Édition du 16 avril 2024

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États-Unis

Immigration : la justice passe par la Maison Blanche ?

Mae Ngai est professeur d’histoire à l’Université de Columbia et
Daniel Kanstram est professeur de droit à la Boston College Law School.
(Texte tiré de dissentmagazine.org, printemps 2015)

Traduction, Alexandra Cyr,

La dureté des lois et des politiques en matière d’immigration ont transformé les États-Unis, depuis longtemps une des sociétés les plus ouvertes de l’histoire envers l’immigration, en une « nation de déportation ». Depuis plus d’un quart de siècle, ce pays a introduit une politique d’expérimentation sociale radicale d’une ampleur, d’une férocité et d’une étendue sans précédent. Des millions de sans papiers et des résidents-es permanents-es vivent ici dans la peur constante.

Le décret présidentiel émis par le Président Obama en novembre dernier a comblé une partie du vide créé par le Congrès qui n’a jamais réussi à adopter la loi de réforme des règles d’immigration dont on a tant besoin. Le 16 février dernier, un juge du Texas antérieurement nommé par G.W.Bush, dans une cause intitulée judicieusement Texas vs U.S.A., a émis une décision de 123 pages qui interrompt ce programme pour des considérations juridiques hautement techniques. Le Président a eu une réaction immédiate tout-à-fait juste : la loi et l’histoire vont dans le sens des décisions de l’administration.

Le décret de novembre (2014) étendait le programme Deferred Action for Childhood Arrivals, (DACA). Ce programme a « retardé » la déportation d’individus qui sont entrés illégalement aux États-Unis étant enfant et qui satisfont à des pré-requis en matière d’éducation. Le récent décret en étend l’éligibilité à des personnes qui sont entrées au pays étant enfant, avant janvier 2010. La première décision plaçait la limite au 15 juin 2007. Il augmente la période de report à trois ans (2 antérieurement) et élimine l’exigence d’âge, soit 31 ans. Un nouveau programme intitulé Deferred Action for Parental Accountability , (DAPA), permet aussi aux parents de citoyens-nes américains-es et détenteurs-trices de permis de travail (carte verte) qui résident au pays depuis 5 ans et satisfont à certaines exigences, de bénéficier du report de déportation.

Ces actes sont finement dessinés pour protéger les familles dont des membres sont citoyens-nes américaines, et des jeunes gens qui ont des attaches profondes à notre pays. Le coût politique et humain que signifie l’attention particulière que le Président a portée aux familles comportant des citoyens-nes est considérable : un engagement à capturer et déporter les « étrangers-ères criminelles » et laisse de côté ceux et celles qui n’ont pas d’enfants. Les deux programmes protègent environ 5 millions de sans-papiers de la déportation. Il reste environ 11 millions d’illégaux qui risquent la déportation. Ce sont les parents qui vivent dans la clandestinité alors que leurs enfants profitent de DACA.

Dans ce contexte, d’autres actes sont plus que nécessaires. Le coût humain que représentent ces déportations pour les millions de sans-papiers et les membres de leur famille qui ont leur citoyenneté, est dévastateur. En 1996, le Président Clinton avait approuvé de nouvelles lois renforçant l’autorité du gouvernement (fédéral) aux fins d’arrêter, de détenir et de déporter les immigrants-es sans-papiers. Ces lois particulièrement dures et mal élaborées ont durci le système d’immigration. Les lois de 1996 ont été ironiquement introduites dans la foulée de l’attaque à la bombe dans la ville d’Oklahoma qui avait été attribuée dans un premier temps à des terroristes étrangers. Elles répondaient aux frustrations du public et de membres du Congrès par rapport aux contrôles inefficaces des frontières, et des préoccupations largement inadéquates par rapport aux « étrangers-ères criminels-les ». Cela a valu à des millions d’immigrants-es, dont des dizaines de millions de résidents-es permanents-es possédant leur carte verte, d’être arrêtés-es, incarcérés-es sans droit de caution, d’être transférés-es dans des prisons éloignées (de leur lieu de vie), des divisions de familles, des déportations sans aide juridique, des bannissements à vie d’un pays qui pour plusieurs est le seul à être considéré comme le leur.

