Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Asie/Proche-Orient

Les gauches aux Philippines et la présidence Duterte

L’élection à la présidence de Rigoberto Duterte a révélé et amplifié la crise du régime politique aux Philippines, ouvrant une période d’incertitude qui est aujourd’hui encore loin d’être close. Avant comme après le scrutin du 9 mai 2016, les diverses forces de gauche ont dû se situer par rapport à un candidat marginal dont la victoire apparut longtemps inconcevable, mais qui a reçu un soutien populaire massif, au point de bousculer le jeu électoral. De fait, l’avenir des gauches se joue dans une large mesure aujourd’hui.

Le nouveau président tient un discours (grossièrement) clivant et cultive l’ambivalence politique. Pour certains courants (avant tout le PCP, mao-stalinien) Duterte peut « tomber à gauche ». Pour d’autres, il tombe déjà à droite en recourant aux exécutions extrajudiciaires dans sa « guerre à la drogue » et en agitant le spectre de la loi martiale. Tous cependant tentent de faire avancer leurs causes en tirant profit des promesses de campagne du candidat élu, d’une situation nationale assez chaotique et d’opportunités réelles comme l’engagement de négociations de paix dans un pays marqué par des conflits armés cinquantenaires.

Elu le 9 mai 2016, Rigoberto Duterte est officiellement entré en fonction le 30 juin. De toutes et tous les candidats, il était pourtant le moins présidentiable. Sa campagne a commencé comme une farce et s’est terminée en triomphe, accumulant les records et les premières : participation exceptionnellement élevée à une présidentielle (81%) ; plus grand nombre de voix jamais obtenu dans un tel scrutin (15 millions) ; premier candidat victorieux en provenance de Mindanao, la grande île au sud de l’archipel ; conquête fulgurante du pouvoir par une figure locale n’appartenant à aucune de ces traditionnelles « grandes familles » qui font la politique nationale ; taux de soutien dépassant les 90% deux mois encore après l’élection. Il est aussi le plus vieux président jamais élu dans le pays (71 ans).

Parti de rien, il a raflé la mise en obtenant un soutien massif dans les couches populaires, mais aussi, il faut le souligner, dans les classes moyennes et même chez ces élites qu’il aime tant conspuer.

Sortir les sortants : la crise de régime

Depuis le renversement de la dictature Marcos en 1986, des candidats mineurs ou des outsiders ont à plusieurs reprises emporté la présidentielle. Cette fois cependant, Duterte a été porté par une immense vague de protestation, un « soulèvement électoral », au point que les partis dominants ont dû renoncer à truquer les résultats pour barrer la route à un homme dangereusement imprévisible. « Sortons les sortants ! » Nous avons connu la force de ce rejet dans bien des pays. Il a atteint aux Philippines une puissance rarement égalée.

La victoire de Duterte révèle l’ampleur de la faillite de l’administration sortante et du président Benigno « Noynoy » Aquino III, devenu l’incarnation du clientélisme et du règne des dynasties familiales, de la corruption institutionnalisée, de l’indifférence des élites à l’égard du sort fait au peuple [1], de l’incompétence crasse et du manque de courage politique [2]. Le temps des Aquino s’était (r)ouvert avec le meurtre de Benigno « Ninoy » Aquino Jr. en 1983 sous la dictature, puis de l’élection de sa veuve Corazon (« Corie ») trois ans plus tard. Il se clôt – après bien des vicissitudes – avec la déchéance du fils.

Les conflits de pouvoir au sein de la bourgeoisie philippine se règlent entre grandes familles de Luzon (au nord de l’archipel) et d’une partie des Visayas au centre (îles de Negros, Cebu…). La politique est un investissement financier et les positions acquises un moyen de le faire fructifier. Les alliances de circonstance se font et se défont entre dynasties régionales dans le cadre des élections, puis de la construction de majorités présidentielles à la Chambre des représentants et au Sénat. Les changements d’appartenance partidaire des élu.e.s sont choses courantes, car l’appartenance à un parti ne se fait pas sur la base d’un programme.

Ce régime politique est à bout de souffle.

