Édition du 16 avril 2024

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Europe

En Belgique, les travailleurs de Caterpillar paient la folie des grandeurs de l’extractivisme – Destruction sociale et écologique

A première vue, la fermeture de Caterpillar-Gosselies paraît aberrante, y compris du point de vue de l’économie capitaliste. En réalité, la décision de la haute direction de CAT n’est pas aussi dingue qu’elle en a l’air.

En 2013, la multinationale impose un plan de restructuration qui supprime 1300 emplois et contraint les travailleur-euse-s à accepter une série de sacrifices. En échange, 150 millions d’Euros sont investis sur le site. Au premier semestre 2016, la direction locale se félicite et remercie tout le personnel pour ses efforts : hourrah, le site est à nouveau compétitif ! Les halls de l’usine résonnaient encore de ces cris de victoire lorsque le couperet est tombé : on ferme ! Prononcée aux Etats-Unis, la mise à mort surprend jusqu’à la direction carolorégienne, absente du Conseil d’entreprise le 2 septembre.

Pas si dingue

En réalité, la décision de la haute direction de CAT n’est pas aussi dingue qu’elle en a l’air. La fermeture de la deuxième plus grosse usine du groupe est une réponse à l’effondrement brutal des commandes d’engins par le secteur minier. En juillet 2016, le directeur financier de Caterpillar Inc., Brad Halverson, disait s’attendre à ne pas vendre plus de cent camions géants (50 tonnes) pour le transport de minerais, contre... 600 à 700/an certaines années précédentes. La tendance au repli est rapide, généralisée et frappe tous les produits. Le chiffre d’affaires était de 47 milliards de dollars en 2015. Pour 2016, CAT prévoyait en janvier 40 à 44 milliards, en avril 40 à 42 milliards, en juillet 40 à 40,5 milliards... Du coup, le sacro-saint profit des actionnaires passait de 1,31 dollar/action en 2015 à 93 cents/action au second semestre 2016. Du point de vue capitaliste, il fallait agir vite et fort.

Erreur de pronostic

Mais la baisse des commandes du secteur minier ne s’explique pas principalement par la mauvaise conjoncture mondiale. Elle est surtout le résultat d’un pronostic erroné des capitalistes. Au tournant du siècle, les grands groupes comme Rio Tinto, BHP et Anglo American ont parié que l’intégration de la Chine au marché mondial provoquerait un boom exceptionnel de la demande de matières premières. L’affaire du siècle. D’énormes investissements ont été décidés sur base de ce pronostic. Or, il était faux. Du coup, le Financial Times le reconnaît : quand les cours des matières premières ont reculé fortement, les géants de l’extractivisme ont été contraints de déprécier des milliards de dollars d’équipements achetés à tort et à travers entre 2002 et 2015 [1].

Dans un premier temps, les entreprises du secteur minier ont sabré dans les investissements et dans le personnel. Chez BHP, les budgets pour nouveaux projets ont baissé de 75%. Quant à l’emploi, il est passé de 65.000 à 55.000 chez Rio Tinto, de 105.000 à 91.000 chez Anglo American et de 47.000 à 43.000 chez BHP... [2] Cependant, quand toutes ces mesures ont été imposées, Messieurs les capitalistes ont constaté qu’elles étaient loin d’être suffisantes. Du coup, ils en ont adopté de nouvelles : augmenter l’efficience, en particulier dans l’utilisation des engins.

La Formule Un comme modèle

Grand patron de BHP, Andrew Mackenzie dit s’inspirer des modes d’organisation employés pour réduire les temps de passage au stand des voitures de Formule 1. C’est la chasse aux temps morts, à tous les niveaux : changements d’équipes, entretien, organisation du travail. Le nombre d’heures de fonctionnement des camions dans le groupe a été accru de 7,5% par an, soit un mois de fonctionnement supplémentaire par an et par camion. Même tendance chez les concurrents : Anglo American veut que le temps d’utilisation passe de 5200 à plus de 6000 h/an (plus de 16H/jour, tous les jours).

L’ampleur et la brutalité de ce mouvement ne doivent pas être sous-estimées. Entre 2013 et 2015, les frais d’exploitation (en dollars, par tonne de minerai) sont passés de 20 à 15 chez Rio Tinto, de 28 à 19 chez BHP et de 44 à 27 chez Fortescue Metals. Pas mal, quand on songe que ces vautours s’enrichissent en pillant des ressources minérales fournies gratuitement par la nature ! Pourtant, les big boss du secteur disent que ce n’est qu’un début...

