Édition du 26 mars 2024

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Europe

Questions stratégiques au congrès de la CGT

La Confédération générale du travail tenait la semaine dernière son 51e congrès à Marseille. Premier syndicat de salariés en France avec un peu moins de 700 000 adhérents et organisation centrale du mouvement ouvrier, la CGT a examiné plusieurs défis rencontrés par le mouvement syndical au cours des années 2010-2016.

Paroles de militants

Pour s’en convaincre, voici deux militants syndicaux dont les propos ont été recueillis par Loan Nguyen et Aurélien Soucheyre de l’Humanité (18 avril 2016).

Marc Suchon, secrétaire de la commission départementale de l’Ugict-CGT du Rhône (région lyonnaise) : « Pour moi, le congrès est un peu secondaire. Ce qui me semble le plus important, c’est la réalité du mouvement social actuel. Nous portons des revendications comme de nouveaux droits pour les salariés, la semaine de 32 heures… mais il faut admettre que cela fait très longtemps que l’on n’a plus rien gagné. On devrait se demander pourquoi toutes ces personnes qui se mobilisent aujourd’hui contre la loi El Khomri hors syndicat ne nous rejoignent pas, alors que nous partageons des valeurs. Si les syndicats ont du mal à mobiliser, je pense que c’est aussi à cause de la division avec la CFDT, l’Unsa, etc. Il faut y aller à fond pour syndiquer les ingénieurs, cadres, techniciens, car ils constituent 45% du salariat, mais il faut aussi nous tourner vers les personnes qui ont un pied hors du salariat et que l’on croise en partie dans les Nuits debout : les autoentrepreneurs, les étudiants, tous ceux qui s’emploient dans un travail un peu ubérisé, parce que la CGT, c’est la Confédération générale du travail, pas du salariat. »

Ghislaine Tormos, monitrice sur chaîne à l’usine PSA/Peugeot de Poissy et syndiquée CGT : « Syndicaliste de base à l’usine PSA de Poissy depuis que celle d’Aulnay-sous-Bois a fermé, je trouve que la direction confédérale est frileuse et manque de combativité, et que notre parole de militants de base n’est pas relayée. J’ai peur que le mouvement contre la loi travail ne retombe comme un soufflé, parce qu’il connaît trop de divisions. Dans les entreprises où la CGT a encore un peu d’audience, notre rôle serait d’organiser des grèves. Mais on a beau discuter, distribuer des tracts et coller des affiches tous les jours, on n’y arrive pas. Les patrons et les syndicats pro-patrons, comme FO chez nous, sont de plus en plus forts. Les patrons redeviennent de plus en plus répressifs, et les salariés ont peur. »

Comment les syndicats de salariés peuvent-ils lutter efficacement aujourd’hui, à l’heure du capitalisme néolibéral ? Que faire ? Voilà les questions stratégiques profondes que soulèvent ces paroles de militants.

Réformisme/radicalisme

Dans la presse dominante, le congrès de la CGT a été montré – quand il en a été brièvement question – comme une illustration supplémentaire de l’archaïsme du mouvement ouvrier par opposition à la modernité capitaliste. « Aujourd’hui, on nous traite de dinosaures, de derniers des Soviets. Si elles sont insupportables, ces insultes nous montrent au moins une chose, nous sommes bien présents et vivants, car on ne tire pas sur les morts » a expliqué avec justesse le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, dans son discours d’ouverture au congrès (l’Humanité, 19 avril).

Derrière la haine de la CGT que partagent la bourgeoisie française et ses représentants, c’est un mélange de peur et de haine qui s’exprime contre le projet politique d’abolition des classes. Ce qui est en cause n’est pas tellement la défense des intérêts des travailleurs, mais davantage l’ambition définie dès octobre 1906 au 9e congrès de la CGT, dans la « Charte d’Amiens », de combiner « l’œuvre revendicatrice quotidienne » en vue d’ « améliorations immédiates » avec la lutte pour « l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ». Lèse-majesté intolérable pour les idéologues bourgeois hier comme aujourd’hui.

Contrairement à la CFDT qui se présente comme une confédération syndicale « réformiste », la CGT ne se donne pas d’autre étiquette que celle de son nom propre. Et ce, malgré le fait d’être assimilée à la « ligne dure » du mouvement ouvrier. La direction de la CGT rejette l’opposition entre réformistes et radicaux car elle cherche ainsi à construire l’unité syndicale dans l’action, indépendamment des traditions et des étiquettes qui divisent les syndicats de salariés.

