Édition du 26 mars 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

5 raisons pour lesquelles la non mixité est un impératif et pourquoi nous sommes fatiguées d’avoir à nous en justifier

Voilà plus de cinquante ans que les vertus de la non mixité dans les luttes pour l’émancipation des groupes minorisés ont été pensées, questionnées, mises en pratique et revendiquées. Cinquante ans, et nous en sommes toujours là, sommées de nous expliquer, de nous justifier, comme si nous n’étions là que pour ça : rendre intelligibles nos luttes. Cinquante ans qu’on nous refuse de pouvoir choisir jusqu’aux moyens de nous rassembler

Tiré de : Entre les lignes, entre les mots
2016 - 41 * 8 octobre : notes de lecture, textes, annonces et lien

Si la pédagogie est, dit-on, l’art de la répétition, comprenez bien que nous refusons de rentrer dans le cercle sans fin des justifications. Non seulement parce que nous sommes fatiguées de mettre au coeur de nos discussions l’éternelle question de la place des hommes dans le féminisme, mais aussi, et surtout, parce que nous refusons cette injonction continuellement faite aux femmes, comme à tout groupe opprimé, d’avoir à légitimer leur existence et leurs actions. Nous n’avons pas la moindre intention d’attendre de qui que ce soit une validation de nos outils de lutte. Au contraire nous revendiquons sans concession la non mixité comme un choix politique. Et voici pourquoi.

1. Parce que nous avons retenu les leçons de l’histoire

Ce que nous ont appris dès les années 60 les mouvements de lutte pour les droits civiques des Noir.es américain.es, c’est qu’il ne faut pas attendre des personnes qui tirent leurs privilèges d’un système de domination qu’ils et elles y renoncent d’eux et d’elles-mêmes, par générosité, humanisme ou bienveillance. Tout mouvement, mixte à ses débuts, est rapidement confronté à l’impossibilité d’avancer sans déconstruire, en son propre sein, les rapports de domination qui peuvent s’y nouer. Car comme l’écrit la sociologue et féministe Christine Delphy, “dans les groupes mixtes, Noir.es-Blanc.hes ou femmes-hommes, et en général dans les groupes dominés-dominants, c’est la vision dominante du préjudice subi par le groupe dominé qui tend à… dominer.” L’expérience des Noir.es américain.es, mais aussi du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) l’a montré : en mixité, ce sont toujours celles et ceux qui tirent avantage du système qui se retrouvent au premier plan, reproduisant au sein même du mouvement militant les logiques oppressives que celui-ci cherche à déduire et, pire, le vidant de son contenu politique. Les exemples sont légion, mais pour n’en citer qu’un seul il n’y a qu’à relire l’anecdote rapportée récemment par Caroline de Haas à propos de la création en 2009 de l’association, aujourd’hui bien implantée dans le paysage militant, Osez le féminisme : “Dans la salle, une centaine de personnes, 85% de femmes. A la fin de la rencontre, 33% des femmes présentes et 45% des hommes présents avaient pris la parole. Les femmes avaient parlé en moyenne 2 minutes, les hommes 4 minutes. Dans une réunion féministe, avec 85% de femmes, nous reproduisions les inégalités dans la prise de parole.” Quel groupe féministe mixte n’a-t-il pas expérimenté ce phénomène ? Et quelle légitimité porte un collectif féministe qui ne permet pas aux premières concernées de s’exprimer ?

2. Parce que nous revendiquons d’être les mieux placées pour parler des sujets qui nous concernent

Laisser du temps de parole aux hommes, c’est leur laisser nous expliquer notre réalité. Or en matière sociale, l’objectivité n’existe pas, et ce n’est pas parce qu’un individu se sent en dehors d’un rapport de pouvoir qu’il peut prétendre porter un regard neutre. Car personne n’est en dehors du système. Il n’y a pas d’opprimé.e sans oppresseur.e. Nous n’avons donc pas besoin de l’avis d’un homme pour savoir si notre perception de notre vécu est juste. Nous refusons de perdre notre temps et notre énergie à vous convaincre que OUI le sexisme est une réalité vécue au quotidien, que les violences que nous subissons sont réelles et que NON ce n’est pas parce que vous ne voyez rien que cela n’existe pas. Nous n’avons pas non plus besoin de l’avis d’un homme sur nos choix d’action car les conséquences, c’est nous qui les subiront. C’est pourquoi nous revendiquons la pratique de la non mixité comme une déclaration d’indépendance : ne nous libérez pas, on s’en charge ! Nous fixons nous même nos conditions et notre agenda politique.

