Édition du 26 mars 2024

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Islamophobie

L'islamophobie décomplexée et le retentissement d'une « victoire idéologique » des extrêmes-droites

Il n’est pas question ici d’attribuer ni la paternité ni l’exclusivité de l’islamophobie et de son développement aux seules extrêmes droites, dont la progression du discours fait aussi parti du phénomène à expliquer.

L’auteur est chercheur postdoctoral en philosophie à la Chaire UNESCO-UQAM sur les fondements philosophiques de la justice et de la démocratie.

Toutefois, depuis le tournant des années 2000, on remarque un renouveau populiste et islamophobe des discours d’extrême droite. Ceux-ci prolifèrent sur internet et une nébuleuse se réseaute. Par exemple, le réseau STOP-Islamisation, né au Danemark, essaime maintenant sur les cinq continents. Divers groupuscules tentent ainsi d’influencer les partis politiques.

En Europe, les partis d’extrême droite ont largement adopté ce discours qui s’accommode des institutions parlementaires et qui annonce une guerre des civilisations, voire un « grand remplacement » des populations.

Leur succès électoral a incité des partis centraux, à gauche comme à droite, à reprendre certains de leurs éléments de discours. Si bien que le politologue Jean-Yves Camus [1] parlait dès 2005 d’une « victoire idéologique » de l’extrême droite.

Aux États-Unis, divers groupes réunis par la blogueuse Brigitte Gabriel se sont alliés au populiste néerlandais Geert Wilders pour s’opposer à la construction d’un centre culturel musulman à proximité de Ground Zero. Cette alliance s’est soldée par la pénétration du discours islamophobe au sein du Tea Party et du Parti républicain [2]. Aujourd’hui, Donald Trump en bénéficie.

En Europe et en Amérique du Nord, derrière une critique larvée du multiculturalisme [3], resurgit un discours qui situe la rationalité et la moralité, garantes de la cohésion sociale et de l’unité nationale, dans des origines mythifiées. Ce type de discours, appelé nativiste, prend deux formes. Tantôt traditionaliste, il renvoie à la rationalité grecque et aux valeurs chrétiennes. Tantôt moderniste, il mise sur une rationalité séculaire et des « valeurs » comme le féminisme, la libération sexuelle et la laïcité. Ces valeurs et la rationalité qui les accompagnent sont hissées, tels des remparts, en particularités culturelles inaccessibles à l’islam et aux musulmans.

Sous vernis républicain, ce nativisme détourne l’idée de peuple, demos, vers la seule majorité culturelle, l’ethnos. En France, sa forme moderniste exploite ce que l’historien et sociologue du religieux Jean Baubérot appelle une laïcité falsifiée. Aux États-Unis, le thème de la nation élue par Dieu resurgit depuis Bush. Plus à droite, l’idée que l’islam menace la constitution américaine s’affirme.

Le nativisme exacerbe d’autant les différences qu’il côtoie une vision stéréotypée de l’islam et des musulmans : comploteurs, sexistes, antidémocrates, opposés à la laïcité, voire terroristes. Les stéréotypes sur l’Autre, investis d’hostilité, ressurgissent quand l’image fétiche de la Nation parait menacée.

Cette ambivalence discursive et affective [4] fait paraitre la pratique de l’islam incompatible avec les sociétés de cultures européennes. Le nativisme tisse ainsi l’illusion d’un effritement, par l’islam, du socle rationnel et moral garantissant la cohésion sociale et l’unité nationale. Cette appréhension entraine le rejet (phobos).

Derrière une réarticulation nativiste de discours à saveur nationaliste par des partis centraux, c’est bien ce schème d’ambivalence affective propice à la récitation de stéréotypes racisants, ici islamophobes, qui se propage dans l’espace public et politique ; alors qu’il ne faisait plus l’apanage que des extrêmes droites.

Ce discours, imbibé d’ambivalence affective, issu du renouvellement des extrêmes droites, voire d’une extrême droite scandinave populiste et islamophobe, a déteint sur une droite alors dite radicale ainsi que sur une gauche aux versants ultramodernes. On l’appelle parfois « national-populiste » [5]. Il articule des discours néo-nationalistes auxquels se greffe un style particulier, démagogique, se voulant près des gens « ordinaires ». Mais un style qui sert surtout à entretenir l’ambiguïté d’un discours dans lequel la notion de « peuple » penche vers la majorité ethnoculturelle.

Il sert une stratégie discursive où sont mis de l’avant des attributs vus comme exclusifs qui marquent la différenciation entre une faction du peuple, cette majorité culturelle, que l’on oppose aux musulmans stéréotypés, minoritaires. C’est souvent dans ce style indigné qu’on en appelle à l’image fétiche du discours nativiste, à « nos » valeurs, avant de réciter le bréviaire des stéréotypes islamophobes. Plusieurs animateurs radios et éditorialistes en sont spécialistes.

Cette contagion épargne-t-elle le Québec ? Depuis l’affaire du kirpan et pendant la commission Bouchard-Taylor, on a pu entendre des discours nativistes s’articuler sous une critique larvée du multiculturalisme.

Pendant le débat sur la Charte, nous avons vu les deux formes traditionaliste et moderniste s’affirmer. Les deux groupes ainsi formés jugeaient les signes religieux incompatibles avec le socle de valeur assurant la cohésion sociale et l’unité nationale du Québec, faisant ainsi écho à cette incompatibilité, véhiculée dans l’espace public, entre la pratique de l’islam et les nations de cultures européennes.

Les stéréotypes islamophobes s’en suivirent [6]. Une image de cyber-haine rejoint un jeune candidat péquiste. Une autre répandit des rumeurs antisémites et islamophobes reprises de l’extrême droite américaine.

Bernard Drainville brandit le spectre du fondamentalisme et acquiesça benoitement à « l’islamisation » de Montréal. La première ministre avoua considérer le port du voile comme un signe de soumission, ce qui est un préjugé ; puis, s’afficha à côté d’une artiste craignant être privée d’aquagym par des musulmans et être maltraitée par des infirmières en foulard.

La dissémination de ce nativisme teinté d’islamophobie, d’où émerge un projet de laïcité « falsifiée » institutionnalisant une discrimination fondée sur la religion, témoigne selon nous du retentissement transatlantique de cette victoire idéologique de l’extrême droite européenne.

Références

[1] Camus, Jean-Yves. (2005). L’utilisation d’éléments racistes, antisémites et xénophobes dans les discours politiques. ECRI : Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, Novembre 2005

[2] Lean, Nathan. (2012). The Islamophobia Industry. How the Right Manufacture The Fear of Muslim. Londres : Pluto Press.

[3] Lentin, Alana et Gavan Titley. (2011). The Crises of Multiculturalism. Londres : Zed Books

[4] Bhabah, Homi. (1994). The Location of Culture. London / New-York : Routledge

[5] Taguieff, Pierre-André. (1984). « Réthorique du national-populisme ». (pp.113-139). Revue Mots. Vol 9, No. 1.

[6] Mathelet, Siegfried L. (2015). « A Hidden Ideological Scheme under New Secularism : Explaining a Peak of Islamophobia in Quebec (2013-2014). (pp.29-43) ». Islamophobia Studies Journal. Vol. 3, No. 1, automne 2015.

Siegfried L. Mathelet

Chercheur postdoctoral en philosophie à la Chaire UNESCO-UQAM sur les fondements philosophiques de la justice et de la démocratie.

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