Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Livres et revues

Soumission, Michel Houellebecq, Flammarion 2015

On se rappelera comment en janvier 2015, Michel Houellebecq avait interrompu la promotion de son dernier roman Soumission dans le sillage des attentats menés contre les journalistes de Charlie Hebdo. Depuis "cet auteur à scandale" n’a cessé de défrayer la chronique, particulièrement en Allemagne où son livre a connu grand succès. Retour sur ce roman et sur ce qu’il peut bien signifier aujourd’hui.

Le débat entre l’auteur et Gilles McMillan suite à la publication de cet article.

Plus retors que ça tu meurs, mais en même temps quelle habilité pour brouiller les pistes, avancer masqué et, en se jouant de l’art de la fiction, permettre que beaucoup finissent par tomber sous le charme d’un tel récit. Ne retenant que le travail littéraire et la distanciation esthétique qu’il appelle, tout en naviguant sans grandes conséquences dans une marée d’idées pré-conçues plus ou moins religieuses, conservatrices ou droitières.

Car quel est, dans les faits, le point de départ de ce livre ? Rien d’autre qu’un fantasme, ou plutôt le délire collectif stimulé et encouragé par une bonne partie de la droite et l’extrême droite française, d’une « islamisation de la société française » ; islamisation dont il faudrait selon cette dernière –tant elle est dangereuse—se défendre à grands coups de mesures protectionnistes, xénophobes, voire même racistes. 

Il n’est pas difficile d’ailleurs de reconnaître, en terme politiques, une bonne partie des idées propagées par le Front national et notamment son islamophobie chronique à la sauce Marine Le Pen. Le tout, à une époque, ne l’oublions pas, où vassalisée par les USA, la France de Sarko et de Hollande a été ou est en guerre en Irak, en Lybie, au Mali, etc. Participant par voie des airs ou par drones interposés, à cette guerre a-symétrique qui est en train de transformer au Moyen-Orient et maintenant en Afrique, de vastes territoires en zones de guerres et de non-droits.

Mais c’est là justement le truc génial –si l’on peut dire— de ce livre : nous présenter une image inversée, sens dessus-dessous de la réalité, en mettant en scène à travers une fiction romanesque —par ailleurs collant de près à la société contemporaine française (il s’agit d’élections qui auraient lieu en 2022)— l’arrivée d’un président musulman à la tête de la République française ; symbole même de ce que pourrait être l’invasion de la France par l’Islam. Avec toutes les conséquences dévastatrices qui s’en suivraient, notamment en termes de changements de mœurs (polygamie, etc.), de règles éducatives nouvelles (voiles) et d’obligations religieuses (conversions). Faisant ainsi voler en éclat l’âme même de la société française : cette idée de république laïque ayant repris à son compte et modernisé les valeurs de la chrétienté occidentale. 

Mais point ici d’argumentation abstraite ou ex-cathédra ou encore moins d’une défense claire et franche des thèses du Front national. Non plutôt, la description des états d’âme et du parcours d’un professeur de lettres universitaire gangréné par un cynisme post-moderne moins décapant que décadent ; métaphore d’une société française présentée comme étant en déclin et à bout de souffle.
 
Tout le livre nous relatera l’histoire de ce professeur « François » dans la quarantaine avancée, dont tant l’expertise académique (il est un spécialiste de Huysmans) que les valeurs post-modernes l’éloignent a priori de l’Islam, mais qui pourtant va peu à peu s’y soumettre, se convertissant et acceptant de se plier aux nouvelles règles islamistes imposées à l’université. Finissant même par conclure, c’est la dernière phrase du roman :" je n’aurai rien à regretter ».

Le tour est ainsi joué et bien joué par Michel Houellebecq : lui qui s’est employé —par l’entremise de son héros— à disqualifier les penseurs engagés des années 60 (« Contre Sartre, contre Camus, contre tous les guignols de l’engagement »), le voilà qui utilise le procédé du roman pour colporter sinon une position politique claire, du moins la vision du monde qui pourrait en être le support ou la justification assurée ; une vision en tout état de cause fortement en prise avec les débats sociopolitiques déchirant la société française. Mais en ne la revendiquant pas comme telle, surtout pas, en la présentant comme une sorte de fatalité inéluctable dont on ne peut que prendre acte à la manière d’un spectateur fatigué et désabusé. Manière de se désengager et de se laver les mains sans grand risque, avec en prime un brin de lassitude et de mélancolie, expression parfaite de ce nihilisme dont pourtant Nietszche s’est acharné il y a plus d’un siècle à dénoncer les effets délétères.

N’est-ce pas là un signe des temps qu’un des romanciers français les plus en vue (prix Goncourt 2010) en en soit réduit à faire du prosélytisme de droite de cette façon ?

Pierre Mouterde

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

Sur le même thème : Livres et revues

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...