Édition du 26 mars 2024

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Livres et revues

À propos de ta lecture de Soumission de Michel Houellebecq

Échange entre Gilles McMillan et Pierre Mouterde

L’article à l’origine de ce débat.

Cher Pierre,

Si je comprends bien, tu fais de Michel Houellebecq la branche littéraire du Front national et de l’extrême droite européenne qui appelle à la répression, à l’idéologie sécuritaire, à l’islamophobie, au racisme. Mais le plus grand danger de cette fiction romanesque serait selon toi son habilité littéraire elle-même, un « truc génial », séduisant, permettant de pousser ses idées inspirées par l’intolérance la plus redoutable. « Plus retors que ça tu meurs », écris-tu.

Je ne suis pas d’accord avec ta lecture, parce qu’elle est beaucoup trop réductrice – mais peut-être suis-je sous l’effet de la séduction. En fait, tu escamotes le roman lui-même, le personnage, son histoire, sa pitoyable existence. Houellebecq fait une critique radicale de l’Occident en se prenant comme modèle, l’universitaire autistique brillant, alcoolique, seul comme les pierres, incapable d’aimer, sauf sa bite, qu’il se fait sucer de préférence par des escortes, parce que c’est moins engageant que de nouer une relation avec une femme. Mais de cela, caractéristique qu’il hérite en quelque sorte de parents issus de la culture bobo, désenchantés, désillusionnés, irresponsables, il souffre amèrement :

« La simple volonté de vivre ne me suffisait manifestement plus à résister à l’ensemble des douleurs et des tracas qui jalonnent la vie d’un Occidental moyen, j’étais incapable de vivre pour moi-même, et pour qui d’autre aurais-je vécu ? L’humanité ne m’intéressait pas elle me dégoutait même, je ne considérais nullement les humains comme mes frères, et c’était encore moins le cas si je considérais une fraction plus restreinte de l’humanité, celle par exemple constituée par mes compatriotes, ou par mes amis collègues. Pourtant, en un sens déplaisant, je devais bien le reconnaître, ces humains étaient mes semblables, mais c’était justement cette ressemblance qui me faisait les fuir ; […] » (Soumission, p. 207)

En fait, tu escamotes un pan entier du roman dans lequel Houellebecq fait un portrait plutôt sombre de lui-même et de sa société, critique avec laquelle tu n’es pas d’accord non plus. Celle-ci naviguerait sur « une marée d’idées préconçues plus ou moins religieuses, conservatrices, droitières », etc. Plus loin tu parles d’une image inversée, sans [sic] dessus-dessous de la réalité. »

Tu as parfaitement raison sur un aspect : Houellebecq n’est pas ce qu’on appelle un écrivain de gauche. Il fait même tout pour se distinguer de ce « trade mark » idéologique, question de provoquer la doxa de gauche. Et pourquoi pas ? Tu dis qu’il a renié la tradition des écrivains engagés, les Camus, Sartre. Pour moi au contraire, il est absolument dans cette tradition critique, que l’on soit d’accord ou pas idéologiquement avec lui. Houellebecq est un provocateur, je te l’accorde, mais il est plus proche de Sartre et de Camus que ne le sera jamais le dernier écrivain engagé venu…(enfin, ça, c’était un coup de gueule).

En ce qui concerne son islamophobie… Il serait intéressant de convoquer des auteurs tels que Malek Chebel, Abdenour Bidar, qui appellent à une réforme en profondeur de l’islam, à un islam des Lumières, pour reprendre le titre du dernier livre de Chebel, ou à un existentialisme musulman, pour évoquer le livre de Bidar. Dans une lettre ouverte aux musulmans publiée cet hiver ou l’automne dernier (qu’on peut trouver facilement sur le Web), ce dernier va jusqu’à affirmer que les groupes terroristes qui agissent au nom de l’islam, l’EI par exemple, sont le fruit de l’islam tel qu’il s’est développé dans l’histoire, l’islam qui a fleuri sur l’idéologie de la soumission : soumission de l’homme à Dieu, de la femme à l’homme. Bien sûr, ces auteurs prennent en compte l’histoire de la colonisation occidentale, mais en faisant une critique radicale de la tendance, très forte dans les milieux de gauche occidentaux, à déresponsabiliser les musulmans, à les infantiliser en somme.

Peut-être trouves-tu que le roman de Houellebecq est pur délire de droite, islamophobe, pour moi il révèle, grâce aux moyens de l’écriture littéraire, des aspects de la société que le discours médiatique et politique ne parvient pas à dire. Et pas seulement sur la question de l’islam, mais sur le délabrement du monde et des individus.

Enfin, il me semble qu’on peut apprécier un romancier, un auteur, reconnaître sa perspicacité, sa sensibilité et son art (son truc, comme tu dis), sans nécessairement épouser toutes ses idées. Bon, je pourrais t’ennuyer longtemps avec mon interprétation de ce roman, beaucoup plus riche que tu ne consens à le dire.

Je voudrais, pour conclure (ou presque), te faire lire une remarque du philosophe Jean-Claude Michéa - que tu n’apprécies pas beaucoup non plus - à propos de Houellebecq. Elle dit fort bien, selon moi, de manière très nuancée, ce que signifient les romans de Houellebecq. Je signale que Michéa a écrit de nombreux ouvrages sur la civilisation capitaliste qu’il considère comme un fait social total, et dont il fait une critique radicale, critique de la gauche officielle notamment, qu’il accuse de s’être détournée des couches populaires.