Mindanao est la deuxième île la plus importante de l’archipel philippin en termes de surface et de population. Elle a pourtant été tenue à l’écart du jeu politique national, servant de réserve électorale : les partis viennent y acheter les voix qui leur manquent lors de scrutins nationaux. Bien que lui même issu d’une dynastie locale des Visayas, dans l’île de Cebu [3], Rigoberto Duterte, maire de Davao (à l’est de Mindanao) était en ce sens bel et bien un outsider. Tout au long de sa campagne, il ne s’est pas privé de dénoncer « Manille l’impériale » et a abondamment traité de « connards » les membres de l’administration. Plus que tout autre, il pouvait cristalliser le rejet viscéral de l’establishment.

Caricature de populiste, Duterte s’est fait une réputation mondiale pour la brutalité « à la Trump » de ses propos, se vantant d’avoir froidement exécuté des délinquants dans la ville dont il est le maire, ou regrettant de ne pas avoir été le premier à « passer sur le corps » d’une religieuse australienne violée et tuée par des repris de justice (qu’il a abattus). Ses postures grossièrement machistes ont conforté son image d’homme d’action.

Le Dutertisme au pouvoir

Rigoberto Duterte risquait de se retrouver face à une Chambre des représentants et à un Sénat largement dominés par l’opposition ; mais les élites philippines étant ce qu’elles sont, les ennemis d’hier se sont massivement ralliés au vainqueur en formant une « grande coalition » présidentielle. Depuis, il mène sa politique avec bien peu d’entraves institutionnelles. Nous en présentons brièvement ici des aspects particulièrement importants pour comprendre les positionnements à gauche [4].

Des ministres choisis par le PCP, des négociations de paix

Duterte s’appuie sur une petite équipe de proches collaborateurs venus de Davao et en qui il a confiance. Il a nommé au gouvernement des hommes de droite et des représentants directs des classes dominantes ; mais il a aussi demandé au Parti communiste des Philippines/Front national démocratique (CPP-NDF en sigle anglais) de choisir quatre ministrables : Joel Maglunsod a ainsi été nommé secrétaire d’État au ministère du Travail. Judy Taguiwalo est devenue ministre de la Protection sociale et Rafael Mariano, ministre de la Réforme agraire. Le nouveau président a également dit qu’il donnerait la Commission nationale de lutte contre la pauvreté à une femme de gauche.

Duterte avait annoncé durant la campagne qu’il ouvrirait des négociations de paix avec le PCP et sa guérilla, la Nouvelle armée du Peuple (NPA). Il a pris l’initiative d’un cessez-le-feu unilatéral, un temps remis en cause avant qu’un cessez-le-feu, cette fois bilatéral, soit appliqué le 27 août dernier. Il a libéré 22 cadres du parti emprisonnés afin qu’ils puissent participer aux pourparlers ouverts fin août à Oslo (Norvège) [5].

La participation du PCP au gouvernement crée évidemment une situation tout à fait inédite aux Philippines. Son jugement sur la présidence Duterte est vigoureusement contestée à gauche [6].

Négociations de paix à Mindanao

Le Sud philippin est le théâtre de conflits armés multiples ; la population musulmane y réside.

Le régime Aquino avait présenté un accord de paix avec le Front de libération islamique Moro (MILF), actuellement considéré comme la principale organisation armée musulmane ; mais sa ratification par le Congrès n’a pas eu lieu. Rodrigo Duterte veut relancer le processus en intégrant cette fois le Front de libération national Moro (MNLF) ainsi que les lumads (communautés montagnardes) et chrétiennes (la « population majoritaire » de l’archipel).

La mise en place de ce processus élargi de négociation et de représentativité est l’un des enjeux majeurs de la période en cours dans le Sud philippin.

De la « guerre à la drogue » à la menace de loi martiale

Duterte peut jouer les bouffons et les fiers-à-bras, mais il ne fait pas dans la fiction. Il a bien « nettoyé » la ville de Davao en permettant aux forces de police d’opérer en toute impunité, liquidant sommairement délinquants, dealers, enfants de rue… Connu comme le « Maire des escadrons de la mort », il a fait école en d’autres provinces. Il applique maintenant cette politique expéditive à l’échelle nationale. Il a répété haut et fort qu’il couvrait de son autorité tous ceux qui liquideraient drogués et dealers. Ces derniers « n’étant plus des êtres humains », pourquoi seraient-ils protégés par des droits humains ?

