Édition du 23 avril 2024

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Québec

Le pari de la lenteur

J’écoutais une émission scientifique à la radio publique récemment, où un savant nous expliquait que l’érosion causée par les chutes Niagara les ferait reculer dans le lac Érié, c’est-à-dire qu’il n’y aurait alors plus de chutes à voir, dans 50 000 ans.

A-t-on idée à l’échelle cosmique de combien 50 000 ans est court ? C’est très peu quand on sait que la terre a peut-être cinq milliards d’années. C’est surtout une occasion de réfléchir au fait que le monde tel qu’on le connaît est loin d’être éternel, qu’il varie sans cesse. Et même à l’échelle humaine, le paysage tel qu’il est façonné par nous évolue constamment. Si on devait l’extirper des années trente du vingtième siècle, quel quidam reconnaîtrait l’allure de Montréal ?

Et nous sommes là à nous agiter en croyant que le moindre de nos gestes sera marquant, que la moindre de nos décisions a valeur pérenne. Et si, justement, nous attachions tant d’importance à nos choix quotidiens, ne prendrions-nous pas plus de temps pour les calculer ? De quotidiens ne pourraient-ils pas devenir hebdomadaires ou mensuels, ou moins fréquents encore ?

La lecture de l’essai Hâte-toi lentement de Lamberto Maffei (traduit de l’italien Elogio della lentezza) ne peut que me conforter dans ce pari de la lenteur que nos gadgets électroniques bousculent sans cesse. Après la nourriture lente, ces aimables Italiens nous offrent la pensée lente.

Certes, vous me direz que cette gageure est plus facile à tenir quand on a la chance comme moi d’être à la retraite. Vous arguerez aussi avec raison que nos gadgets électroniques nous rendent des services inestimables. Il ne s’agit pas de les abandonner, mais bien de les domestiquer, car pour l’instant, c’est eux qui nous dirigent.

Si on doit répondre aux courriels à son travail, qui nous oblige à consulter notre courrier personnel plus d’une fois par jour ? Qui nous oblige à réagir à chaque sonnerie, bip ou autre signal ? La plupart des offres d’emploi pressantes peuvent attendre qu’on les écoute à la boîte vocale, qu’on les lise sur messagerie et qu’on se donne une heure ou deux, sinon davantage, de réflexion.

Il existe, dans le transport des objets qui nous sont utiles, la technique du « voyage du paresseux », que mon père me recommandait souvent. Il s’agit de prendre le plus de choses possibles à chaque tour pour réduire le nombre de pas. Or, j’ai toujours contesté cette technique parce qu’elle favorise les accidents, les blessures et les bris.

Par exemple elle ne s’applique pas au transport de la vaisselle ou de la verrerie. Elle ne peut non plus être employée pour le déplacement des classeurs remplis, car elle cause la torsion du métal ou, pis encore, la confusion totale des documents qui se mélangent. Or, le but d’un classeur, c’est d’avoir du matériel classé, pas de devoir tout reclasser. Le transport d’un tiroir à la fois est plus sage même si c’est plus long.

Lorsque mon conjoint et moi avons emménagé dans notre nouveau logement l’an dernier, nous avions 125 cartons à sortir de notre camion pour les monter au troisième étage. Plutôt que de courir sous le soleil de plomb et de nous déshydrater en conséquence, nous avons décidé de monter chacun son tour un carton pendant que l’autre faisait une pause en bas à surveiller le stock. Entre chaque tour, nous marquions bien un temps d’arrêt pour passer le relais.

Résultat : le lendemain quand les déménageurs sont venus pour livrer les gros meubles et les quarante autres cartons qui restaient, nous, petits vieux, étions encore en forme et capables de les aider à monter les cartons, car après l’effort de quelques montées avec de gros meubles, les vigoureux jeunes hommes étaient déjà essouflés, cassés. L’endurance est plus importante que la force.

N’est-ce pas ce que nous souhaitons, durer ? Vivre longtemps ? Ça demande de mesurer son pas. S’il y a des romantiques à la James Dean qui préfèrent mourir jeunes, demandez à tous ceux qui ont eu la chance de vieillir (j’exclue ici bien sûr les personnes qui sont très mal en point à cause d’accident ou de maladie graves) s’ils n’apprécient pas de respirer l’air du mois de mai, d’entendre siffler les merles et de prendre un rosé à l’apéro, car comme le disait Albert Cossery dans le magnifique film Hôtel La Louisiane, « C’est toujours magnifique d’être en vie ! »

Maffei, dans son essai, est très sévère. Il y écrit : « On arriverait au paradoxe suivant : la globalisation, but ultime de la civilisation, pourrait produire une régression du cerveau. »

Il y a un temps pour la vitesse et un temps pour la lenteur ; on dirait juste qu’aujourd’hui certainEs ne voient plus ce deuxième temps.

Mots-clés : Québec
Francis Lagacé

LAGACÉ Francis
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