Édition du 16 avril 2024

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Syndicalisme

31 mars 2015 : Journée de réflexion sur la grève dans le secteur public

Rester sur le seuil d'un important débat stratégique

Réunir 2500 militantEs de différentes centrales syndicales et de syndicats indépendants, organiser un débat productif en termes de perspectives concrètes à défendre constituait un important défi. Si, cette journée a été stimulante à un certain niveau, elle n’a pas permis d’aborder clairement les débats stratégiques auxquels fait face le Front commun du secteur public en 2015. Il vaut la peine d’essayer de comprendre pourquoi.

Le point de presse : un appel à la négociation qui dédramatise la nature de l’affrontement qui vient dans le secteur public

L’objectif du Front commun ont martelé les porte-parole syndicaux, c’est d’amener le gouvernement Couillard à négocier une convention collective de bonne foi. Et l’on sait, que l’on devra pour ce faire, construire un rapport de force pouvant aller jusqu’à la grève.

Le gouvernement Couillard veut-il négocier de bonne foi ? Les porte-parole disent l’espérer, le souhaiter… La nature du budget Leitao a refroidi les espoirs à cet égard signale le président de la FTQ. Carole Dubé porte-parole du SISP [1] dénonce les déclarations du ministre de l’Éducation qui a réaffirmé lors d’une commission parlementaire que les salaires des enseignantEs seront gelés. Cela répète-t-elle, ce n’est pas négocier de bonne foi. Pourtant les porte-parole s’entêtent à affirmer durant le point de presse qu’ils veulent négocier de bonne foi et qu’il ne s’agit de rien d’autre dans l’exercice actuel que de négocier une bonne convention collective.

Il y a là un déni de la réalité. Non seulement le gouvernement veut geler les salaires, mais il veut détériorer les conditions de travail, précariser l’emploi, s’attaquer aux retraites, intensifier le travail et s’attaquer à la qualité des services à la population.

Les offres du gouvernement Couillard s’inscrivent dans une politique d’austérité qui amène le gouvernement à multiplier les coupures qui conduisent à une détérioration ds services publics. C’est cette offensive d’austérité qu’il faudra casser. C’est la défense des services publics qui est en jeu. C’est vouloir rapetisser sans bon sens les enjeux de ces négociations que d’affirmer qu’il ne s’agit que de négocier une bonne convention collective. Les enjeux sont beaucoup plus importants, ce sont des enjeux directement politiques. Essayer d’esquiver la réalité de ces enjeux, ce n’est pas se préparer aux actions qu’il faudra mener et aux alliances qu’il faudra tisser pour faire face aux politiques néolibérales du gouvernement Couillard.

Les porte-parole reconnaissent que la question de la grève est incontournable. Mais des questions ne seront pas soulevées dans ce point de presse alors qu’elles préoccupent les militantes et les militants rassemblés ce 31 mars : le gouvernement risque-t-il de s’attaquer au droit de grève par une loi spéciale ? Le gouvernement pourrait-il décréter les conditions de salaire et de travail ?

Une chaîne de solidarité pour se faire photographier

Sur l’heure du midi, 2500 militantEs ont été invités à construire une chaîne de solidarité autour de l’Assemblée nationale. Des photos devaient être prises d’un avion et diffuséee à la fin de la journée. On pouvait lire sur le dépliant la phrase suivante : vous serez heureux de savoir que l’empreinte écologique de l’avion utilisé pour la prise de photos sera réduite par l’achat de crédit carbone :-). » Visiblement, des débats n’ont pas encore été menés et la déclaration de Durban sur le marché du carbone n’a pas encore été discutée !!! [2]

Jacques Rouillard fait des rappels essentiels sur l’usage de la grève dans le secteur public !

En après-midi, les déléguéEs étaient conviés à une présentation de Jacques Rouillard ayant comme thème : L’Activité de grève des syndicats dans les secteurs public et parapublic du gouvernement du Québec (1963-2005).

Il a ouvert sa présentation par une citation de Pierre Elliott Trudeau qui en a surpris. plusieurs. Ce dernier écrivait : "dans le contexte social actuel, c’est la possibilité de la grève qui permet aux ouvriers de négocier à peu près en égaux avec leurs employeurs. C’est une erreur de croire que les syndicats suffisent en eux-mêmes à créer cette réalité. Supprimez en effet le droit de grève ou limitez-le sérieusement et le syndicalisme devient une institution parmi d’autres au service du capitalisme ». [3].

