Édition du 16 avril 2024

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Économie

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L’incroyable mais véridique histoire des papiers commerciaux « adossés » à des dettes

Qu’ont en commun Merril Lynch, Lehman Brothers, AIG, Bear Stearns et la banque Wachovia ? Ce sont toutes de vénérables institutions financières – certaines centenaires -, qui ont toutes fait banqueroute et toutes pour la même raison : elles avaient acheté des Papiers commerciaux adossés [1] à des actifs (PCAA) ou, plus exactement, adossés à des créances (PCAC). Comment expliquer que la crise hypothécaire amorcée aux États-unis, à l’été 2007, ait pu se transformer en une crise financière planétaire qui ébranle aujourd’hui les colonnes du temple capitaliste ?

Voici résumé en six mots le fin nœud de cette crise financière globalisée : des banques milliardaires manquent de liquidités. Mais quel est donc le rapport entre les créances hypothécaires douteuses des ménages états-uniens, les PCAC et le manque de liquidités - manque d’argent liquide mobilisable - dans le réseau planétaire des plus grandes institutions financières ?

Les rouages d’une ingénierie financière créatrice… d’argent

1- Les subprimes, c’est quoi ?

Vous êtes un locataire aux revenus trop modestes pour aspirer à la propriété. Mais voilà qu’un beau soir, vous recevez un appel d’un agent immobilier qui vous offre la possibilité d’obtenir un prêt hypothécaire à des conditions très abordables : aucun paiement initial, 2% d’intérêt les deux premières années, taux variables par la suite, etc. Pour finir de vous rassurer, il ajoute que s’il vous arrivait, dans 3 ou 4 ans, de ne plus pouvoir effectuer vos paiements mensuels, vous n’auriez qu’à revendre la maison… avec profit. C’est l’american dream à votre portée ! Vous acceptez donc un prêt hypothécaire de 150 000$, à ces conditions avantageuses de subprimes [2] ou sous-prime. Des dizaines de millions de gens ont fait comme vous, au vu et au su du gouvernement et de toutes les institutions de notation et de surveillance financières, qui trouvaient ça OK.

Une histoire invraisemblable ? Ce n’est que le début.

2- Le méchant truc de la titrisation [3] des créances

La banque ou société hypothécaire qui vous a prêté 150 000$ additionne cette somme à une foule d’autres hypothèques et, par une ingénierie incroyablement créatrice, transforme ce paquet de créances - disons 100 M$ - en titres financiers, par petites tranches, disons, de 5 000$. Cela donne 20 000 titres financiers « adossés » à – accrochés à - des créances, lesquelles sont « adossées » à des maisons. En anglais, on appelle ça des Collateralized Mortgage Obligations (CMO) : littéralement, des obligations garanties par des créances hypothécaires. Pour éviter le mot "obligation", on les appelle communément : Asset-Backed Commercial Papers - papiers commerciaux adossés à ( backés par ) des actifs (PCAA). Ces PCAA sont des valeurs mobilières négociables sur les marchés financiers, mais exemptées de toute régulation.

3- Des papiers commerciaux adossés à des créances (PCAC)

Ce qui vaut pour les créances hypothécaires vaut aussi pour d’autres créances comme les contrats de locations d’autos, les dettes sur cartes de crédit, etc. Par la même ingénierie novatrice, on fait de toutes ces créances mélangées, y compris les prêts hypothécaires, un énorme paquet que l’institution prêteuse « titrise » ou fractionne en titres financiers baptisés « Papiers commerciaux adossés à des actifs » (PCAA). Certains économistes, comme Claude Béland et la Coalition pour la protection des investisseurs, les appellent par leur vrai nom : Papiers commerciaux adossés à des créances (PCAC). En fait, ce sont des obligations reliées à des dettes. Les actifs, derrière ces titres financiers, ce sont les maisons hypothéquées, les autos en location ou l’argent que vous devez sur vos cartes de crédit. Les PCAC sont des valeurs mobilières négociables qui, curieusement, échappent à toute régulation des valeurs mobilières normales.

4- La mise en marché des PCAC

L’institution prêteuse-titriseuse confie ces titres financiers à des courtiers qui se chargent de les vendre à de gros investisseurs, tels les banques d’affaires, les assureurs, les fonds de pensions. Les célèbres agences de notations Moody’s et Standard & Poors leur accordaient la note AAA ou AA et les déclaraient « aussi safes que les bons du Trésor [4] ». Les intérêts payés sur ces « papiers commerciaux » sont supérieurs à ceux des bons du Trésor et des obligations du Canada. C’est pourquoi ils se vendent bien. Avec l’argent qu’elle encaisse de cette vente, l’institution prêteuse-titriseuse procède à d’autres prêts et à d’autres titrisations. L’argent, ça roule ! Quant aux acheteurs de PCAC, ils peuvent soit les revendre à d’autres investisseurs, soit les jouer en bourse, soit s’en servir comme « leviers » pour d’autres emprunts. Lehman Brothers empruntait, avec ce levier, jusqu’à 30 fois la valeur de son lot de PCAC. Les PCAC se négocient entre grosses institutions financières partout dans le monde. Les banques d’affaires et les banques commerciales, les fonds de pension et les hedge funds en raffolent.