Des exemples : les États-Unis ont déporté des Cambodgiens qui sont arrivés au cours de leur petite enfance avec leur mère qui fuyait le génocide. Des grands pères condamnés pour conduite avec facultés affaiblies ont été déportés et des résidents permanents depuis longtemps en règle, condamnés pour possession de drogues, ont subit le même sort. Selon les lois antérieures, plusieurs de ces déportés auraient plutôt été invités, ou à demeurer résidents permanents et même à devenir citoyens.

L’ampleur de l’application de ces nouvelles dispositions légales est renversante. Renvois et retours (une manière moins formelle d’obliger les gens à quitter le pays) ont dépassés le million par année de 1980 à 2011. Cependant ces chiffres ont quelque peu diminués récemment. Malgré tout, le nombre de déportations sous les mandats du Président Obama, est plus élevé que sous ceux de G.W.Bush. Durant de nombreuses années, le Department of Homeland Security a détenu des dizaines de milliers de personnes chaque année pour au moins 24 heures dans plus de 400 installations au coût annuel d’un milliard de dollars. Il est clair que les services d’immigration des États-Unis opèrent le plus grand système d’incarcération qui soit. Ils enregistrent plus d’admissions et de sorties que le Bureau des prisons, que n’importe quel État ou administration locale de justice.

Il faut que cette situation change. Mais au lieu d’aller dans ce sens et viser des réformes pour des dispositions plus humaines et complètes, les Républicains qui contrôlent le Congrès en ce moment, ont décrié le décret présidentiel le qualifiant de violation flagrante de la loi. Certains conservateurs ont même parlé d’introduire des procédures d’accusation (empeachment) contre M. Obama. Le sénateur Jeff Sessions, président du sous-comité sur l’immigration a décrit les actions du Président en cette matière, comme « une énorme détérioration des compréhensions classiques de ce que les lois signifient aux États-Unis ». De son côté, le juge du Texas, plus préoccupé par les coûts pour son État qui doit délivrer les permis de conduire aux bénéficiaires du programme DATA qu’aux effets de leur déportation sur eux et leur famille, va dans le même sens : « le gouvernement a renoncé à son devoir de faire appliquer la loi ».

Rien n’est moins vrai. Tout dans les lois en cours et dans l’histoire autorise ce pouvoir administratif discrétionnaire ; il est normal et légal. Il a souvent même donné lieu à des lois positives. Le Président l’a souligné lors de l’annonce de son décret : « …la meilleure façon de régler ce problème est d’adopter…une loi qui a du bon sens ». Souvent, lorsque l’ardeur partisane diminue, les décrets de l’exécutif inspirent le genre de lois pragmatiques sur les conditions d’immigration. Nous en avons particulièrement besoin en ce moment. Bien sur que les décrets peuvent aussi générer des lois réactionnaires. Tout dépend de notre conception des inters -relations entre le système légal habituel et les décisions discrétionnaires et leur influence sur les politiques. Il existe des raisons structurelles et politiques pour cela. Les lois, les décisions discrétionnaires et les politiques sont inter reliées. Les opposants au Président tracent souvent une ligne très visible entre le système légal, les décrets et les politiques dans le domaine de l’immigration. Cela obscurcit à la fois les aspects politiques des processus légaux de décision et les aspects légaux du pouvoir démocratique. Ce serait également une erreur de réduire les politiques aux seules dimensions de préférences irrationnelles ou de voir la loi comme le règne transcendant de « principes neutres ».

(…)
Les décrets en immigration sont aussi vieux que la nation elle-même. Quand Georges Washington à déclaré à un groupes d’immigrants irlandais en 1783 que : « le cœur de l’Amérique est ouvert à recevoir….les opprimés et les persécutés de quelque nation que ce soit pour quelque religion que ce soit ». Il a aussi assuré qu’un tel accueil était soumis à des décisions discrétionnaires : « si leur comportement et leur décence justifie qu’ils profitent de cette faveur ». Le décret du Président Obama reflète cet esprit et la même compréhension de la manière dont les lois doivent être appliquées en immigration.

