Édition du 26 mars 2024

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Europe

Alors que les médias, en France,...

Alors que les médias, en France, se focalisent sur les difficultés d’Alstom, une analyse de la stratégie industrielle, mal-en-point depuis plusieurs années, s’impose. Si, pour les néolibéraux, le déclin de l’industrie française repose essentiellement sur un « coût du travail » trop élevé, nous pouvons au contraire chercher des raisons plus probantes…

Depuis quelques semaines, l’actualité économique française est accaparée par le cas hautement symbolique d’Alstom. Jadis fleuron de l’industrie française, cette entreprise, au-delà du plan de sauvetage de l’usine de Belfort grâce à la commande in extremis d’une vingtaine de TGV, témoigne, à son corps défendant, d’un phénomène nettement plus général : la lente désindustrialisation de la France, résultat d’une orientation politique dont on peut aujourd’hui aisément mesurer l’incohérence. Car la dimension spectaculaire de ce feuilleton économique ne saurait masquer ou faire oublier d’autres fiascos du même acabit : le rachat d’Alcatel par Nokia, celui de la branche énergie d’Alstom (justement !) par General Electric, la liquidation financière d’Ecopla (entreprise spécialisée dans la confection de barquettes en aluminium), etc.

Comme le révèle un dossier publié il y a quelques semaines par le quotidien L’Humanité, le bilan est plus qu’accablant : entre le premier trimestre de 2009 et le second de 2016, la France a enregistré un recul de 607 usines (soit la fermeture de 1857 lieux de production pour seulement 1250 ouvertures)1. Et aucune région n’est épargnée par ce « reflux industriel » – y compris l’Ile-de-France. Ce triste état des lieux n’est pas sans rejoindre, par des chemins différents mais convergents, ce phénomène sociologique étudié par Baud et Pialoux : l’invisibilisation progressive de la classe ouvrière…
Pour les économistes mainstream, toutefois, l’explication est d’une simplicité déconcertante (« scientifique », disent certains) : cette désindustrialisation est l’évidente conséquence d’une perte de compétitivité des sociétés françaises – cette perte étant l’inévitable produit d’un « coût du travail » prohibitif. Ainsi faut-il se résoudre à mettre en œuvre une politique de l’offre en adéquation avec ce constat, en réalisant courageusement des « réformes » visant, d’une part, à réduire les salaires, et, d’autre part, à flexibiliser un marché du travail trop protecteur pour les salariés.

Et, grâce à la Loi-Travail – adoptée, faut-il le rappeler, à coups de 49-3, en dépit de l’hostilité pérenne de la majorité de la population –, la France verra sans doute le nombre d’usines croître irrésistiblement, ce qui se traduira (enfin !) par l’inversion tant espérée de la courbe du chômage. Or, avec le recul, il est difficile de ne pas juger ce diagnostic d’obédience néolibérale erroné. Et pour cause : derrière les savantes modélisations néoclassiques « démontrant » (sic !) l’inefficacité des protections sociales, voire leur nocivité, la ténacité des faits, pour paraphraser une expression désormais consacrée, renvoie à une toute autre lecture.

Cette lecture est d’autant plus nécessaire que le pouvoir exécutif a maintenu le cap sans déroger à sa ligne de conduite, et ce, malgré les déconvenues prévisibles : alors que ces diverses mesures devaient mécaniquement conduire à la baisse du taux de chômage, ce dernier a constamment augmenté – malgré les usuels artifices statistiques. De l’ANI (Accord National Interprofessionnel) au Pacte de responsabilité en passant par le CICE (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi), le gouvernement a donc scrupuleusement suivi les préceptes de cette politique de l’offre, dont les résultats attendus sont, c’est le moins que l’on puisse dire, fort mitigés.

Pour illustrer ce constat, il suffit de rappeler que le CICE et le Pacte de Responsabilité coûteront à l’Etat français, pour la seule année 2016, entre 33 et 34 milliards d’euros (en exonérations fiscales), soit environ 1,5 % du PIB, pour un impact de 160 000 emplois. Pourtant, Pierre Gattaz (MEDEF), main sur le cœur et pin’s à la boutonnière, nous en promettait 1 000 000… En outre, en ne ciblant que les bas salaires (ces derniers ne devant point excéder la « productivité réelle » de leurs « bénéficiaires »), cette politique a davantage favorisé des secteurs non soumis (ou faiblement soumis) à la concurrence internationale, au détriment des secteurs impliqués : représentant 19,1 % dans les services, les faibles rémunérations ne concernent que 4,6 % de l’ensemble de la masse salariale dans l’industrie2.