De tels échafaudages financiers vous font appréhender de gros risques à l’horizon ? Ne vous inquiétez pas, les assureurs arrivent.

5- Des assureurs pour assurer des énormes risques

Les gros assureurs et les « rehausseurs de crédits » (credit-default swaps), flairant la bonne affaire, se jettent dans la mêlée pour vendre de la protection aux spéculateurs, moyennant des primes lucratives. AIG (American International Group), le premier assureur états-unien et la sixième multinationale au monde, se spécialisait dans l’assurance contre les risques spéculatifs et même contre les faillites. Mais il arriva que les risques étant devenus surréalistes, c’est AIG qui s’est trouvée au bord de la faillite ; le gouvernement des États-Unis s’est vu obligé d’intervenir pour la rescaper au coût de 84 milliards de dollars, pour ensuite la dépecer et la revendre en braderie.

6- Le grand refoulement

Finalement, ce qui devait arriver arriva. N’est-ce pas que le destin d’une bulle, c’est d’éclater ? À mesure que les taux d’intérêts augmentaient et que les subprimes se changeaient en « surprimes », les défauts de paiement se multipliaient et des millions de ménages surendettés se voyaient expulsés de leurs maisons saisies et mises à l’encan par les banques. Finalement, il y avait tant de maisons à vendre et à revendre et si peu d’acheteurs que les prix se sont effondrés. Dès lors, l’argent réel des ménages hypothéqués a cessé d’alimenter la fausse planche à billets des PCAC. Les créateurs de ces obligations de pacotilles n’ont pu payer les intérêts sur les émissions initiales et, à l’été 2007, un refoulement incontrôlable à effet domino s’est produit et personne ne sait, à date, comment arrêter ce reflux toxique.

7- Les gouvernements à la rescousse avec leurs planches à billets

À mesure que s’enrayait les rouages de la spéculation et que s’évaporait l’argent virtuelle des PCAC, les institutions financières se sont mises à manquer de liquidités, c’est-à-dire d’argent réel, mobilisable pour l’économie réelle. On connaît la suite. Depuis septembre 2008, les gouvernements, par l’intermédiaire des banques centrales, ne cessent d’injecter des liquidités dans les systèmes bancaires, pour remplir le vide causé par l’évaporation de l’argent virtuel des PCAC. À la mi-octobre, c’est plus de 2000 milliards de dollars qui ont été versés par les banques centrales de divers pays aux institutions financières sous perfusion monétaire. Et ce n’est pas fini. Qui va payer pour ça ? Nous tous, car cette création d’argent ex nihilo, sans production de valeurs réelles, devra être compensée par des ponctions sur l’économie réelle : sur les salaires, sur les fonds de pension des particuliers et, en général, sur le pouvoir d’achat des citoyennes et des citoyens.

Quand la sphère financière tourne sur elle-même

Depuis que s’est amorcée, au milieu des années 1980, la déréglementation des institutions financières, l’inventivité des professionnels de la finance n’a pas de limite. Dopée par une spéculation de plus en plus opaque et complexe, la sphère financière tourne sur elle-même, déconnectée de l’économie réelle. On fait de l’argent avec de l’argent pour faire de l’argent. C’est ce qu’on appelle la financiarisation de l’économie.

À la fin de 2007, il y avait pour 1200 milliards de dollars de PCAC sur les marchés financiers. Un véritable flot de liquidités virtuelles gonflait la bulle. En mettant sur le marché des titres financiers « adossés » à des dettes, les institution financières créaient de l’argent. Elles jouaient avec de l’argent virtuel comme s’il se fût agi d’argent réel. De fait, les génies de la finance qui géraient ces instituons se sont enrichis énormément, aussi longtemps qu’ils ont pu refiler ces obligations spéculatives dans l’économie réelle. Dick Fuld, le PDG de la susmentionnée Lehman Brothers en faillite, a dû s’expliquer devant un comité du Congrès états-unien pour avoir empoché, dans les 7 dernières années, 500 millions de dollars ; il a vivement protesté, alléguant qu’il n’avait pris que 300 millions.