Terrain syndical

La CGT veut réinvestir et occuper le « terrain » des différents lieux de travail et diminuer l’importance prise par les tables rondes, négociations et autres consultations institutionnelles entre l’Etat, le patronat et les syndicats de salariés. Le syndicalisme officiel présente trop souvent ce caractère bureaucratique alors que l’entreprise, le site de production et les bureaux demeurent les lieux centraux où se nouent les conflictualités et les potentialités d’action pour les salariés et leurs représentants, comme le souligne le document d’orientation du congrès de la CGT. Cette orientation « par en bas », cherchant à construire des rapports de force favorables aux salariés en partant de la base, est sans doute plus féconde pour mobiliser les salariés autour de leurs organisations syndicales, que de « mobiliser » par « le haut » en déposant périodiquement des préavis de grève ou émettant des communiqués aux médias sans établir de relation directe avec le quotidien des salariés.

Syndicalisation

Le terrain des salariés présente cependant des défis multiples pour es militants syndicaux. La désindustrialisation, l’externalisation et la sous-traitance des services marchands, la fragmentation des statuts juridiques des salariés, la mobilité incessante des salariés, la dissolution des liens hérités de sociabilité et de solidarité, le recul des idées socialistes/communistes et la dépolitisation, l’individualisation des parcours professionnels, le consumérisme et le chacun pour soi : autant de dynamiques profondes qui ont bouleversé le monde du travail au cours des 30 dernières années et qui rendent difficile l’enracinement du syndicalisme et de ses idées parmi les salariés.

La CGT plafonne aujourd’hui autour de 700 000 adhérents alors que l’objectif à atteindre est fixé depuis quelques années maintenant à un million d’adhérents. Ses adhérents sont concentrés à 60% dans les entreprises de 500 salariés et plus et leur présence touche seulement 25% des salariés. Les syndiqués CGT témoignent enfin d’une tendance au vieillissement, similaire en cela à la population dans son ensemble, mais les 18-35 ans occupent tout de même une place très minoritaire parmi les adhérents.

Une série d’expérimentations de syndicalisation a été tentée au cours des dernières années, en direction des travailleurs précaires, des travailleurs sans-papiers et dans des secteurs des services marchands, comme la restauration rapide, où l’exploitation capitaliste est particulièrement intense. De nombreuses luttes des salariés dans l’hôtellerie de la région parisienne, menées par des militants CGT, ont remporté des victoires nettes ces cinq dernières années. De même, les travailleurs sans-papiers ont gagné en visibilité médiatique et politique grâce aux campagnes de la CGT en ce domaine. Des campagnes de syndicalisation dans les chaînes de restauration rapide comme McDonald’s ont montré le visage répressif de ces patrons.

Convergence des luttes

Plusieurs des 1000 délégués syndicaux ont exprimé la volonté que l’orientation nationale de la CGT puisse encourager la convergence des luttes sociales. Voici par exemple ce que dit un docker marseillais au journaliste de l’Humanité : « Ce que j’attends de ce congrès, c’est la continuité dans les revendications, un peu plus de luttes. Les luttes ne se décrètent pas. Elles montent seules. Il faut les aider. Les conditions sont requises. Les salariés ont besoin d’une CGT forte. Bref, j’attends un congrès qui remette en route la machine » (l’Humanité, 19 avril 2016). Force est de reconnaître toutefois que la convergence des luttes ne peut se réaliser « par le haut ». Elle dépend de fait de l’action de masse des travailleurs. La question stratégique pour les militants de la CGT est de savoir que faire pour encourager et impulser une telle orientation dans les rangs des salariés. Cela ne peut être qu’un pari sans cesse recommencé puisqu’en temps normal, dans toute société capitaliste, la « convergence des luttes » demeure un fait exceptionnel. Toutes les structures de la société, depuis la famille jusqu’à l’Etat en passant par les médias et les employeurs, exercent leur pression pour contrer une telle dynamique.

La réinvention d’une contre-culture populaire, démocratique et sociale pourrait en ce sens être un axe possible dans la stratégie des militants syndicaux afin de favoriser la convergence des luttes. Sans une telle conscience politique, le « chacun pour soi » et l’indifférence qui forment les piliers parmi les importants de la domination capitaliste sur la société continueront à se renforcer.

Réformes

Le congrès a mis en avant deux réformes-clés pour proposer un projet de société « alternatif ». La première est la semaine de 32 heures. La seconde : le « Code du travail du XXIe siècle ». Dans le contexte actuel du mouvement social contre la destruction du Code du travail par la loi El Khomri, ces propositions participent à tracer les contours d’un programme politique anticapitaliste qui soit suffisamment clair et amplement débattu et réapproprié par les salariés.