Le nombre d’assassinats ne cesse d’augmenter. Disons en chiffres ronds que 3500 personnes ont été sommairement abattues – pour un tiers par la police, pour un tiers par les « vigilants » (groupes paramilitaires) et pour un tiers par des voisins, des gangs, etc. Rodrigo Duterte porte la responsabilité politique et morale de cette vague de tueries, puisqu’il a de façon répétée donné le feu vert aux exécutions extrajudiciaires.

Des officiels, des juges et des personnalités ont été dénoncés par le président qui a menacé de les exécuter, mais pour l’heure seuls les pauvres tombent victimes des escadrons de la mort. Plus de 600.000 suspects se sont rendus à la police de peur d’être liquidés – au point que l’administration ne sait plus où les parquer.

Après un attentat commis à Davao par le groupe de kidnappeurs Abu Sayyaf, Duterte a instauré l’état d’urgence dans tout le pays. Il brandit la menace d’établir la loi martiale. Dans ce climat délétère, des cadres d’organisations populaires (paysans, pauvres urbains, syndicats) sont eux aussi abattus selon un mode opératoire analogue à celui des « vigilants » [7]. C’est notamment le cas à Cebu pour un membre du Parti des Travailleurs (PM) [8] et à Luzon pour une cadre de Kilusang [9].

Sous la dictature Marcos, un grand nombre de militantes et militants ont été enlevés, torturés, exécutés. Depuis, des propriétaires terriens surtout, mais aussi des patrons, ont fait assassiner des « éléments » trop remuants. Cependant, c’est la première fois aux Philippines que ces violations extrêmes des droits humains sont ouvertement revendiquées et assumées par la plus haute autorité du pays – en ce qui concerne du moins la guerre à la drogue. Duterte a aussi menacé de tuer les ouvriers qui « saboteraient » le développement économique du pays.

Extractivisme et précarité du contrat de travail

Dans l’ensemble, le programme socioéconomique de Duterte est (ultra) libéral ; mais sur deux questions en particulier, il ouvre une fenêtre d’action aux mouvements populaires : les mines de charbon et la politique des contrats de travail précaire. De très nombreuses luttes locales se déroulent contre l’industrie charbonnière ; l’une des principales campagnes des syndicats de gauche cible précisément l’utilisation d’une main-d’œuvre précarisée.

Politique étrangère

Depuis quelques semaines, répondant aux critiques internationales sur le non-respect des droits humains, Rodrigo Duterte menace toujours plus ouvertement d’ouvrir le pays aux Chinois et aux Russes. Il le fait avec sa grossièreté machiste habituelle.

Il a ainsi traité l’ambassadeur US de « pédale » et de « fils de pute » – puis il a attribué ce dernier qualificatif à Obama lui-même. Il a déclaré que les forces spéciales des Etats-Unis devraient se retirer de Mindanao. Il a répondu au Parlement européen qu’il aille « se faire foutre [enculer] », en joignant le geste à la parole. Il a dit aux investisseurs occidentaux inquiets de la dégradation du climat politique « d’aller au diable », il inviterait à leur place des capitaux chinois et russes.

Il multiplie en revanche les gestes d’ouverture en direction de Pékin. Il refuse pour l’heure d’utiliser le jugement de la Cour d’arbitrage internationale reconnaissant la souveraineté philippine sur le récif de Scarborough, occupé par la Chine. Il invite cette dernière à investir massivement dans son pays et n’a jamais un mot de travers à son égard…

Le verbe reste pour l’instant roi. Aucune mesure concrète n’a été prise pour réviser les accords militaires passés avec les Etats-Unis qui permettent à la VIIe Flotte US d’utiliser des ports philippins ou aux forces spéciales d’établir des centres d’écoute. Sur le plan économique, la révision constitutionnelle annoncée par Duterte propose en fait de lever les restrictions limitant la liberté d’investissements étrangers – tant pis pour le nationalisme.

