Édition du 16 avril 2024

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Une nouvelle donne géopolitique - montée de la Chine comme puissance incontournable

Extrait du livre de Nicolas Béniès (Le basculement du monde, Éditions du Croquant, pp. 112-116)

Le basculement du monde est sensible et se manifeste dans toutes les dimensions. À commencer par une nouvelle géographie des échanges et des capitaux. La montée de la Chine comme puissance incontournable – et pas seulement dans le domaine économique – en est l’élément le plus visible. Les congrès du Parti communiste chinois, comme les nominations du nouveau gouvernement, attirent les regards du monde entier.

La politique chinoise a des conséquences dans toutes les parties du monde. En Afrique comme en Amérique latine, les dirigeants chinois veulent assurer la sécurité de leurs approvisionnements en prenant la place des anciens pays impérialistes ou néocoloniaux. Ils investissent tout en essayant d’installer des gouvernements à leur solde. Les guerres, présentées par une certaine presse comme « tribales », expriment ces changements profonds dans l’architecture du monde, dans la « géopolitique ».

L’image d’une « nouvelle guerre froide » entre la Chine et les États-Unis est souvent évoquée. Une guerre froide différente de celle de la période précédente. Elle ne se mène plus en termes d’affrontements politiques portant sur la validité de systèmes économiques différents – la planification contre le marché – mais en termes directement économiques, sur le terrain même du capitalisme devenu mondial. Tellement différente qu’il faudrait abandonner ce « concept » né dans un autre temps.

La Chine n’est pas encore totalement sortie du sous-développement mais elle en prend le chemin. De tous les pays classés dans cette catégorie bizarre, les « émergents » [1], elle occupe une place centrale alors que les grands pays latino-américains – Brésil et Argentine – n’arrivent pas à s’inspirer de cet exemple pour trouver une voie de sortie de la domination des pays développés.

Les dirigeants chinois sont en train de transformer leur modèle de développement. Il a longtemps reposé sur les exportations vers les pays capitalistes développés, notamment vers les États-Unis. Un modèle qui supposait un coût du travail très faible pour baisser les prix de vente et ainsi gagner des parts du marché mondial, dans le cadre de l’ouverture des économies et de la mise en compétition des pays. Depuis l’entrée dans la crise systémique, le 9 août 2007, ces modalités de la croissance ont montré leurs limites. Le contre coup de la crise américaine, financière et économique, a été profond. Ce modèle de croissance par les exportations s’épuise. Les dirigeants chinois conscients de la profondeur de la crise et des opportunités qu’elle offre pensent à une matrice de développement et non à plus de croissance. La constitution d’un marché intérieur devient vitale pour augmenter les débouchés pour la production et s’orienter vers un développement auto-centré. Il aurait pour effet de faire passer la Chine d’un pays émergent en transition vers le capitalisme à un pays développé, délivré du poids exercé par les pays développés.

Les indices ne manquent pas de cette nouvelle donne, à commencer par l’augmentation importante des salaires dans les entreprises à capitaux étrangers, une rupture avec la baisse du coût du travail. Les dirigeants ont aussi compris que l’ouverture aux autres économies allait de pair avec une politique qui permettait d’orienter les investissements étrangers, en refusant les capitaux flottants, sans éviter, si nécessaire, des mesures protectionnistes ciblées. Ils pratiquent une ouverture réglementée. Se pose ainsi de manière différente le débat protectionnisme/libre-échange. Un exemple à suivre pour les autres pays émergents. Rien n’est réglé pour autant.