Injustice révoltante

Cette correction soudaine de ses propres erreurs de pronostic par le secteur minier a évidemment eu des effets en retour sur les producteurs d’engins. C’est ainsi que Caterpillar s’est trouvée confrontée à des capacités de production excédentaires. Le choix de fermer Gosselies doit être vu dans ce cadre. Antonio Cocciolo, secrétaire des Métallos FGTB Hainaut-Namur, a eu raison d’y insister : la fermeture n’a rien à voir avec le « coût salarial ». Elle n’a rien à voir non plus avec les « gréviculteurs wallons ». Elle découle uniquement de la stratégie mondiale du groupe : s’adapter au recul du marché en occupant au maximum les capacités de production existantes, afin, in fine, de satisfaire les actionnaires [3]. De ce point de vue, il est probable que Gosselies a été victime avant tout de sa grande taille et des frais de maintenance des bâtiments lorsque l’outil ne tourne pas à plein. Malheureusement pour les travailleur-euse-s, la direction a calculé que ces frais étaient supérieurs aux avantages procurés par la flexibilité de la main-d’œuvre et par les 150 millions investis sur le site depuis 2013. La facilité avec laquelle un patron peut mettre la clé sous le paillasson en Belgique a fait le reste.

Il est donc trop facile de mettre l’affaire sur le compte de « la crise économique » ou de la « faiblesse de la demande » en général. Trop facile aussi de dénoncer un patron « voyou », un « cow boy », comme si ce qu’a fait la multinationale n’était pas absolument logique du point de vue capitaliste. La réalité est plus pointue et plus cruelle que cela : la fermeture de Gosselies est une conséquence de la folie des grandeurs des multinationales extractivistes, qui a conduit celles-ci à une surenchère de pronostics erronés sur les perspectives de marché. Quant à Caterpillar, après s’être alignée sur ce pronostic erroné, elle s’aligne maintenant sur la « stratégie de la Formule 1 » de ses clients : la chasse aux gaspi, la traque de chaque micro-seconde perdue, l’utilisation maximale des capacités de production. En clair : les travailleurs et travailleuses de Gosselies (et les 8000 autres condamnés dans d’autres sites, et les 28.000 emplois perdus dans le secteur de l’extraction) ne sont que les « variables d’ajustement » d’une erreur capitaliste monumentale. Une de plus, provoquée par la concurrence dans la course au profit. C’est révoltant d’injustice, et suffirait à justifier la réquisition de l’usine.

Et ce n’est pas fini

La lecture de la presse financière révèle encore un autre point intéressant, et qui pourrait porter à conséquence pour l’avenir des autres sites de Caterpillar. En effet, pour répondre à la « stratégie de la Formule 1 » des groupes miniers, CAT se vante d’avoir noué une alliance avec une start-up étasunienne appelée Uptake, spécialisée dans ce qu’on appelle le data mining (la collecte et l’exploitation des données). Le but : prévenir les accidents [4], prévoir précisément quand une machine a besoin de réparation, organiser les arrêts pour entretien, réduire le temps d’entretien, mieux gérer les stocks des 175 dealers Caterpillar dans le monde, etc. Tout cela, bien sûr, afin d’aider encore mieux le capital extractiviste à rentabiliser ses équipements au maximum...

L’impact de cette collaboration sur le marché des engins - donc sur le nombre de postes de travail - n’est pas connu, mais il pourrait être non négligeable. Un test conduit sur une machine minière qui fonctionnait mal a en effet débouché sur la conclusion que, si on avait eu recours au data mining, le nombre d’heures d’arrêt pour réparation aurait pu être ramené de 900 à... 24h, et la facture de 650.000 à... 12.000 dollars ! Caterpillar s’insère ainsi dans la tendance capitaliste à la mode : rendre l’entreprise « agile » grâce aux fantastiques progrès de l’informatique. L’agilité semble un objectif paradoxal quand on songe à la lourdeur des machines fabriquées, mais c’est comme ça : le big boss Doug Oberhelman veut faire de CAT une multinationale « agile ». Selon lui, cette transformation constituera un avantage concurrentiel décisif, parce qu’elle mettra le groupe en « pole position » face aux exigences d’efficience et de compression des coûts des groupes miniers. Et la « pole position », en Formule Un, c’est important. Par conséquent, les travailleurs et travailleuses des autres sites de Caterpillar dans le monde auraient bien tort de se considérer comme « sauvés » par la fermeture de Gosselies...

Polluer pour l’emploi ?

En tant que classe, les travailleur-euse-s n’ont aucun intérêt à produire toujours plus de machines pour détruire toujours plus de ressources naturelles. Mais, individuellement, tous les salarié-e-s sont conduits spontanément à souhaiter que « leur » entreprise se porte bien et gagne des parts de marché, fût-ce au prix de graves destructions écologiques. Sans cela leur gagne-pain est menacé. Chez Caterpillar Gosselies, des travailleurs se plaignent du fait que la direction ait décidé de produire des véhicules moins polluants et plus chers, qui ne sont vendables qu’en Europe. « Si on avait continué à produire des moteurs polluants, on aurait continué à vendre en Afrique et en Asie, où ils se f... de la pollution, et on aurait gardé notre boulot ». Cette opinion a été répercutée dans les médias par certains syndicalistes. Mais la réalité est plus complexe.