Pendant ce temps, au Québec

On a peine à croire que de vielles institutions financières, comme la Banque nationale, et des multinationales, comme Jean Coutu, aient pu tomber dans le panneau de ces papiers empoisonnés. C’est pourtant le cas. Même la Caisse de dépôts et de placements du Québec s’est livrée à cette spéculation de haute voltige, au lieu d’investir notre argent dans l’économie réelle. Dans les régions périphériques par exemple. La Caisse a acheté pour 13 milliards de dollars de papiers commerciaux spéculatifs. Quand la bulle a éclaté, elle en a perdu quelques milliards, mais le futé PDG d’alors – aujourd’hui disparu du paysage - a savamment expliqué aux députés que statistiquement, quand on nage dans les dizaines de milliards, une perte de deux ou trois milliards ce n’est pas grave.

Plus incroyable encore : le Mouvement coopératif Desjardins s’est fait prendre avec les 2 milliards de dollars de PCAC achetés pour fins de spéculation. Et encore pis : en plus d’acheter de ces obligations pourries, notre coopérative se livre, elle aussi, à la titrisation de ses prêts hypothécaires : en 2006, elle en a titrisé pour 1,26 milliard de dollars et, en 2007, pour 1,68 milliard. Desjardins vend ces titres spéculatifs à la Fiducie du Canada qui en fait le négoce sur les marchés financiers. (Voir le Rapport annuel 2007 du Mouvement, p. 12 et 117.)

Les sceptiques et les incrédules seront confondus

Cette histoire s’avère si incroyable que plusieurs n’y croient pas. Il ne voient que les effets, sans en chercher les tenants et les aboutissants. C’est pour ça d’ailleurs que les génies de la finances se livrent allègrement à de telles pratiques, parce qu’ils savent qu’à peu près personne ne croira les sonneurs d’alarme. Les économistes, les chroniqueurs économiques et les politiciens, tous – ou presque - trouvaient ça normal. Et ils continueraient de trouver ça normal si la bulle n’avait pas éclaté. Mais ils seront confondus s’il leur arrive de lire ces trois livres écrits, non pas par des « activistes » de gauche, mais par des ex-banquiers ou conseillers des milieux financiers :

  Charles Morris, The Trillion Dollar Metldown : Easy Money, High Rollers, and the Great Credit Crash, PublicAffairs, 2008 ;
  Laurence Mitchell, The Speculation Economy : How Finance Triumphed over Industry, Berrett-Koehler Publishers, 2007 ;
  François Morin, Le nouveau mur de l’argent, Essai sur la finance globalisée, Seuil, 2006.

Par ailleurs, dans le dossier principal du magazine Time (29 septembre 2008) intitulé « The Price of Greed » - « Le prix de la cupidité » - , on explique bien les rouages de la crise. Les auteurs montrent comment la cupidité est à la racine de cette spéculation démentielle.

La morale de cette histoire

La morale de cette incroyable mais véridique histoire, c’est que la monnaie - inventée pour faciliter les échanges entre les membres d’une communauté et, aujourd’hui, entre les individus et les institutions du monde entier - est un BIEN PUBLIC. Et en tant que BIEN PUBLIC, la monnaie doit être émise, régulée et contrôlée par les pouvoirs publics.


Jacques B. Gélinas
Auteur du Dictionnaire critique de la globalisation, Voir en particulier, les mots « Financiarisation », « Spéculation financière » et « Dérégulation ».
Le 15 octobre 2008


[1"Adossé à" : c’est la trouvaille linguistique des grands spéculateurs pour éviter d’utiliser le mot "garanti par", car les papiers commerciaux en question n’ont qu’une relation éloignée, comme on le verra plus loin, avec l’actif qu’est la maison hypothéquée ou autres. Mieux vaudrait dire : "accroché à des actifs".

[2Dans subprime ou sous-prime, « prime » est pris, dans le langage financier, au sens de « prix à payer pour… ». Pour une assurance, par exemple. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit des mensualités minimales à payer pour l’hypothèque.

[3« Titrisation » : notez le mot titre dans ce néologisme financier. La titrisation consiste à transformer un paquet de créances en petites tranches égales pour en faire des titres financiers que l’institution prêteuse lance sur le marché des valeurs mobilières.

[4Les bons du Trésor US et les obligations du Canada sont emprunts émis par l’État.

Jacques B. Gélinas

Sociologue québécois, Jacques B. Gélinas s’est toujours intéressé aux questions touchant l’émancipation du Tiers Monde, les droits de minorités et l’organisation socio-économique des communautés humaines. Après plus d’une décennie comme coopérant en Amérique latine, il a été professeur en sociologie du développement, puis cadre au ministère des Relations internationales du Québec. Il est aujourd’hui essayiste et conférencier.

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