Édition du 23 avril 2024

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Immigration

Migrants et réfugiés (2) : les facteurs climatiques/écologiques et le cas de la Syrie

On a identifié dans le précédent billet des facteurs et des responsabilités majeures du côté des acteurs dominants de l’économie et de la politique des pays riches et de leurs stratégies néocoloniales agressives. On commence seulement aujourd’hui à reconnaître, dans le cas de la Syrie entre autres (car ce n’est pas le seul exemple), le rôle du changement climatique et de la crise écologique comme multiplicateur de misère, de conflits et de migrations.

(tiré du blogue de Jean Gadrey)

Première partie de cet article : http://www.pressegauche.org/spip.php?article23484

Il est probable que cet impact ne fait malheureusement que commencer. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil à ce graphique de l’évolution des températures moyennes estivales depuis 1890, reproduit dans le Washington Post du 15 septembre. Le niveau de base zéro correspond ici à la moyenne de la période 1981-2010. On en est à environ +1° par rapport à la fin du 19ème siècle, et la tendance non seulement ne se dément pas mais ressemble plutôt à une accélération depuis les années 1960.

Ces deux familles de facteurs (les stratégies néocoloniales et la crise climatique/écologique) sont très liées, vu que la crise climatique/écologique a aussi des responsables principaux et que ce sont à peu près les mêmes. Le pétrole et les autres combustibles fossiles par exemple sont d’une part des ressources stratégiques que « l’Occident », rejoint ensuite par d’autres grandes puissances émergentes, a cherché et cherche encore à « sécuriser » au prix d’interventions néocoloniales évoquées dans le précédent billet. Mais ce sont ces mêmes industries extractives et ces mêmes Etats qui, en vendant le pétrole, le gaz et le charbon, alimentent la machine à réchauffer le climat et se trouvent un peu en position de « dealers » dans cette course climaticide (voir l’appel de personnalités mondiales : « laissons les fossiles dans le sol pour en finir avec les crimes climatiques »).

De même, nombre de phénomènes (autres que le climat) d’atteinte à des ressources naturelles essentielles (terres, forêts, minerais), ou d’épuisement de ces dernières, ont pour acteurs majeurs des multinationales et des Etats « envahisseurs ». Le dernier exemple en date est celui de l’Amazonie péruvienne, dont on apprenait il y a quelques jours que 80% était désormais concédée à des compagnies pétrolières, dont des françaises.

LE CAS SYRIEN : ni sous-estimer ni surestimer le rôle du changement climatique…

De quelle façon le climat est-il intervenu dans le conflit syrien, non pas certes comme explication unique ni même centrale, mais comme facteur amplifiant et peut-être même déclenchant ? Une BD, malheureusement en anglais, l’explique assez simplement, en s’appuyant sur des travaux sérieux de chercheurs du Center for Climate and Security de Washington. J’en traduis de larges extraits, mais si l’anglais (facile) n’est pas un obstacle pour vous, autant lire l’original, ou, sinon, vous reporter aux écrits du Centre précédent.

« Entre 2006 et 2011, plus de la moitié du territoire syrien a souffert de la plus terrible des sécheresses jamais enregistrée, bien plus intense et plus longue que ce qui pourrait s’expliquer par des variations naturelles usuelles du climat. Elle est clairement liée au réchauffement climatique global. Près de 85 % du bétail périt. Les fameuses cultures du poivre Halabi séchèrent sur pieds… Et le régime du président Assad ne fit rien pour affronter cette crise. Près d’un million de villageois perdirent leurs fermes et s’entassèrent dans des villes déjà surpeuplées comme Daraa. Mais dans ces villes l’eau faisait également défaut.

Des groupes de jeunes de Daraa manifestèrent alors leurs frustrations contre le régime en empruntant des slogans aux révolutions du Caire et de Tunis. La police locale arrêta quinze d’entre eux. Ils furent battus et atrocement torturés. Or certains de ces jeunes venaient de familles parmi les plus influentes de Daraa. Les membres et amis de ces familles organisèrent une marche vers le bâtiment du gouverneur. Elle fut brutalement réprimée. D’autres manifestations suivirent. Le mouvement gagna d’autres villes en soutien aux « enfants de Daraa ». Ce mouvement suivit à peu près la trajectoire de la sécheresse.

Rien de tout cela n’était supposé se produire en Syrie où, selon les reporters et les analystes internationaux, l’équivalent d’un printemps arabe ou d’une révolution semblait exclu. »

Selon les mêmes chercheurs, les tendances actuelles du climat pourraient conduire à ce que la Syrie perde la moitié de ses capacités de production agricole d’ici 2050.