Jacques Rouillard a rappelé que la Cour suprême du Canada venait de consacrer le droit de grève dans une décision prise au mois de janvier 2015 qui reconnaît pour la première fois le droit de grève comme un droit constitutionnel y compris dans le secteur public. [4]

Sans droit de grève, conclut Jacques Rouillard, le droit de négocier collectivement avec son employeur perd tout son sens. Ce jugement vise à invalider une loi de Saskatchewan qui encadrait les services essentiels de façon trop sévère. Et M. Rouillard de signaler que la loi québécoise est encore plus sévère et que les syndicats québécois seront sans doute appelés à contester la loi québécoise sur les services essentiels.

La présentation historique de M. Rouillard a permis qu’émergent les questions stratégiques essentielles auxquelles aura à faire face le front commun : Une grève illégale est-elle d’emblée exclue ? Comment faire face à une loi spéciale ? Comment faire face à un décret ? Voilà des questions stratégiques qu’il aurait été nécessaire de discuter à fond pour évaluer tant les intentions gouvernementales, que les difficultés intrinsèques au Front commun pour faire face à ces défis.

Face un gouvernement qui veut en découdre avec ses employéEs, face à un gouvernement qui démantèle l’État social et l’ensemble des conquêtes que le mouvement syndical a arraché de hautes luttes, peut-on se contenter d’appel à la négociation de bonne foi, pour se coucher immédiatement devant les mesures répressives que le gouvernement risque d’utiliser ? La grève illégale est-elle possible ? Qu’est-ce que l’histoire nous apprend à cet égard ?

Toute l’histoire, toute ma démonstration, affirme Jacques Rouillard, nous apprend qu’on ne peut écarter la grève illégale. C’est lourd de conséquences pour les salariéEs, a-t-il tenu à rappeler, mais s’y refuser c’est accepter de laisser tomber nos revendications et accepter les demandes gouvernementales. L’opinion publique sera divisée, mais vous négociez avec le gouvernement. Le gouvernement, ajoute l’historien, est en train de rentrer dans notre tête que si vous bougez, vous allez avoir une loi spéciale, alors vous n’avez plus qu’à accepter ce que le gouvernement vous offre. Ce n’est pas vrai.

Il a rappelé que toutes les avancées importantes des travailleurs et des travailleuses ont été le résultat de conflits majeurs, de grèves illégales. Les grandes avancées syndicales se sont faites dans l’illégalité, a-t-il insisté. Aujourd’hui, le syndicalisme est à un tournant : ou il continue de se contenter d’atténuer les reculs et de rester sur la défensive ou il reprend l’offensive et lutte pour imposer ses revendications au gouvernement y compris par des grèves illégales. Le professeur Rouillard s’excusa presque de rappeler ces leçons de l’histoire, mais il ne pouvait faire autrement.

Le grand panel : La grève est-elle un outil adéquat pour les salariés du secteur public ?

Le panel réunissait Gilles Duceppe, ex-chef du Bloc québécois, Laurence-Léa Fontaine, professeure au département de science juridique de l’UQAM, Jean-Noël Grenier, professeur au département des Relations industrielles de l’Université Laval et Tasha Kheiriddin, journaliste et analyste politique de tendance conservatrice. On pourrait discuter longtemps de la composition de ce panel. Pourquoi inviter une personne qui est connue pour défendre régulièrement les politiques des gouvernements Harper et Couillard ? Les thèses de la droite ne sont-elles pas suffisamment diffusées sur toutes les tribunes ? Pourquoi offrir une autre tribune à ce discours de droite ?

Gilles Duceppe a rappelé certaines expériences historiques, mais il n’a pas réellement répondu à la question de l’importance de la grève. Tous ces propos visaient à appeler de ses voeux la restauration d’un climat permettant la concertation sociale entre partenaires syndicaux et gouvernementaux mobilisant l’expérience scandinave à l’appui de ces thèses. Les tenants et aboutissants de la grève dans la conjoncture ont été encore une fois esquivés.

L’intervention de Laurence-Léa Fontaine qui revenait sur le sens de l’arrêt « Saskatchewan » aurait pu être intéressante, mais le langage juridique employé a laissé l’assistance perplexe et sur son appétit.