Néanmoins, une question latente subsiste dans le document d’orientation du congrès (rédigé en janvier dernier) : dans quelle mesure l’action politique et sociale peut-elle améliorer la vie du plus grand nombre aujourd’hui ? Cette question de ce qui semble possible d’arracher à la classe dominante demeure dans le monde entier celle de tout militant des gauches et des mouvements sociaux. Le champ des possibles s’est rétréci au cours des deux dernières décennies alors que le pouvoir de classe des plus riches se renforçait de contre-réforme en contre-réforme. Pourtant, la fatalité du « there is no alternative » de Margaret Thatcher ne bénéficie plus des mêmes effets magiques aujourd’hui. La lutte sociale persiste. La lutte politique se cherche. La lutte idéologique progresse.

Délégation politique

En ce sens, la CGT témoigne des forces et des faiblesses propres à la position qu’occupent les grands syndicats de salariés dans les pays capitalistes développés. D’une part, leur force provient de leur représentativité du monde du travail, fonction institutionnalisée par la loi et l’Etat. D’autre part, cette délégation entraîne une certaine dépossession volontaire du pouvoir social des salariés. Ces derniers « laissent » leurs représentants se battre et négocier ce qu’il est possible d’arracher au patronat, sans toutefois investir et occuper, par l’action autonome, l’espace politique et social. Les effets démobilisateurs de la délégation syndicale limite donc fortement le pouvoir des syndicats des salariés lorsqu’il faut construire un rapport de forces avec l’Etat et les capitalistes qui s’en prennent à leurs intérêts.

Nouvelles formes de mobilisation

De nombreux commentateurs politiques ont opposé le mouvement Nuit debout aux « bons vieux » syndicats comme la CGT. En témoignent les articles de Médiapart autour du congrès de la CGT : les questions aux deux entretiens réalisés avec Philippe Martinez et Bernard Thibault en sont vivement imprégnées.

Que l’imaginaire démocratique des Nuit debout est sans doute plus créatif et dynamique que le syndicalisme cégétiste, c’est sans doute un fait que reconnaîtront les militants syndicaux. Mais opposer les syndicats de la CGT, avec leur culture syndicale spécifique, aux activistes rassemblés sur différentes places publiques depuis le 31 mars dernier pour s’opposer à la destruction du Code du travail par le gouvernement – une telle opposition ne peut relever que de l’erreur compte tenu des faits des dernières semaines.

Jean-Pierre, professeur dans le secondaire en région parisienne et militant de CGT éducation, explique en ce sens dans l’Humanité du 18 avril : « Je suis les débats à Nuit debout. J’entends partout que la convergence du mouvement avec les syndicats est souhaitée et réclamée par tous pour battre la loi El Khomri. Beaucoup veulent aller voir les salariés de boîte en boîte pour construire. J’entends souvent dire que les syndicats sont très utiles et très importants pour défendre les salariés. Mais aussi qu’ils sont en train de devenir des syndicats de bureaux. J’entends aussi qu’il y a trop de divisions syndicales, que cela se fait au détriment des travailleurs et que les syndicats devraient plus converger et oublier leurs différentes étiquettes. Nuit debout est un exemple fort de la crise de représentativité politique et syndicale. Mais les syndicalistes et les syndiqués sont très bien accueillis, nombreux et actifs sur la place de la République. Tous les jours ici, on se redemande comment changer la représentation et l’organisation politiques, et parfois syndicales. Il ne faut surtout pas opposer ce qui se passe à Nuit debout et la lutte syndicale de tous les jours. Je pense que cette opposition est une impasse. Il y a une radicalité qui s’exprime ici, une envie de tout remettre à plat qui est très intéressante et qui est nécessaire. On va voir comment tout cela peut s’articuler plus largement, mais globalement on va dans le même sens. »

Les commentateurs superficiels ne manqueront pas, malgré ça, de souligner sans cesse l’archaïsme des syndicats et l’inventivité de Nuit debout… Pourtant, l’histoire sociale montre sans ambiguïté que tous les mouvements sociaux majeurs du dernier siècle écoulé font usage de différentes formes de mobilisation et qu’ils sont un recommencement entre plusieurs traditions de lutte et des nouveautés surgies de l’intelligence collective. N’est-ce pas ce caractère multiforme, réflexif et autocritique des grands mouvements populaires que Marx décrivait à l’issue de la défaite du « printemps des peuples » en 1848, en écrivant dans Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte : « Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du XIXe siècle, se critiquent elles-mêmes constamment » ?

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