3. Parce que nous revendiquons une parole libérée des codes de domination

Parce que les hommes bénéficient d’un statut privilégié fondé sur l’oppression des femmes et de ce qui est perçu comme féminin, nous exigeons des espaces où nous seront à même de définir et d’assumer ce que nous sommes, indépendamment du regard masculin. Des espaces où nous nous sentirons libre de toute injonction : injonctions faites à nos corps, à nos voix, à notre ton, à notre parole. Injonction à “oser”, à “nous assumer”, à “bien parler”. Nous sommes fatiguées d’avoir à être polies, gentilles, jolies et souriantes alors que nous avons besoin de parler de douleurs, de peurs, de crimes et de colère. Parce que la parole des femmes est toujours de “trop” (trop bavarde, trop criarde, trop faible…) et qu’une “vraie femme” est une femme silencieuse, nous revendiquons des espaces où notre parole n’est justement pas une “parole de femme”, mais la nôtre.

4. Parce que nous revendiquons le droit de parler sans crainte

Les violences, les agressions et les humiliations que nous subissons au quotidien sont propres à notre condition de femme. C’est parce que nous portons ce que la société a construit comme un stigmate, la “féminité”, que des hommes se permettent constamment de nous rappeler à l’ordre, de nous signaler notre subordination et ce qu’il en coûte de vouloir en sortir. Ce sont des hommes qui frappent ou violent à la maison, qui insultent dans la rue, qui mettent en pratique ce paternalisme agressif, si courant dans les cercles de pouvoir. Et si parfois ces violences s’adressent à d’autres hommes (souvent perçus, est-ce un hasard, comme efféminés), ce sont les femmes qui en font les frais les premières. Dans ces conditions, nous revendiquons le droit de construire des espaces libres, où nous ne risquons pas de côtoyer ceux-là même qui participent et tirent avantage de cette hiérarchie oppressive. Nous refusons d’avoir à faire attention à ne pas nous mettre en situation de rencontrer un potentiel agresseur. Toute notre attention, toute notre énergie doit pouvoir être consacrée à nos actions, à nos réflexions, au développement de stratégies militantes. La ténacité avec laquelle des hommes viennent régulièrement perturber les réunions non mixtes de la Nuit Debout ! nous semble ainsi particulièrement ironique : ces hommes qui s’insurgent de l’exclusion dont ils prétendent être les victimes sont par ailleurs bien silencieux, pour ne pas dire complètement indifférents, aux agressions sexuelles que des militantes ont pu y subir.

5. Parce que nous refusons de tenir compte de vos sentiments

Alors oui, nous le savons, vous n’êtes pas comme ça, vous. Vous êtes sans aucun doute une bonne personne, et même peut-être un mec bien ? C’est curieux comme tous les hommes que nous côtoyons sont des mecs bien ; à les entendre, le sexisme tomberait du ciel, de manière complètement désincarnée. Tout le monde s’accorde à reconnaître l’importance de l’égalité femmes/hommes mais personne n’ose parler du fait que ce sont des personnes réelles qui les mettent en oeuvre. A vrai dire peu nous importe car pour une fois, il n’est pas question de vous, ni de votre ego mais d’un système, le patriarcat, que nous nous attachons à détruire. En tant que groupe, en tant que classe, les hommes jouissent d’un certain nombre de privilèges, mais ce n’est pas à celles et à ceux qui en font les frais de faire taire leur douleur, de ménager l’amour propre des dominants, ni de les convaincre de la réalité des oppressions qu’elles et ils vivent. C’est fou comme le débat avance drôlement plus vite lorsqu’on n’a pas à perdre énergie et temps à expliquer à chacun que ce n’est pas de lui dont il est question, que ce n’est ni le lieu ni le moment de faire de la pédagogie, qu’ici, pour une fois, le centre de l’attention, de notre attention, c’est nous !

Alors, oui, la non-mixité ça peut faire peur. Parce qu’on décide de ne plus se taire. Parce qu’on décide d’être les maîtresses de nos vies. Parce que notre non mixité à elle seule est politique et fragilise le pouvoir masculin. Mais, devinez quoi, on ne vous demande pas l’autorisation ! Et aussi longtemps que cela nous semblera nécessaire, nous utiliserons cet outil. Et aussi longtemps que d’autres groupes dominés le penseront nécessaire, nous les soutiendrons.

Collectif féministe G.a.r.ç.e.s

16 septembre 2016

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