Ces décisions discrétionnaires sont spécialement cruciales en matière de déportation. En plus de la complexité des lois régissant les déportations la jurisprudence a longtemps été particulièrement formelle, vestige de ses racines du 19ième siècle. Un jugement de la Cour Suprême, qui date de cette époque et qui fait toujours jurisprudence, a rejeté la poursuite de travailleurs chinois qui dénonçaient des traitements brutaux et des exclusions et déportations basées sur la race. La déportation était considérée relever du code civil, pas du code criminel. Elle était considérée comme une simple régulation non pas comme une punition. C’est cette fiction cruelle et contre tout bon sens qui prévaut encore aujourd’hui dans nos cours.

Il en résulte que les droits constitutionnels des accusés-es de crimes, comme le droit à un avocat, et le droit aussi clair que de ne pas être puni pour des actes commis antérieurement, ne s’appliquent pas. Par exemple, des gens ont été déportés en étant condamnés pour « crime grave », la pire catégorie de crimes qui mène au bannissement à vie, alors qu’au moment des faits le crime en question n’était pas classifié ainsi.

Les décrets ont longtemps été décisifs dans ce système. Dans son jugement de la cause Arizona vs United States en 2012, la Cour Suprême souligne : « Un des facteurs principaux qui joue dans ces expulsions est l’ampleur de la discrétion dont jouissent les autorités en immigration ». Dans cette cause la Cour à invalidé certaines lois de l’Arizona portant sur l’immigration tout en validant, conditionnellement, des dispositions qui permettent à l’État d’enquêter sur le statut de citoyenneté de personnes interceptées, arrêtées ou détenues s’il y a des « motifs raisonnables de soupçonner » qu’elles sont au pays illégalement.

Il existe trois principaux types de décisions discrétionnaires qui peuvent inspirer l’adoption de nouvelles lois sur l’immigration. Premièrement les agents exécutant les directives de déportation et les avocats du gouvernement doivent décider de l’arrestation et la déportation d’un individu. Ce sont des décisions laissées au pouvoir discrétionnaire des procureurs. Deuxièmement, ils doivent user d’une « discrétion interprétative » qui tranche dans les complexités des termes présents dans les lois sur l’immigration comme « épreuve » et « persécution ». Certains agencements de ces interprétations ont pris un pli plutôt dur et étrange. Ils ont mené à des poursuites judiciaires. Par exemple, des délits mineurs au niveau des États ont été portés au niveau de « crimes graves » au regard de la loi sur l’immigration. C’est la pire violation possible de cette loi. Les avocats du gouvernement, dans le passé, ont interprété la simple possession de drogue comme du trafic de drogue. La Cour Suprême a finalement rejeté cette interprétation en 2006 dans la cause Lopez vs Gonzales.

D’autres interprétations on toutefois été plus protectrices et généreuses ; comme l’augmentation de la reconnaissance du droit d’asile aux personnes le requérant après avoir subit de graves violences conjugales ou encore à cause de leur orientation sexuelle. Finalement, dans certaines situations il existe un pouvoir discrétionnaire absolu pour juger de circonstances inhabituelles, de privation, d’injustice. À cela s’accroche le pouvoir d’élaborer des solutions adéquates au tribunal sur l’immigration. La dureté des lois sur la déportation a longtemps été amenuisée par de tels arrangements discrétionnaires. Ce « pouvoir discrétionnaire délégué » est vu dans le registre des différents « renoncements » ou « secours » qui sont déjà présents dans la loi américaine sur l’immigration.