Rigoberto Duterte est-il simplement engagé dans une partie de poker menteur, agitant l’épouvantail chinois afin d’obtenir le maximum de concessions de la part des USA, puissance tutélaire ; ou envisage-t-il réellement de remettre en question les alignements stratégiques dans cette partie du monde – et d’abord sait-il vraiment ce qu’il veut ou navigue-t-il à vue dans des eaux asiatiques de plus en plus agitées ? La question ne devrait pas se poser tant les enjeux régionaux et nationaux sont importants.

Où va Duterte ?

S’il y a néanmoins place pour un doute, c’est que le nouveau président philippin est un homme pressé et, dit-on, « pragmatique ». Il s’est fait triomphalement élire en promettant de changer radicalement les choses dans les trois à six mois.

La « guerre à la drogue » a été engagée dès son élection assurée. Pourtant Duterte vient d’annoncer qu’il lui faut la prolonger de six mois encore. Elle risque de s’enliser, devenant une très meurtrière « guerre sans fin ».

Les négociations de paix sont engagées avec le PCP et annoncées à Mindanao – mais nul ne peut espérer une issue à la fois favorable et rapide.

Or, Duterte ne peut pas se permettre un immobilisme qui donnerait l’occasion à nombre de ses actuels « amis » de se retourner contre lui. Il n’a pas de base de pouvoir propre ; pour survivre, il mène une guerre de mouvement permanente.

Un afflux massif de capitaux chinois permettrait à Duterte de prendre l’initiative sur un nouveau front : l’investissement, les grands travaux, l’emploi… L’idée est tentante, mais risquée. Barack Obama a déjà clairement exprimé son exaspération en annulant un rendez-vous avec le président philippin. L’élite philippine a d’étroits liens historiques avec les Etats-Unis, ancienne puissance coloniale ; l’armée aussi. Pour les Etats-Unis, au sud-ouest du Japon, aucun pays ne peut remplacer les Philippines. Duterte joue la tension, mais dans une région déjà sous haute tension géopolitique. C’est une partie à haut risque.

Positionnements à gauche

Le paysage de la gauche philippine se transforme et de nouvelles évolutions sont en cour. Tentons de faire le point, sans prétendre à l’exhaustivité.

Akbayan

Ce parti est né en 1998 du regroupement de courants venus de la gauche chrétienne, du PCP et du NDF, de « l’ancien » PC (PKP), de personnalités marxistes et de socialistes indépendants… Malgré ses liens dans le mouvement social, à partir du moment où en 2009 Akbayan a décidé de cesser d’être une force d’opposition représentée à la Chambre basse, mais de rejoindre une coalition présidentielle, le terrain électoral a rapidement imposé sa loi. Allié en 2010 à Benigno « Noynoy » Aquino III, il a intégré le gouvernement. Malgré la multiplication des scandales, il n’a jamais rompu les rangs [10].

En 2016, pour la première fois, Akbayan a réussi à faire élire au Sénat Risa Hontiveros-Baraquel (mais un seul député à la Chambre basse). Cela pourrait être une victoire à la Pyrrhus. Ce parti est maintenant politiquement identifié au désastre de l’administration sortante. Sa direction s’est recroquevillée autour de Bisig, devenant une machinerie électorale ; elle ne représente plus l’arc de courants qui avaient participé à sa fondation. En revanche, l’évolution des courants dans le mouvement syndical et social qui sont ou ont été liés à Akbayan reste une question à suivre de près.

Le Parti communiste des Philippines

Quand le PCP s’est rendu compte que Rodrigo Duterte pouvait gagner les élections, il lui a apporté son soutien, bien qu’il ait d’abord fait plutôt campagne pour Grace Poe. Depuis des années, la guérilla du parti a noué une sorte d’accord de non-interférence avec le « Maire des escadrons de la mort » dans la province de Davao.

