Édition du 16 avril 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Harper : la menace

Devant la prochaine échéance électorale fédérale, il y a comme un consensus implicite parmi la population et les mouvements populaires au Québec que la réélection d’un gouvernement conservateur serait quelque chose comme une catastrophe. Le résultat politique est qu’une bonne majorité s’apprête à voter pour les autres partis avec un certain sentiment d’urgence. « Tout sauf Harper »…

Je crois qu’il est important de bien comprendre ce sentiment d’urgence. Le Parti conservateur actuel ne représente pas un parti « traditionnel », « bourgeois », » ordinaire ». Ce n’est même pas l’ancien Parti « progressiste-conservateur » de l’époque de Brian Mulroney et Joe Clarke. Ceux-ci étaient bien sûr des conservateurs, des adeptes d’un modèle de droite. Mais il y a peu de rapports entre ce conservatisme là et celui qui domine avec Harper. Dans ce contexte, défaire le Parti conservateur actuel acquiert une importance particulière, un sens distinct.

À un premier niveau, les Conservateurs actuels sont partisans d’une politique néolibérale agressive, sans partage, qui découle en fin de compte du projet historique de Margaret Thatcher en Angleterre et qui s’est traduit durant la période récente par le virage extrême du Parti Républicain aux États-Unis (sous l’égide du « Tea Party »). Les conséquences de ce virage sont évidentes : attaques sans précédent contre les salaires et les conditions de travail dans la fonction publique, coupures programmées dans les dépenses sociales (les transferts vers les provinces), interventions musclées contre des syndicats du secteur privé (Air Canada, CN), démantèlement des services publiques (Poste Canada), etc. En vue, si jamais le gouvernement conservateur est élu, on verra d’autres mesures encore plus draconiennes : abolition de la formule Rand (selon le modèle du « right to work » états-unien), privatisation de Radio-Canada et de Postes Canada (ce qui en restera), augmentation des tarifs et réductions de service, etc. Soyons clair, cela va faire très mal.

À un deuxième niveau, le Parti Conservateur amène dans le décor un dispositif idéologique particulier qu’on appelle parfois le « néo-conservatisme » et qui s’est traduit par une panoplie de législations liberticides. Jusqu’à date, ce sont des groupes cibles particuliers qui ont été atteints : les détenu-es et prisonniers, les personnes soupçonnées d’être des menaces à la « sécurité », certains groupes autochtones, etc. Cependant, il est évident que les mêmes dispositifs seront disponibles pour « punir » d’autres groupes comme les syndicats, les environnementalistes, les réfugiés. N’employons pas le mot « fascisme », car de toute façon la référence au fascisme historique (des années 1930) n’est plus adéquate, pas plus au Canada qu’aux États-Unis et en Europe. Mais le processus actuel y est apparenté, de la même nature, car il sort du cadre légal des groupes de personnes et des activités qui l’ont été depuis longtemps. En clair, il crée un état d’exception permanent.

Enfin, le néolibéralisme et le néo-conservatisme en se combinant affecte les images, les symboles, les références à laquelle la société est habituée : celle d’un pays « généreux », « libéral », « tolérant ». Ce qui était dans une large mesure mythique (ce n’était pas si beau que cela), mais cela créait une sorte de consensus social. Aujourd’hui prévaut à l’opposé du Canada de grand-père l’idéologie du tout-le-monde-contre-tout-le-monde. Le voisin, la personne rencontrée au coin de la rue, deviennent des menaces potentielles, ce qui est exacerbée par le profilage racial et culturel, dans la violente soupe de la « guerre des civilisations » qui par ailleurs justifie le Canada d’embarquer dans la « guerre sans fin » états-unienne contre les barbares arabes, musulmans et autres.

Tout cela aboutit à des transformations en profondeur qui changent ce qu’on a appelé l’« état de droit », reposant sur des cadres juridiques en partie non discriminants, un parlement et des outils de contrôle de l’État, un accès relativement ouvert selon les circonstances de la société civile via des mécanismes de concertation, etc. Antérieurement, cet « état de droit » était certes « bourgeois », mis en place pour préserver les intérêts des élites économiques, mais il avait acquis au fil des années, en partie à cause des luttes sociales, des dimensions qui permettaient aux classes populaires, de même qu’aux mouvements populaires, une certaine influence dans les affaires de l’État.

C’est cela que le projet révolutionnaire de M. Harper a commencé à miner dans l’intention de carrément le détruire. Attention, cela ne veut pas dire qu’on aura, du moins à court terme, les chemises brunes, les camps de concentration et la torture ! Mais on aura une très grosse machine dont le fonctionnement sera uniquement de surveiller, de punir, de bloquer. Ce néofascisme canadien s’inscrit bien dans l’optique de plusieurs autres formations au pouvoir dans le monde capitaliste, au pouvoir ou aspirant au pouvoir.

À l’époque de l’essor du fascisme des années 1930, Antonio Gramsci avait bien expliqué que le processus de fascisation était complexe, non-symétrique et ample, dépassant de loin l’aspect de la pure brutalité et de la répression directe, en changeant les modes de penser, de faire, d’interagir. En combinant coercition et hégémonie, le projet fasciste avait été approuvé, parfois avec réticence, par les élites qui se disaient, « mieux vaut Hitler que le Front populaire » et qui ont basculé vers l’ultra droite au moment où le mouvement populaire commençait à montrer les dents. Les couches moyennes et populaires ont été bousculées, jetées dans la confusion et réprimées de tout bord tout côté. Il a fallu près de trente ans et d’innombrables victimes pour vaincre cet animal hideux

Aujourd’hui les mécanismes sont différents, mais la logique est la même. Et c’est cela qui nous attend si Harper est réélu. Et c’est pour cela que l’instinct populaire a tout à fait raison : il faut bloquer Harper…

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