Derrière leurs fonctions interprétatives et leur effet d’amélioration des situations, ces diverses formes de pouvoir discrétionnaires peuvent être comprises comme de mini-expérimentations en matière de législation. Elles peuvent être de puissants exemples, dossiers à l’appui, pour le Congrès. Bien sur, le revers de la médaille avec cette forme de pouvoir est qu’il peut donner lieu à des décisions inadéquates et particulièrement dures. Dans ces cas les cours doivent être mises à contribution pour établir la légalité. Toutefois, le pouvoir discrétionnaire est une composante essentielle pour notre compréhension de l’état de droit. Il doit être vu comme une composante inévitable du dialogue entre les divers niveaux du gouvernement sur la manière de traiter les étrangers.

Les décrets sur l’immigration adoptés par les récents présidents ont mené directement à l’introduction de nouvelles lois. De 1987 à 1990, les Présidents Reagan et G.H. Bush ont utilisé ce moyen pour protéger de la déportation les épouses et les enfants d’individus engagés dans l’obtention de leur citoyenneté. La loi adoptée par le Congrès en 1986 les avait ignorés. Ce décret intitulé « Family Fairness » a empêché que des familles soient divisées sur la base que l’un des conjoints était éligible à la citoyenneté et l’autre et leurs enfants vivant aux États-Unis ne l’étaient pas. Une nouvelle législation adoptée par le Congrès en 1990 et 1991 est venu consacrer ce droit. (D’autres lois du genre ont été adoptées au fur et à mesure des années. N.d.t.)

En ce moment, le Secrétaire à la sécurité intérieure (Homeland Security) a le pouvoir d’accorder aux citoyens-nes d’un pays étranger la protection temporaire à cause des conditions dangereuses dans le pays d’origine qui empêchent leur retour sécuritaire.
Malgré ce long tableau de pratiques, ce n’est pas la première fois que les conservateurs au Congrès s’attaquent au pouvoir discrétionnaire de la branche exécutive. (…) Ces débats ont permis de mettre en place d’importants gardes fous en matière de procédure comme les audiences publiques, un droit à des citations à comparaitre pour les témoins, et le droit aux transcriptions des procédures. Toutes choses qui sont maintenant intégrées dans notre système statutaire. Antérieurement, alors que la loi exigeait que les demandes de citoyenneté soient faites depuis le pays d’origine, il est devenu possible pour un-e candidat-e requérant la citoyenneté et pour qui le retour au pays pour le faire, comme la loi le stipulait, était impossible, de se rendre au Canada, d’y déposer sa demande de visa auprès du Consul américain et de revenir aux États-Unis. L’agence examinait leur situation avant le départ de façon à leur garantir la rentrée au pays. Cela a mené à une loi du Congrès dite « d’ajustement de statut » qui, encore aujourd’hui permet aux immigrants-es qui veulent légaliser leur statut de le faire depuis le territoire américain.

Il y a longtemps, la Cour Suprême a soutenu que l’immigration est un : « domaine où la flexibilité et l’adaptation des politiques du Congrès sont nécessaires pour faire face à la multitude de situations qui en constituent l’essence ». Appliquer les lois sur l’immigration exige que la branche exécutive équilibre leur vigoureuse application par de l’efficacité, de la logique et des traitements humains. (…) Les pratiques administratives basées sur la justice et la logique ont triomphé, au fil du temps, de l’inaction législative. (…)

Les décrets ont aussi parfois résolu des problèmes affectant beaucoup de personnes à la fois. Ainsi, au cours des années cinquante, 30,000 Chinois séjournant illégalement au pays, ont vu leur statut régularisé dans la mesure où ils ont juré ne pas être communistes. Par la suite, des dizaines de milliers de Hongrois et les Cubains ont bénéficié du même procédé.

(…) Quand le Congrès a refusé d’adopter des réformes statutaires nécessaires, l’exécutif a souvent utilisé son pouvoir discrétionnaire pour atténuer la dureté, parfois involontaire, découlant des lois existantes. Et cela a souvent mené à l’adoption de nouvelles lois. Que chacune de ces décisions soit réactionnaire ou progressiste dépends de l’état de la politique. Pour ce qui est du décret du Président Obama, la large reconnaissance de son caractère logique et juste devrait nous inspirer un certain optimisme.

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