« L’impasse politique dans laquelle nous nous trouvons de nos jours ressemble beaucoup à l’univers des romans de Michel Houellebecq. Ces derniers ont pour cadre, en effet, une critique corrosive et impitoyable de la société libérale moderne. Mais tout se passe comme si les héros négatifs que Houellebecq choisit de mettre en scène avaient fini par se faire une raison et accepté d’évoluer sans plaisir et sans illusion dans ce climat désespérant. Un peu, en somme, comme des rats qui ne songeraient même plus à quitter le navire quand celui-ci commence à couler. De fait, nous n’avons jamais été aussi lucides quant aux nuisances de la logique libérale (et quant au monde inhumain vers lequel elle nous emporte à une vitesse accélérée) mais jamais, cependant, notre sentiment d’impuissance collective n’a été aussi profond et pathétique. C’est là le signe le plus évident de la faillite historique de toutes les organisations qui prétendaient, il n’y a pas longtemps encore, lutter pour l’émancipation du genre humain. Pour comprendre comment le magnifique « progrès » a pu nous faire descendre aussi bas, il est donc nécessaire d’en revenir aux origines mêmes de la politique moderne. » (Le complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du Progrès, 2011, p. 161,162)

Le roman Soumission de Houellebecq était lancé en France le jour même du massacre de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Quelques jours avant, Charb, une des victimes de la tuerie, terminait un livre sur l’islamophobie pour dénoncer, à tort ou à raison, les dérives de ce discours. Le livre vient tout juste de paraître. Retour à Houellebecq :

« Que l’histoire politique puisse jouer un rôle dans ma propre vie continuait à me déconcerter un peu. Je me rendais compte pourtant, et depuis des années, que l’écart croissant, devenu abyssal, entre la population et ceux qui parlaient en son nom, politiciens et journalistes, devait nécessairement conduire à quelque chose de chaotique de violent et d’imprévisible. La France, comme les autres pays d’Europe occidentale, se dirigeait depuis longtemps vers la guerre civile, c’était une évidence ; […] ». (Soumission, 2015, 116).

Comme l’écrivait Samuel Beckett il y a un demi-siècle, quelque chose suit son cours…

Bien amicalement,
Gilles McMillan


Réponse de Pierre Mouterde

Holà Gilles
 
Peut-être mon acticle n’était-il pas assez explicite, ni ma critique assez longuement formulée, car je donnerai en même temps sans problème mon aval à une bonne partie de la citation de Michéa que tu places à la fin de ton texte (avec des nuances peut-être quant à la corrosivité de sa critique). 

En fait ce sur quoi j’ai voulu insister, dans ce très court texte, c’est sur le rôle de l’intellectuel en ce début de 21ième siècle et la fonction que certains d’entre eux devenus célèbres finissent par remplir sous couvert d’art ou de littérature. C’est une chose de faire le portrait d’une société en crise (un portrait outrancier sans doute, mais après tout pourquoi pas, pour faire ainsi mieux voir ce qui est en cause ?). C’en est une toute autre d’en tirer une série de leçons politiques, car ces leçons, elles sont là et bien là, implicitement présentes dans le livre : un implacable horizon.

Par provocation, diras-tu ? Par sens de la conjoncture ? C’est, il me semble lui faire beaucoup de fleurs, comme accorder aux dimensions politiques de son jugement une véritable valeur. Qui pourrait sérieusement affirmer que « depuis longtemps la France se dirige vers une guerre civile », y compris après l’attentat contre les journalistes de Charlie Hebdo ? 

Il suffit de penser au photographe brésilien Sebastiao Salgado (dans Le sel de la terre) ou encore à l’essayiste et écrivain urugayen Eduardo Galeano, pour réaliser comment est pauvre et veule (au sens nietzschéen du terme et de son horizon nihiliste) la figure de l’intellectuel qu’il incarne, ne serait-ce que par son côté « masqué » : un signe des temps !

Sans doute doit-on toujours distinguer ce qu’il en est de l’oeuvre et ce qu’il en est de la personne qui l’a produite, mais dans ce domaine là, quand on se met en scène médiatiquement comme il aime à le faire en bénéficiant ainsi du pouvoir comme de la légitimité que cela lui confère, on ne peut qu’avoir envie que soit entendue la voix —plus riche, plus nuancée, plus universelle et autrement engagée— d’autres intellectuels ?
 
Voilà… pour ajouter quelques nuances...
 
Bonne matinée
 
Pierre

La discussion se clôt par un échange autour de la notion d’intellectuel.

Gilles : « Un romancier n’est pas un intellectuel. » ; Pierre : « Juste te dire aussi qu’un romancier me semble difficilement ne pas pouvoir être un intellectuel… au sens très général du terme en tous cas…. » ;

Gilles : « Un romancier peut être un intellectuel, mais pas nécessairement en même temps… Un romancier travaille le langage d’une tout autre manière que l’intellectuel. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas à assumer son discours. Ce que je veux dire, c’est qu’on ne lit pas un roman de la même façon qu’un essai : les personnages, le narrateur, l’ironie, les ambiguïtés, etc. composent un cosmos dont il faut tenir compte dans sa totalité. C’est ce que tu dis d’ailleurs dans un précédent courriel. Disons que c’est un beau sujet de discussion. Je me rappelle que Georges Perec, par exemple, faisait très clairement la distinction. »

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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