours un chemin et que les luttes pour la vie aboutissent toujours quelque part. Nous ne savons pas où mais…Les Bouddhistes appelle cela le karma. Ces actes de résistance soutenus rendent possible notre appropriation du futur des générations qui nous suivrons ; un avenir que l’État corporatif, s’il n’est pas renversé pourrait effacer.


[1- N.d.t. pour ne pas alourdir indûment cette partie du texte j’ai utilisé le masculin mais le féminin y est intégré.

[2Chargé de cours à l’Université de Californie, Berkeley militant politique qui a pris part aux luttes des Afro-américains pour les droits civiques au début des années 60. Source : Wikipedia. N.d.t.

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