La BD se conclut ainsi : « la Syrie restera comme un avertissement des dévastations qui peuvent se produire quand des situations politiques « précaires » se combinent avec le stress du changement climatique »

Dévastations en effet : depuis les mouvements populaires contre le régime en mars 2011, plus de 240.000 personnes ont été tuées, 4 millions de Syriens ont fui leur pays, et plus de 7 millions ont été déplacés.

Un autre expert, Marc Levy, professeur à la Columbia University, résume les choses ainsi : « le changement climatique jette de l’huile sur le feu de l’instabilité politique dans le monde »

… CAR LE CLIMAT N’EXPLIQUE PAS TOUT, LOIN DE LA

La prudence s’impose devant des explications unilatérales, « trop écolo », des drames humains, des famines, etc. On sait depuis longtemps que des politiques publiques adaptées, ainsi que la mobilisation de la société civile, peuvent considérablement limiter la casse, surtout si elles ne sont pas seulement orientées vers l’urgence, mais pensées sur longue période en termes de prévention et d’adaptation. Amartya Sen avait montré dès 1981 que s’il n’y avait pas eu de famine en Inde dans la période antérieure, même au cours des années de très mauvaises récoltes, c’est largement parce que la démocratie, la liberté de la presse, etc. avaient conduit ou forcé les gouvernants à prendre des mesures de redistribution efficaces. Des conditions à l’exact opposé de celles qui caractérisent les dictatures telles que celle de Bachar el-Assad.

Donc oui, le réchauffement global et les pénuries d’eau aggravent terriblement certaines situations, notamment dans les pays et zones potentiellement affectées par des sécheresses intenses et longues. Il rend plus difficiles et plus coûteuses des interventions curatives, au demeurant nécessaires. Mais comme le montraient très bien, dans Le Monde du dimanche 23 août, trois vrais spécialistes de ces questions, il y a, au-delà de l’urgence et de la solidarité internationale, des « solutions efficaces de prévention et d’adaptation aux changements climatiques en cours ». On peut supposer que le titre de leur article « Le changement climatique, responsable de l’exode des migrants » n’a pas été choisi par eux car le contenu de leurs arguments est à l’opposé de cette simplification qui fait abstraction du politique et des stratégies de long terme. On espère sans trop y croire que ces constats inspireront les négociateurs de la conférence de Paris de décembre prochain.

Même prudence (qu’on ne retrouve pas partout) dans cette analyse (en anglais) du Center on Climate and Security : “On Syrian Refugees and Climate Change : The Risks of Oversimplifying and Underestimating the Connection”

Voir également, dans Le Monde du 11 septembre, ce très bon article : « Le changement climatique, facteur de déstabilisation et de migration », par Laetitia Van Eeckhout et Stéphane Foucart, qui commence ainsi :

« S’agit-il d’une « crise » ? Ou, plutôt, de l’installation d’un nouveau régime de migrations, alimenté par le changement climatique en cours ? L’afflux de migrants et de réfugiés cherchant asile en Europe est aujourd’hui principalement causé par les guerres civiles et l’effondrement des Etats au Moyen-Orient, mais le rôle du climat, bien qu’impossible à chiffrer, est plus que probable. »

Ajout n° 1 du 22 septembre : un autre article scientifique récent en anglais intitulé “Climate change in the Fertile Crescent and implications of the recent Syrian drought”.

[Ajout n° 2 du 22 septembre : un court extrait d’un entretien avec l’anthropologue Emmanuel Terray dans l’Humanité du 18 septembre, en réponse à la question : « Ces mouvements de populations seraient le lot du XXIe siècle et il va y en avoir de plus en plus, notamment avec les dérèglements climatiques… ». Sa réponse :

« Ce n’est pas une fatalité. La crise du Proche-Orient est quand même l’effet, qu’on le veuille ou non, des interventions occidentales que ce soit en Afghanistan ou en Irak. C’est tout de même ces deux expéditions qui ont mis le feu à la région, feu qui s’est ensuite propagé. C’est bien la politique occidentale, en Libye qui a créé le chaos actuel et le fait que plus rien n’est contrôlable sur ce territoire, ni le commerce des armes ni les trafics d’esclaves. Non, ce n’est sûrement pas une fatalité. On pourrait en dire autant pour l’Afrique de l’Ouest. Les migrations sont dues, d’une part, à ces régimes autoritaires et corrompus que l’Occident maintient en place et, d’autre part, aux accords de libre-échange que l’UE impose à l’Afrique, qui ruinent l’agriculture et condamnent les paysans africains à l’exil. Nous sommes face à des conséquences somme toute logiques, à des effets de politiques bien déterminés. »]

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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