Édition du 16 avril 2024

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Bolivie : nouveau signe avant-coureur d’une « fin de cycle progressiste » ?

Ecrit par Emiliano Arpin-Simonetti.

Depuis plusieurs mois le débat sur une possible « fin de cycle progressiste » (http://www.contretemps.eu/interventions/fin-cycle-en-am%C3%A9rique-sud-mouvements-populaires-gouvernements-%C2%AB-progressistes-%C2%BB-altern) agite les observateurs de l’Amérique latine, à la lumière des difficultés que connaissent certains gouvernements de gauche et de centre-gauche de la région (plus particulièrement en Amérique du Sud). Défaites électorales au Venezuela et en Argentine, contestations sociales contre les gouvernements du Brésil et de l’Équateur, les signes indiquant un point tournant s’accumulent (http://journal.alternatives.ca/spip.php?article8115) –même si les raisons expliquant ces déboires varient grandement d’un pays à l’autre.

Élu depuis 10 ans avec de fortes majorités, Evo Morales, le premier président indigène de la Bolivie, et son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), semblaient jusqu’ici échapper à une tendance régionale. Figure de proue de la gauche latino-américaine, Morales a été élu pour la première fois en 2005 avec 54 % des voix, puis en 2009 avec 64 %. Même la légalité douteuse de sa troisième réélection, en 2014, ne l’a pas empêché de l’emporter avec 61 % des votes. Il semble toutefois que les velléités du président de se perpétuer au pouvoir aient heurté un mur, le 21 février dernier, lors d’un référendum sur une réforme constitutionnelle qui lui aurait permis de briguer un quatrième mandat en 2019… et ainsi de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2025, pour un total de 20 années consécutives. Dans un vote serré dont le décompte final a pris plusieurs jours, 51,3 % des Boliviens ont finalement dit non à la possibilité d’une quatrième réélection, induisant un possible tournant dans la politique bolivienne.

Certes, ces résultats ne semblent pas catastrophiques a priori : presque 49 % des électeurs ont tout de même voté Oui dans un scrutin perçu par plusieurs comme un plébiscite sur l’héritage du MAS, et les prochaines élections n’ont lieu qu’en 2019. Toutefois, cette campagne pourrait bel et bien s’avérer, à moyen terme, une première faille dans l’hégémonie du MAS.

Premièrement, il est loin d’être certain que le parti relèvera le défi de remplacer son charismatique leader, tellement le culte de la personnalité est marqué au sein du MAS. Les successeurs potentiels sont loin d’être aussi populaires, quand ils n’inspirent pas carrément méfiance – comme c’est le cas de l’actuel vice-président, Álvaro García Linera, perçu par plusieurs comme l’éminence grise du président.

Deuxièmement, jusqu’ici relativement intacte, l’image du président a été gravement malmenée pendant la campagne référendaire, particulièrement acrimonieuse. La presse a déterré plusieurs scandales, dont un particulièrement juteux impliquant directement Morales et une de ses ex-maîtresses qui aurait bénéficié de trafic d’influence pour se hisser dans un poste de direction au sein d’une importante firme chinoise faisant de profitables affaires avec le gouvernement bolivien. Cela risque de se faire durement ressentir sur son parti, déjà miné par l’usure du pouvoir et diverses affaires de corruption au fil des ans. La plus récente a d’ailleurs eu des conséquences tragiques lorsque, quatre jours avant le référendum, des partisans du MAS ont été arrêtés pour leur implication présumée dans un incendie criminel ayant causé la mort de six fonctionnaires de la Ville d’El Alto, incendie qui visait selon toute vraisemblance à détruire des preuves incriminant de corruption un proche d’Evo Morales.

Troisièmement, de par sa nature, la campagne référendaire a grandement polarisé la société bolivienne. Elle a ainsi fourni une première occasion à tous les opposants du gouvernement – qui sont de tendances politiques et idéologiques très variées – de se regrouper sous une même bannière, avec la volonté d’en finir avec le règne de Morales. Or, une des choses qui distingue la situation bolivienne de celle prévalant en Argentine ou au Venezuela, par exemple, c’est le fait que l’opposition est morcelée. Si la droite a réussi à s’unir au Venezuela derrière la candidature d’Enrique Capriles et, en Argentine, derrière celle de Mauricio Macri, une telle unité n’existe pas en Bolivie… pour l’instant. Surtout, le ton accusateur et ultra-partisan du MAS et son déni devant les nombreux scandales ont exacerbé une polarisation qui pourrait continuer de profiter à l’opposition si le gouvernement persiste dans cette voix – ce qui semble malheureusement être le cas dans l’immédiat.

Enfin, dernier facteur important, les contradictions propres au modèle de développement adopté par le MAS continuent de s’approfondir. La Bolivie a connu des avancées indéniables sur le plan socioéconomique au cours de la dernière décennie, notamment grâce à la nationalisation des hydrocarbures. Celle-ci a permis à l’État de développer des mesures redistributives qui ont réduit la pauvreté extrême de moitié entre 2005 et 2014. Ce modèle de développement a toutefois accru la dépendance du pays à la rente pétrolière et gazière, et s’est accompagné d’un mode de gouvernance souvent autoritaire, peu transparent et peu respectueux de l’environnement et de certaines populations autochtones – caractéristique qui semble par ailleurs commune à de nombreux pays où l’industrie pétrolière et minière occupent une place centrale dans l’économie[1]. Dans ce contexte, le gouvernement du MAS perd de plus en plus l’appui de mouvements sociaux qui l’ont pourtant soutenu dès le départ (notamment plusieurs mouvements issus des peuples autochtones), effritant par le fait même sa base d’appuis à gauche[2].

Ainsi, plusieurs des facteurs que l’on constate dans les autres États de la région où la gauche gouvernementale est en difficulté sont présents en Bolivie, même si un changement de gouvernement n’est pas à envisager à court terme. La défaite du 21 février doit donc servir d’avertissement au MAS. Celui-ci devra renouer avec ses principes, notamment celui de « pouvoir obédientiel »[3], qui consiste à gouverner en obéissant à la population ­– plutôt qu’à ses clientèles électorales préférées… au risque de polariser toujours plus la société et de mettre en péril des acquis précieux du proceso de cambio (« processus de changement ») entamé en 2006.

Notes

[1] Voir Fernanda Wanderley, Que pasó con el proceso de cambio ?, La Paz, Plural editores, 2013

[2] Un article plus long et détaillé, dans le numéro de mai-juin 2016 de la revue Relations, s’attardera à tracer un bilan critique de la décennie Evo Morales, notamment en lien avec un controversé projet d’autoroute dans le parc national du TIPNIS.

[3] Sur cette notion, voir « La renaissance des cultures du monde. Entrevue avec Enrique Dussel », Relations, no 770, février 2014.

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