José Maria Sison – figure tutélaire du parti vivant à Utrecht (Pays-Bas) – a tout particulièrement salué celui qui fut jadis son étudiant, jugeant qu’il serait peut-être le premier président de gauche des Philippines [11]. Des dissensions se sont fait jour au sein du parti après le scrutin du 9 mai, Sison répondant favorablement à l’offre de dialogue lancée par Duterte, d’autres dénonçant le caractère élitiste de la nouvelle présidence. Un accord (temporaire ?) semble s’être réalisé pour participer au gouvernement et ouvrir un nouveau cycle de négociations.

Le PCP a soutenu la politique de « guerre à la drogue », proposant même d’y contribuer [12]. Dans une déclaration récente, Sison mentionne les critiques formulées sur la violation des droits humains, mais sans les reprendre à son compte. Dans le paragraphe suivant, il dénonce l’usage qu’Obama fait de cette question. Proximité aidant, il jette ainsi la suspicion sur toutes celles et tous ceux qui s’attaquent sur ce terrain à Duterte [13].

Le couple Benito et Wilma Tiamzon incarne la direction « de l’intérieur » du PCP. Arrêtés en 2014 et maintenant libérés pour participer aux négociations d’Oslo, ils apportent dans une interview leur soutien à la présidence (« la trajectoire d’ensemble est claire »), souhaitant simplement que Duterte prenne des mesures pratiques pour mettre en œuvre sa politique d’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis [14].

Il n’est pas évident que Duterte va donner dans le domaine social beaucoup de grain à moudre aux ministres proches ou membres du PCP. Cependant, c’est probablement la question des pourparlers d’Oslo qui va être décisive. Le nouveau président doit convaincre l’armée qu’il sait ce qu’il fait en les engageants. Il lui faut des résultats. Il pense peut-être que dans certaines régions au moins, la guérilla, en déclin, cherche une voie de sortie après plus de cinquante ans de combat ; et dois suivre avec intérêt ce qui se passe actuellement en Colombie (l’accord avec les FARC). Pour l’heure, évidemment, la délégation du PCP à Oslo campe sur des positions classiques, à savoir une politique de négociations sans fin.

Vue de gauche, la dynamique de ces négociations est certainement l’un des principaux enjeux concrets de la situation ouverte par la victoire de Rodrigo Duterte.

Dans l’opposition : droits humains et démocratie

Tous les courants de gauche sont conscients qu’avec l’actuelle crise de régime des fenêtres d’opportunité se sont ouvertes en divers terrains [15]. Ils tentent tous d’obtenir à cette occasion des gains effectifs pour les salariés (contre les contrats précaires…), les populations locales (contre les entreprises minières…), les paysans (relance de la réforme agraire…), les pauvres (protections sociales…), les lumads (droits sur leurs domaines ancestraux…), etc. Ce qui exige à la fois fermeté, flexibilité et indépendance politique.

Un clivage cependant traverse la gauche non-PC (associative et politique) concernant la question des droits humains et de la démocratie. Pour certains, au nom des objectifs sociaux, il ne faut pas condamner le gouvernement sur les questions des droits humains (guerre à la drogue) et de la démocratie (spectre de la loi martiale). Pour d’autres au contraire de telles questions sont beaucoup trop graves pour être tues. Très vite, à l’initiative notamment de Walden Bello [16], un éventail d’organisations se sont ainsi déclarées en opposition au nouveau gouvernement, tout en voulant mobiliser pour obtenir des victoires concrètes tant que la situation est encore fluide.

Beaucoup de forces se retrouvent aussi pour dénoncer la décision de Duterte d’enterrer les restes de l’ancien dictateur Ferdinand Marcos dans le cimetière des héros nationaux [17].

iDEFEND

Depuis, le mouvement de protestation démocratique n’a cessé de prendre de l’ampleur. Une coalition nommée iDEFEND, constituée le 12 août, mène une bataille frontale sur la question des droits humains. Elle s’élargit et durcit sa position au fur et à mesure que la situation se dégrade. Dans sa dernière déclaration, elle déclare notamment :