Si l’essoufflement du modèle précédent est visible, le nouveau modèle mettra du temps à se concrétiser. Du côté des pays développés, la première puissance mondiale, les États-Unis, apparaît en déclin, incapable d’imposer son ordre, de gagner la guerre en Irak ou en Afghanistan. Les « nouvelles guerres » en Syrie, en Libye, en Afrique de l’Ouest sont marquées par une version actualisée des « seigneurs de guerre », et ne sont des guerres ni civiles ni d’États à États, ce sont des guerres étranges. Pour le moment, aucun pays ne semble capable de gérer de tels affrontements. Des « guerres civiles » sans participation des civils, une guerre de religion sans religion, sinon le pillage et les destructions. Les interventions militaires ne représentent pas, en tant que telles, la solution. Le soutien à des dictateurs, que ce soit Bachar el-Assad, Abdel Fattah al-Sissi (président égyptien).ou autre, fait partie de la régression en justifiant les oppositions. Les puissances occidentales, en refusant de soutenir, en 2012, l’opposition démocratique en Syrie, ont permis à la fois le maintien de Assad et la présence nouvelle de l’État Islamique (EI ou Daesh) qui recycle des anciens dirigeants irakiens. Les populations, non concernées, n’ont d’autre solution que la fuite. Le monde de l’après chute du Mur de Berlin a perdu le sens du politique. Il ne connaît que l’économique et dans un sens très restreint, celui de devenir le plus riche possible et le plus rapidement possible. Un monde incertain – il faut y insister – et qui a perdu le sens des valeurs éthiques, morales.

Ces guerres sont le signe d’une destruction du monde ancien. Les anciennes puissances sont incapables, parce qu’elles ne sont pas légitimes, d’imposer leur ordre et aucune puissance nouvelle n’apparaît pour construire un monde différent répondant aux impératifs des intérêts des populations. Le droit est bafoué dans tout le Moyen-Orient, particulièrement pour les Palestiniens. Démocratie et reconnaissance des droits devraient être les bases de la naissance d’un autre monde. La faiblesse prêtée au seul Obama par la droite américaine est celle de la place des États-Unis dans le monde. Là encore, un monde s’écroule et laisse la place, dans un premier temps, au chaos. Cette explosion et cette implosion d’un ordre mondial ouvrent la porte à tous les fascismes, à tous les « hommes providentiels » pour remettre un peu d’ordre. Poutine est issu de cette aspiration. Le libéralisme, dans sa version « absence de l’État pour laisser le marché libre », a permis la liberté des cliques et des mafias. Aucune population ne peut accepter de vivre continuellement avec la peur. Poutine a rassuré en s’appuyant sur le passé de l’URSS stalinienne, manière de renouer avec l’imagerie de la Russie tsariste. Le déclin relatif des États-Unis se constate aussi sur le terrain de la politique économique, qui manque d’imagination. Et d’une politique monétaire de la FED, la banque de réserve fédérale, incapable de décider si elle augmente ou non ses taux d’intérêt directeurs, en 2015- 2016. Il faut dire que la croissance, aux États-Unis, n’est pas au rendez-vous. Facteurs d’incertitude renforcée dans un monde qui n’en manque pas.

Le gouvernement d’Obama n’est pas resté inactif dans la lutte contre la désindustrialisation. On l’a vu en juin 2009. Toute l’industrie automobile risquait de disparaître dans le malstrom du premier acte de la crise, après la faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008. Obama, qui venait d’être élu, est venu au secours de General Motors en la… nationalisant pour mieux la

restructurer. Trente milliards de dollars ont été nécessaires pour le rachat d’actions donnant aux dirigeants de la firme les liquidités pour faire face à leurs échéances. Vingt milliards supplémentaires ont été fournis par l’État fédéral pour mener à bien les licenciements, suppressions d’emplois, fermeture de sites, pour permettre à la firme de retrouver le chemin des profits et de la privatisation. Les nationalisations, honnies en France par le gouvernement de gauche – on l’a vu lors de l’affaire Arcelor Mittal à Florange, fin 2012, avec le refus du gouvernement de nationaliser temporairement l’entreprise –, sont devenues une habitude dans les pays anglo-saxons, à commencer par les États-Unis. La socialisation des pertes a été prise en charge par le gouvernement américain, moins dogmatique que le gouvernement Sarkozy de la même époque.

Portfolio


[1Pour une analyse des pays émergents, voir Pierre Salama, « Des pays toujours émergents », Documentation Française, Paris, 2014.

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