Édition du 16 avril 2024

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Canada

La fin de la livraison du courrier à domicile, une fausse solution

Selon le STTP, le groupe d’entreprises de Postes Canada vient de déclarer, pour l’année 2014, d’énormes profits d’exploitation de 299 millions $. Le secteur opérationnel de Postes Canada affiche des profits de 204 millions $, et des profits avant impôt de 194 millions $.Selon le président national du syndicat Denis Lemelin, les réductions de services n’ont pas donné lieu à de véritables économies. Cela n’est pas étonnant, l’objectif visé n’est pas vraiment de faire des économies mais de démanteler le service public pour laisser la place au privé.

Ce n’est pas un hasard si en 2011 Postes Canada avait adopté une ligne si dure contre le syndicat. Le PDG Deepak Chopra (1) avait créé une véritable mise en scène avec la complicité du gouvernement Harper et de la ministre fédérale du travail Lisa Raitt dans le but de faire adopter une loi spéciale de retour au travail (2). Cette loi permettait d’imposer des conditions de travail et des salaires en dessous de ce qui aurait pu être négocié et même en dessous des offres patronales. Briser la mobilisation syndicale signifiait aussi et surtout briser la résistance à la diminution des services et à la privatisation.

Voici ce que j’écrivais à ce sujet en 2011 :

« En effet les changements opérés successivement par les gouvernements conservateur et libéral au cours des vingt-cinq dernières années en ce qui concerne le service postal public ont eu pour objectif de commercialiser Postes Canada, c’est-à-dire de lui enlever ses caractéristiques de service public universel et de le rendre soumis à la concurrence du marché.

• En 1989, le gouvernement conservateur a fixé pour Postes Canada des objectifs financiers comparables à ceux que l’on voit dans le privé.
• En 1990, un comité parlementaire dominé par les conservateurs a recommandé que Postes Canada soit privatisée une fois qu’il aurait atteint un rendement financier comparable à celui du secteur privé et que les relations industrielles se seraient améliorées.
• En 1994, le gouvernement libéral adoptait une loi obligeant Postes Canada à payer de l’impôt sur le revenu, à la manière d’une entreprise privée.
• En 1995, la Société canadienne des postes a commencé à payer de l’impôt sur le revenu et, en 1996, à verser des dividendes à son actionnaire, en l’occurrence le gouvernement.
• En mai 1995, une coalition formée par des concurrents de Postes Canada, y compris des entreprises de messagerie, demandait le réexamen du mandat de la Société dans le but de déterminer si l’on devait permettre au service postal de faire concurrence aux intérêts privés. En août 1995, le gouvernement libéral annonçait qu’il procéderait à un tel examen.
• En 1997, un rapport d’étude réalisé par Valeurs mobilières TD et Dresdner Kleinwort Benson recommandait de fixer des objectifs financiers qui permettaient de privatiser la Société canadienne des postes. En outre, le rapport recommandait que la société verse sans délai 200 millions de dollars au gouvernement. Versement qui a été effectué en 1998-1999, en plus du dividende de 12 millions de dollars résultant des bénéfices enregistrés par la Société.
Selon le rapport, ces dividendes devaient particulièrement servir à ce que Postes Canada ait un ratio d’endettement comparable à celui d’une entreprise privée ; il considérait à l’époque que Postes Canada n’était pas suffisamment endettée. En effet, une société qui génère des profits risque de placer les travailleurs dans une situation de force.

Une caisse de retraite diminuée

À cela, il faut ajouter la création par le gouvernement libéral de la caisse de retraite de Postes Canada. À la fin des années 1990, le ministre des Finances Paul Martin mettait fin à la caisse à laquelle appartenait Postes Canada au sein de la fonction publique fédérale. Il a retiré le solde appartenant à Postes Canada et qui représentait environ 18 milliards de dollars, mais en a soutiré les surplus accumulés qu’il a versés dans les coffres du gouvernement pour un montant de 12 milliards, laissant à Postes Canada une maigre somme de 6 milliards. Il avait agi de la même façon avec les surplus de l’assurance-emploi.

Néanmoins, au cours des 15 années précédentes à 2011, Postes Canada avait réalisé des profits de 1 milliard et a versé au gouvernement fédéral 1,2 milliard en dividendes et en impôts. Mais cela ne semblait pas encore suffisant. On constate bien plus une volonté de soumettre des travailleurs afin d’éliminer toute résistance pour les projets à venir. Si dans l’immédiat ce sont eux et particulièrement les jeunes qui font les frais de ces politiques, il y a fort à craindre également pour l’avenir du service postal public. »

Un service public au pilori...

Nous voici donc maintenant à ce rendez-vous. Cette campagne de privatisation aura dénaturé l’essence même d’un service public en martelant le fait qu’il doit être géré comme une entreprise commerciale, faire des profits, être rentable, payer des redevances… au péril de ne plus assurer le service pour lequel il a été créé au départ.
Paradoxalement les entreprises commerciales elles, bénéficient de généreuses subventions qui sont en bout de ligne payées par les contribuables. Le motif invoqué de relance économique et de création d’emplois ne s’applique plus lorsqu’il s’agit des services publics comme Postes Canada, les pertes d’emplois stables et bien rémunérés ne sont pas tenus en compte.