« La démocratie est aujourd’hui menacée. Le 4 septembre, le président a placé tout le pays sous l’état d’urgence (…) indéfiniment. Nous avons récemment été témoins de la manifestation la plus vive de l’échec de la démocratie, la sénatrice de Lima se voyant privée de sa position à la tête de la Commission Justice sur ordre du palais présidentiel. C’est la dernière manœuvre en date de l’exécutif pour prendre le contrôle total du Congrès. (…) Le pays tout entier a été témoin de la façon dont le président a menacé d’instaurer la loi martiale quand la Cour suprême a réaffirmé son autorité en ce qui concerne l’enquête sur les juges que le palais présidentiel a liés à la drogue. Il y a 44 ans, Marcos a déclaré la loi martiale. Aujourd’hui, nous faisons face à la même menace, si ce n’est pire, sur nos vies, nos libertés et droits démocratiques. [18] »

Stop the War Coalition

La coalition « Stop à la guerre » intervient sur un champ thématique beaucoup plus large que son nom ne l’indique. Elle a publié l’une des premières analyses critiques du régime Duterte [19]. Elle dénonce la dette héritée de la dictature Marcos (une dette que Duterte ne remet pas en cause) et lutte contre le changement climatique (dont Duterte ne veut pas entendre parler). Elle ne veut pas que la domination des Etats-Unis soit remplacée par celle de la Chine, nouvelle puissance mondiale.

Partido Lakas ng Masa (PLM)

Le PLM (Parti de la force des masses) dans une déclaration en date du 7 septembre, appel à « mettre fin à la terreur provoquée dans les communautés de pauvres urbains par la guerre à la drogue. Nous en appelons à une « stratégie de la paix » qui en finisse avec les assassinats dans les communautés, qui arrête et place en jugement les grands barons de la drogue et leurs protecteurs. [20] »

Partido Manggagawa (PM)

Les dirigeants du Parti des Travailleurs (PM) ont déclaré le 21 septembre : « En ce 44e anniversaire de la loi maritale, la lutte pour les droits humains et la démocratie reste aussi pertinente et essentielle que jamais. (…) Les libertés civiques sont clairement et présentement en danger. (…) Les exécutions extrajudiciaires faites au nom de la guerre à la drogue touchent maintenant des défenseurs des droits humains. [21] »

Rebolusyonaryong Partido ng Manggagawa – Mindanao (RPM-M)

Le 12 juin, le RPM-M (Parti révolutionnaire des travailleurs – Mindanao) a « déclaré un cessez-le-feu unilatéral vis-à-vis du PCP et de la NPA en tant qu’organisation et vis-à-vis de ses membres, si ce développement signifie une victoire pour les forces démocratiques dans le pays et une avancée vers un mouvement révolutionnaire aux Philippines plus dynamique et renouvelé. [22] » Le Parti communiste mao-stalinien s’est en effet attaqué aux cadres d’autres organisations révolutionnaires, comme le RPM-M. Ce dernier espère que la situation présente peut aider à mettre fin à un conflit qu’il juge fratricide.

Dans un texte publié le 4 septembre après l’attaque d’Abu Sayyef à Davao, le RPM-M et l’Armée révolutionnaire du peuple (RPA) expriment « la même rage contre le terrorisme et les drogues illégales, mais nous exprimons des réserves sur la déclaration formelle de l’état d’urgence national. Comme l’expérience du pays le montre, la mobilisation et le déploiement massif de l’armée et de la police ont eu pour résultat la limitation des libertés civiques citoyennes. Cela peut être aussi utilisé par le groupe militariste au sein du gouvernement Duterte et pour les intérêts impérialistes des puissances étrangères au nom de la campagne contre le terrorisme – et écraser le bouton des initiatives nationalistes au sein de la gouvernance dominante du nouveau gouvernement. ».

« La guerre aux drogues, actes criminels et activités terroristes ne doit pas représenter une menace contre les libertés civiques du peuple et des communautés, elle doit au contraire favoriser la création de plus d’espace pour des efforts d’ensemble et réactifs impliquant les peuples et communautés elles-mêmes. [23] »

Troisième voie

Les débats au sein de la gauche philippine prennent parfois un tour ultimatiste et binaire. Soit vous êtes derrière Duterte, soit vous vous retrouvez dans le camp « jaune » (le jaune étant la couleur des Aquino).