Tasha Keiriddin ne s’est pas gênée pour attaquer la légitimité de la grève dans le secteur public, pour défendre la hausse de l’âge de la retraite. Elle s’est même demandé en quoi le gel salarial menacerait la sécurité physique des travailleurs et des travailleuses ?! Elle a aligné les unes après les autres ses attaques antisyndicales. L’auditoire a fait preuve d’une patience remarquable. Mais, n’en pouvant plus, l’assistance s’est mise à frapper à coups redoublés sur les tables. Vraiment rien de quoi nourrir le débat amorcé par la contribution du professeur Jacques Rouillard.

L’intervention du professeur Jean-Noël Grenier [5] fut percutante. Elle enflamma la salle. Voilà le type d’intervention que la salle voulait entendre. Les syndicats sont sur la défensive et l’enjeu c’est de défendre des acquis importants, car il y a des reculs partout : dans la santé, les écoles, les centres de services sociaux, dans la fonction publique. C’est la détérioration du service public qui est même en cause. Et vous, vous défendez les services publics. La salle, transportée, se leva et l’applaudit chaleureusement. Il rappela que le sens de la grève, c’est de créer et d’étendre la solidarité, de fédérer les mécontentements qui existent dans les différents milieux, c’est un moyen de créer des alliances.

Malheureusement, le débat ne put réellement lever. Duceppe et Kheiriddin, bien peu ouvert à la grève et qui ne semblait même pas capable d’envisager la question d’une grève illégale, occupèrent un temps important dans les débats, les faisant littéralement tourner en rond. Des interventions de la salle essayèrent bien de remettre les véritables questions sur la table. Des militantes et des militants y sont parvenus, mais dans l’ensemble de débats bien amorcés après la présentation de Jacques Rouillard n’arriveront pas à lever réellement et à donner les fruits qu’on aurait pu escompter.

À son point de presse, le président de la FTQ avait affirmé qu’un tel rassemblement était une première. En effet, il y là une part de vérité. Après le Grand Rassemblement citoyen du 12 février dernier qui avait réuni le mouvement syndical et différents mouvements sociaux, cette Journée de réflexion sur la grève dans le secteur public constituait une ouverture plus importante des débats. Mais ce 31 mars, comme le 12 février dernier d’ailleurs, il manquait un ingrédient majeur au développement de la réflexion et de la mobilisation, la capacité de proposer et de décider des orientations. Cela aurait nécessité que les directions acceptent de décentraliser leur pouvoir sur les choix stratégiques à mettre de l’avant. Comme l’écrit Gabriel Nadeau-Dubois. : « … les questions de mobilisation et de démocratie sont intrinsèquement liées : c’est notamment en incluant un grand nombre d’individus dans le processus décisionnel et stratégique qu’une organisation augmente son pouvoir de mobilisation". [6]


[1Secrétariat intersyndical des services publics

[3Citation tirée de son livre, La grève d’Asbestos, 1949, paru en 1956

[4Arrêt Saskatchewan : « Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan », 2015 CSC 4. - cette décision de la Cour suprême du Canada, rendue le 30 janvier 2015, concerne deux lois qui avaient été adoptées par la province de la Saskatchewan, notamment la « Public Service Essentiel Services Act », loi qui édicte un régime de services essentiels à maintenir en cas de grève dans le secteur public et qui fût jugée invalide par le tribunal. L’effet concret de cette décision est notamment de reconnaître la valeur constitutionnelle du droit de grève, Lexique distribué à cette Journée de réflexion

[5voir le vidéo sur PTAG

[6Dépasser les anti-syndicalismes, construire les organisations du XXIe siècle, Mobilisation et démocratie dans le mouvement syndical, Gabriel Nadeau-Dubois, in Renouveler le syndicalisme – Pour changer le Québec, Écosociété, 2015

Bernard Rioux

Militant socialiste depuis le début des années 70, il a été impliqué dans le processus d’unification de la gauche politique. Il a participé à la fondation du Parti de la démocratie socialiste et à celle de l’Union des Forces progressistes. Militant de Québec solidaire, il participe au collectif de Gauche socialiste où il a été longtemps responsable de son site, lagauche.com (maintenant la gauche.ca). Il est un membre fondateur de Presse-toi à gauche.

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