Dans le cadre de leur stratégie de la Formule 1, en effet, les groupes du secteur minier ne cherchent pas seulement à augmenter le temps d’utilisation des engins. Grattant de tout côté à la recherche d’économies, même les plus infimes, ils s’intéressent aussi à l’efficacité énergétique de ceux-ci. Anglo American, par exemple, a réduit sa facture de fuel de 3% par un filtrage des impuretés et cela lui permet du même coup d’allonger de 25% la durabilité des composants des moteurs. Caterpillar s’adapte « agilement » à cette tendance de ses clients, en investissant dans des sociétés spécialisées en optimisation énergétique. Elle est contrainte de le faire car elle sait, comme tous les états-majors capitalistes, que son positionnement dans la transition énergétique sera un élément clé de sa compétitivité dans les années qui viennent.

Imaginons maintenant que la demande de produits miniers se redresse, ou que les gouvernements européens lancent un programme de grands travaux publics nécessitant l’achat d’un grand nombre d’engins de génie civil, comme cela a été évoqué par des syndicalistes. Il va de soi que les patrons ne reviendraient pas dans ce cas sur les gains de productivité réalisés grâce aux technologies et aux systèmes d’organisation mis au point dans le cadre de la stratégie « Formule 1 ». Le nouveau niveau atteint par la productivité du travail servirait au contraire de norme que chaque groupe tenterait de dépasser, afin de toucher un surprofit par rapport à ses concurrents. Du coup, une entreprise qui se serait accrochée aux vieilles technologies, par exemple à la production de machines plus polluantes, serait rapidement disqualifiée par la concurrence. En clair : l’emploi des travailleurs y serait menacé également.

Extractivisme et productivisme, destruction sociale et écologique

Cette discussion doit être placée dans un cadre plus large. Le capitalisme présente une double tendance constante à produire plus et à augmenter la productivité du travail. Quand on observe la situation à l’aide d’une photo, on voit que les deux tendances ont des effets contradictoires sur l’emploi : la hausse de la productivité opère dans le sens de sa réduction, la hausse de la production dans celui de son augmentation. Mais si on regarde le film du développement, on voit que les secteurs qui ne parviennent pas à augmenter la productivité sont écrasés par la concurrence, de sorte que la tendance à produire toujours plus se reproduit constamment à un niveau de productivité plus élevé. C’est pourquoi le progrès capitaliste est doublement destructif, des vies humaines et de l’environnement. Ou, pour citer Marx : « Le capital épuise les deux seules sources de toute richesse, la terre et le travailleur ».

Les géants de l’extractivisme sont un agent majeur de cette double destruction, et Caterpillar est pour ainsi dire un de leurs équipementiers. Il va de soi que les travailleurs de Gosselies ne peuvent à eux seuls présenter une alternative globale à cette dynamique effrayante. Tenter de sauver leur emploi est leur priorité, et ils ont mille fois raison. Mais cela ne peut pas se faire à n’importe quel prix, ni sur le plan social, ni sur le plan environnemental. Cette situation dramatique devrait donc inciter le mouvement syndical et les autres mouvements sociaux à la réflexion sur un programme écosocialiste. Un programme qui satisfait les revendications sociales dans le respect des contraintes écologiques. Si le combat qui commence à Gosselies permettait de faire ne fût-ce qu’un tout petit pas dans cette direction, ce serait magnifique. Beaucoup d’occasions ont été gâchées, chez Arcelor-Mittal à Ford-Genk et ailleurs. Or, notre avenir et celui de nos enfants dépend de notre capacité d’articuler le social et l’environnemental dans un projet de société.

* « Les travailleurs de Caterpillar paient la folie des grandeurs de l’extractivisme ». Le Vif.

Notes

[1] Financial Times, 26 juillet 2016. Voir aussi les éditions du 21 août et du 2 septembre.

[2] Les proportions de la saignée - ce n’est pas un hasard - sont très comparables à celles des pertes d’emploi décidées par Caterpillar au niveau mondial (10.000 sur 105.000 personnes).

[3] On peut donc parler de « licenciements boursiers », mais à condition de saisir ce qui fait bouger la bourse, sans quoi la formule n’explique rien du tout.

[4] Dans la logique capitaliste, l’augmentation du temps d’utilisation des engins va évidemment de pair avec une dégradation des conditions de travail. Des chauffeurs s’assoupissent au volant. CAT met au point un système qui, de la maison mère, enverra automatiquement un signal pour réveiller le travailleur, où qu’il soit dans le monde...

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