La gauche philippine dans son ensemble est aujourd’hui affaiblie, même si elle reste l’une des plus vivaces en Asie du Sud-est. Depuis les années 1980, elle n’arrive pas à regagner durablement l’initiative politique et se retrouve périodiquement otage des conflits au sein des classes dominantes.

L’actuelle crise de régime peut favoriser une recomposition à gauche, y impulsant un nouveau dynamisme radical et unitaire. Cela ne se fera pas en s’alignant sur la présidence Duterte (ni sur les débris de l’ancienne administration, bien entendu). La situation est certes complexe et des opportunités doivent être saisies – mais la nouvelle présidence légitime aux yeux de la population l’arbitraire du pouvoir et le recours aux escadrons de la mort. Un poison mortel.

Notes

[1] Notamment après le passage dévastateur du super typhon Haiyan.

[2] Voir Walden Bello, ESSF (article 34543), Philippines – Resignation speech of Walden Bello as Akbayan party-list Rep. : Aquino can ’scratch me off his list of allies’ :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article34543

[3] Voir Alex de Jong, ESSF (article 38993), Rodrigo Duterte, le nouvel homme fort des Philippines :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article3899

[4] D’autres questions comme le fédéralisme ne sont pas abordées dans cet article.

[5] Mais les poursuites judiciaires ne sont pas levées.

[6] CJ Chanco, ESSF (article 38128), Philippines – Duterte, the Filipino Elite, the CPP, and the Missing Piece : an Independent Labor Movement :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38128
Herbert Docena, ESSF (article 38357), On the new Philippine President : Why Duterte is not – and is unlikely to be – a socialist :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38357

[7] Voir sur ESSF (article 39051), NAGKAISA denounces liquidation of labor leaders, organizers in the Philippines :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article39051
et ESSF (article 39037), Philippines : 7th labor killing this September, result of culture of violence :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article39037

[8] ESSF (article 38988), Philippines : Orlando Abangan, community leader of PM-Cebu, victim of vigilante-style killing :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38988

[9] ESSF (article 38447), Philippines : Ate Gloria Capitan, environmentalist and anti-coal activist, shot and killed :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38447

[10] Pour un historique d’Akbayan du point de vue de Walden Bello, voir sur ESSF (article 37231), Philippine Left : Akbayan and the conscience of a progressive – The corridors of power and our ethic :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37231

[11] ESSF (article 37926), The Communist Party of the Philippines welcomes Rodrigo Duterte’s vow to be the first left president in the history of the Philippines :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37926

[12] ESSF (article 38399), Philippines : Response to President Duterte’s call for anti-drug cooperation :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38399

[13] ESSF (article 39007), Views from the CPP-NDF on Clashing Trends in the Philippines Around President Duterte :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article39007

[14] ESSF (article 39028), CPP-NDF on Philippine Presidency – Declaration of independence, Red leaders Tiamzons say of Duterte tough talk to US :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article39028

[15] Voir par exemple Carmel V. Abao, ESSF (article 38829), Philippines : Engaging Duterte, engaging ourselves :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38829

[16] ESSF (article 38458), Philippines – The Left and Duterte : An administration in search of an opposition :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38458

[17] ESSF (article 38778), Philippines : Martial Law victims call Dictator Ferdinand Marcos burial at the National Hero’s Cemetery a « supreme injustice » :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38778

[18] ESSF (article39021), Statement (Philippines) : End the Killings. Uphold Human Rights. Defend Democracy :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article39021

[19] Voir notamment Ric Reyes dans son bulletin, ESSF (article 38745), Philippines Presidential Election : Deciphering Duterte’s Victory :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38745

[20] ESSF (article 38947), Philippines : Statement on ’state of lawlessness’ – Stop the killings ! Stop the bombings ! For peace, not a war strategy ! :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38947

[21] ESSF (article 38023), Philippines : Partido Manggagawa joined the mobilization of iDefend coalition ; calls for justice for slain leader, victims of extra-judicial killings on anniversary of martial law :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38023

[22] ESSF (article 38187), Philippine Left : Response to Jose Ma. Sison’s Call for Dialogue :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38187

[23] ESSF (article 38928), Philippines : On the Davao bombing and the war against illegal drug syndicates by the Duterte government :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38928

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