…alors que les entreprises bénéficient des subsides de l’État

En plus de subventions accordées par le gouvernement aux entreprises privées (Les gouvernements fédéral et provinciaux ont mis de côté plus de 21 milliards de dollars en 2005 pour appuyer les petites entreprises dans le cadre de plusieurs programmes d’aide), celles-ci bénéficient également d’allégements fiscaux. En effet, les entreprises moyennes dont le capital imposable est inférieur à 50 millions de dollars profitent de l’élimination intégrale de l’impôt sur le capital depuis 2004. Les sociétés ont également bénéficié d’une réduction du taux d’imposition fédéral des sociétés, qui est passé de 28 % en 2000 à 15 % en 2013. Selon le CTC les réserves de trésorerie ont ainsi augmenté de 72 milliards$ pour la seule année 2010 à 2011, tandis que le gouvernement fédéral faisait état d’un déficit de 33 milliards $. Dans ce contexte comment définir la notion de rentabilité ? À l’évidence il s’agit pour les gouvernements d’un concept à géométrie variable dépendant de leurs priorités et surtout des intérêts qu’ils défendent.

Privatiser c’est abolir le service universel

Selon une étude du Conference Board du Canada, la fin de la livraison urbaine devrait donner la possibilité à Postes Canada de faire des économies considérables, soit l’équivalent de 576 M$ par année d’ici 2018. Mais il faut aussi considérer dans la colonne des pertes sociales et économiques l’élimination de 6 000 à 8 000 postes qui ont un effet structurant sur l’économie. En effet, ce sont des milliers de personnes qui travaillent à un salaire décent tant dans les villes que dans les territoires les plus reculés et qui participent à la vitalité économique de leur région. En 2012, ces salaires représentaient 4 G$, soit 0,2 % du PIB canadien.(3) Par ailleurs ces pertes représentes aussi 6000 à 8000 débouchés en moins pour des personnes qui cherchent du travail donc potentiellement un nombre équivalent de travailleurs et travailleuses qui se rabattront sur un travail précaire ou seront sans emploi.
Si pour certains la privatisation semble la recette toute désignée comme le réclament l’Institut C.D. Howe et l’Institut Fraser, (4) la réalité n’est pas aussi simple. Dans un pays aussi vaste et si peu densément peuplé que le Canada, il occupe la 38e place sur une liste des 40 pays les plus importants,(5) le financement étatique est une nécessité pour conserver un service universel de livraison de courrier. Donc même un système postal privatisé devrait recourir aux subventions gouvernementales s’il veut maintenir ce service.

Cette question est d’autant plus cruciale que certainement très peu de compagnies se montreraient intéressées à assurer un service dans toutes les villes et régions du Canada. En fait elles choisiraient à coup sur les grandes villes et les corridors de marché lucratifs, laissant les régions éloignées à ce qui resterait d’un système public encore plus déficitaire.C’est d’ailleurs déjà le cas même pour la livraison du colis. Dans son Mémoire présenté au comité consultatif de l’Examen stratégique de la Société canadienne des Postes en 2008, le STTP indiquait que dans une très grande partie du pays, Postes Canada n’affronte pratiquement aucune concurrence dans le domaine de la livraison des colis standards, bien que cette activité ne soit pas visée par le privilège exclusif.

L’Institut économique de Montréal propose quant à lui d’éliminer la tarification uniforme, quitte à verser directement une indemnisation aux consommateurs isolés afin d’éviter de camoufler le coût réel des services postaux au détriment des utilisateurs urbains. Cependant ils soulignent que « Les individus qui choisissent d’habiter dans une région rurale […]doivent aussi composer avec les désavantages de cette situation.(6)

Ces scénarios ont un effet dévastateur pour l’économie en ce qu’ils participent à déstructurer les régions, augmenter le chômage, abaisser les salaires et augmenter la précarité d’emploi. Au final il n’y aura aucune économie réelle, au contraire. Évidemment il s’agit toujours de choix politiques et lorsqu’un gouvernement veut ouvrir la voie au privé il trouvera toujours toutes les raisons pour imposer ses critères de rentabilité. Mais à titre de comparaison est-ce rentable d’acheter des F-35 au prix de $45 milliards ? C’est évidemment une question de choix de société.

(1) Le PDG de Postes Canada siège également en tant que membre exécutif au Conference Board du Canada. Il a appliqué au sein du service postal les mêmes politiques proposées dans le rapport du Conference Board « L’avenir du service postal au Canada », soit des restrictions salariales, la fin du service à domicile et la conversion des comptoirs postaux au secteur privé.
(2) Après à peine 10 jours de grèves rotatives de la part du syndicat qui affectaient peu le service postal, la direction de Postes Canada a décrété un lock-out partiel en limitant la livraison à trois jours semaine. Mais à peine cette mesure avait-elle débuté, et ne prenant même pas la mesure de l’efficacité de cette pression sur le syndicat, elle décrétait un lock-out total quelques jours plus tard. Immédiatement après, la ministre fédérale du Travail, Lisa Raitt, indiquait qu’elle allait présenter un projet de loi de retour au travail.
(3) IRIS Faut-il privatiser Postes Canada ? 2014
(4) Idem
(5) Idem
(6) Idem

André Frappier

Militant impliqué dans la solidarité avec le peuple Chilien contre le coup d’état de 1973, son parcours syndical au STTP et à la FTQ durant 35 ans a été marqué par la nécessaire solidarité internationale. Il est impliqué dans la gauche québécoise et canadienne et milite au sein de Québec solidaire depuis sa création. Co-auteur du Printemps des carrés rouges pubié en 2013, il fait partie du comité de rédaction de Presse-toi à gauche et signe une chronique dans la revue Canadian Dimension.

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