Édition du 26 mars 2024

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Cinéma

Les lignes de mire de « Sicario »

Le cadre poussiéreux de la frontière du Sud américain s’est installé depuis longtemps dans la fiction américaine. A la télévision, on se souvient récemment des environs d’Albuquerque de Breaking Bad (2008-2013), de la ligne trouble de The Bridge (2013-2014). Le cinéma s’est déjà intéressé avec brio à la "guerre contre la drogue" dans cette région, avec le polyphonique Traffic (2000) de Steven Soderbergh (avec Benicio del Toro), et No Country for Old Men (2007) des frères Coen, avec Josh Brolin. La photographie de ce film était signée Roger Deakins, à nouveau à l’oeuvre dans Sicario (sorti en France le 7 octobre).

Dans The Guardian, le chef opérateur anglais se montre diplomate : "Je trouve la plupart des films d’aujourd’hui décevants. Peut-être parce que les gens n’arrivent pas à se concentrer. Tout doit être plus rapide : les coupes plus rapides, on ne peut plus prolonger un plan. Il y a plusieurs plans de Sicario qui sont prolongés. Les gens disent : ‘c’est vraiment intense !’ C’est parce que les plans durent longtemps. L’audience doit réfléchir : ‘que va-t-il se passer ?" Roger Deakins est l’un des plus grands directeurs de la photographie en activité. Il pourrait remporter cette année son premier oscar pour cette oeuvre mineure dans sa filmographie (la plupart des films des frères Coen, Skyfall, Jarhead, L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford). La photographie de Deakins est la principale qualité de Sicario. Il parvient à filmer une beauté du vide et du désespoir, en multipliant les objectifs, les formats et en apportant un soin particulier au cadre. Il s’est inspiré de l’atmosphère des films de Jean-Pierre Melville et de la série "Crossings" du photojournaliste Alex Webb, qui a passé vingt-cinq ans à couvrir la frontière. Webb s’intéresse principalement aux histoires des migrants, aperçus rapidement dans Sicario, interchangeables et anonymes.

Kate Macer (Emily Blunt) dirige une unité du FBI de recherche des victimes d’enlèvement en Arizona. Elle passe son temps à constater l’horreur du règne des cartels des deux côtés de la frontière. Elle est recrutée par Matt (Josh Brolin), charismatique agent de la DEA, plein d’humour mais pas loquace sur ses intentions, et flanquée d’Alejandro (Benicio del Toro), un consultant muet et énigmatique, bien impliqué dans les stratégies de contrôle de la frontière.

Le personnage de Kate assume le rôle d’audience surrogate (intermédiaire du public pour entrer dans l’histoire). Elle est embarquée dans des enjeux qui la dépassent, comme nous, elle ne comprend pas les rôles et les intérêts des différents protagonistes. Alice va descendre dans le tunnel vers l’enfer du pays des cartels. Le scénario révèle les limites de la femme d’action badass vue par Hollywood : du côté de la force et de la morale, il suffit de lui coller une arme automatique entre les mains et de montrer qu’elle est une professionnelle dans l’art de mettre à mort (pour un exemple encore plus cliché, voir Rachel McAdams dans la deuxième saison de True Detective). Elle est réservée mais déterminée dans sa mission, elle parle à voix basse, n’a aucune vie sociale, seule dans un appartement vide et sinistre, elle est punie dès qu’elle tente de se faire plaisir. Emily Blunt mérite un personnage complexe, son talent est plus grand que ce que l’histoire lui demande.

Le scénario, écrit par l’acteur Taylor Sheridan, fait une constatation politique : la guerre contre la drogue est un échec complet, une catastrophe de violence qui génère ses monstres. L’Autre, le latino, reste hors-champs : migrant, victime de violence absurde, tueur ou membre barbare d’un cartel. On suit de temps en temps le rituel matinal du policier Silvio et de son fils, fatalement destinés à se heurter à l’intrigue principale. Cette histoire parallèle est si peu développée qu’elle en devient superflue, ridicule dans son effort tragique.

La frontière, grand thème du cinéma américain depuis ses origines, est ici saisie physiquement (la séparation Mexique/Etats-Unis, cette zone qui n’est plus un Etat mais un entre-deux de non-droit) et métaphoriquement (une autre ligne imaginaire, morale, à franchir). La frontière est représentée comme une limite absurde dans cette situation de guerre, avec ses logiques d’interventions en territoire ennemi (Ciudad Juarez), par des agences civiles (FBI, DEA) qui se sont fortement militarisées, assistées des forces spéciales (Delta Force de l’US Army) dans les opérations secrètes. Une séquence est construite comme une montée d’adrénaline, la course-poursuite semble inévitable, mais c’est l’immobilité qui déclenche la fusillade. Le marketing du film est trompeur : Sicario est vendu comme un film d’action nerveux et fiévreux, alors que son tempo est lent, angoissant, comme une complainte qui ne parvient pas véritablement à sortir, qui s’étouffe.

Le réalisateur canadien Denis Villeneuve est spécialiste du film de genre (Prisoners et Enemy, 2013), dénué de point de vue politique (Incendies, 2010). Sicario reprend certains codes du film de guerre contemporain, sans atteindre l’obsession maladive de la traque et la fluidité de Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow, 2012). Le film est aussi un commentaire sur la société de surveillance. Il multiplie les plans sur les caméra de sécurité, les images aériennes de satellites ou de drones, et les filtres de vision nocturne. La frontière est observée sous tous les angles, mais à quelle fin ? Ce drame désertique cherche à nous dire quelque chose du cinéma, de sa capacité à représenter le mal. Sicario sent qu’il tient un sujet, mais ne sait pas trop quoi en penser. "C’est un fantasme. Le film parle de la manière dont les Américains imaginent qu’ils peuvent régler tous les problèmes par la violence, en passant au dessus de la loi des autres pays", explique Denis Villeneuve au New York Times. Le dernier segment du film cède pourtant à la facilité, en abandonnant son principe de mise en scène à travers les yeux de Kate pour soudainement suivre un autre personnage. Comment résister à l’opportunité d’une séquence de vengeance ? Sicario arrête de se poser des questions sur la représentation de la violence (les scènes de torture ne sont pas frontales mais suggérées) pour finalement satisfaire gratuitement l’audience. Comme l’explique le personnage de Josh Brolin dans le film, "the objective is to dramatically overreact".

Article publié sur Bully Pulpit.fr le 9 octobre 2015 : http://www.bullypulpit.fr/les-lignes-de-mire-de-sicario/

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Vincent Dozol

Critique de cinéma pour le site Bully Pulpit qui se propose de déchiffrer et d’approfondir l’actualité politique, sociale, économique et culturelle des États-Unis à travers le regard des sciences sociales. N’hésitez pas à nous contacter si vous désirez contribuer à l’édition. Plus d’articles sur www.bullypulpit.fr 

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