L’ironie de l’histoire veut que l’échec prophétisé de cette position économique, dogmatique de part en part, ait été le fait d’un lapsus révélateur, dont l’auteur n’est nul autre que Jean-François Roubaud, président de la CGPME (Confédération Générale du Patronat des Petites et Moyennes Entreprises) : « encore faut-il que les carnets de commande se remplissent ». En effet, encore faut-il…

Car, l’angle mort de cette vision biaisée idéologiquement est bien sa dimension macroéconomique : l’abaissement des « coûts salariaux », tout en renforçant la précarité, contribue fatalement à plomber la demande solvable globale – et donc à limiter les débouchés potentiels et à vider ces fameux carnets de commande. Certes, d’aucuns diront, en guise de contre-argument, que le but recherché, motivé par les diktats de la concurrence libre et non faussée et par cette compétitivité « retrouvée », est de gagner des parts de marché à l’étranger. Or, il suffit de rappeler à ces prosélytes du libre marché cette lapalissade de bon sens : les exportations des uns sont les importations des autres. Bref : si tous les pays (ou entités politiques) appliquent ces recettes néolibérales, la demande globale ne peut que stagner, voire régresser ; le faible dynamisme de la zone euro en fournit d’ailleurs un éloquent exemple. Qui plus est, cette orientation n’est pas sans révéler son absurdité écologique, tant l’intensification des échanges commerciaux, consubstantielle à ce mode énergivore de développement, génère d’importantes émissions de CO23…

Dans une note de la Fondation Copernic4, En finir avec la compétitivité, les auteurs arrivaient à des conclusions nettement plus complexes que celles véhiculées par les théoriciens néoclassiques. En ce sens, si nous en restons au « coût du travail », le « déclin de la compétitivité française » (selon la vulgate répétée ad nauseam) et le délitement de son tissu industriel relèvent du mystère : dans les manufactures, le coût horaire est sensiblement le même en France et en Allemagne (pays pourtant constamment cité en exemple), soit un peu plus de 33 euros (en 2008). Pour comprendre l’ampleur (et la complexité) de ce phénomène, il importe d’évoquer d’autres raisons que l’idéologie dominante tend à occulter : la faiblesse de l’investissement, laquelle entrave l’innovation (sur ce point, il suffit de revenir au cas « Alstom ») ; le pressurage des PME, de plus en plus inféodées aux injonctions hiérarchisées des grands groupes (la Loi-Travail, en promotionnant les accords d’entreprises risque fort d’accentuer cette subordination structurelle : au nom d’une course à la rentabilité, les multinationales pourront ainsi exiger davantage de concessions à leurs sous-traitants, au détriment des travailleurs) ; enfin, la vulnérabilité des exportations au taux de change de l’euro.

À ces trois facteurs, il faut en outre ajouter un quatrième : la financiarisation de l’économie (et a fortiori du secteur industriel), c’est-à-dire le coût (oublié) du capital. Si le taux de marge des entreprises s’est progressivement rétabli depuis 2008, cela ne s’est pas soldé par un accroissement substantiel des investissements (faute d’une perspective optimiste), sinon dans la seule optique de capter les gains de productivité ; cela a surtout permis une rétribution plus généreuse des actionnaires (pour le seul CAC 40, il faut compter annuellement plus de 50 milliards d’euros). Pour éclairer quantitativement cette réalité, nous pouvons évoquer les chiffres suivants : en 1980, les dividendes représentaient 4 % de la masse salariale ; aujourd’hui (malgré la crise), ces mêmes dividendes sont passés à plus de… 12 % (source : INSEE)5.

Comme le souligne l’économiste et philosophe Frédéric Lordon, les logiques financières (fondées sur la prédation de la valeur ajoutée et donc de la richesse produite par le travail) et industrielles sont loin d’être complémentaires ; elles semblent a contrario antagoniques… Une piqûre de rappel, pourrait-on dire ; car le capitalisme est bien ce système socioéconomique basé sur la confrontation… des antagonismes sociaux…

* Il est sans doute impossible, dans le cadre ici proposé, d’explorer toutes les facettes d’une crise (industrielle), dont les causes sont forcément multiples. Cependant, il semble tout aussi impossible – voire suicidaire – de faire du « coût du travail » l’insigne bouc émissaire d’une orientation politique et économique désastreuse – bien qu’il demeure, dans un contexte où les rapports de forces ne sont guère avantageux aux travailleurs, l’ultime variable d’ajustement, quitte à laisser s’accroître de manière inquiétante les inégalités...

Néanmoins, l’élaboration d’une nouvelle stratégie industrielle ne pourra faire l’économie de la question écologique. Aussi plusieurs pistes (à explorer) s’ouvrent-elles à nous : réduction du temps de travail contraint (répartition des gains de productivité) ; développement d’industries axées sur les besoins sociaux (et non sur la seule rentabilité) ; constitution et consolidation de services publiques (contre leur mise en concurrence forcenée) permettant l’articulation cohérente des différents secteurs de l’économie (les transports, par exemple), valorisation de certains champs privilégiant le low-tech au high-tech, dont le déploiement tend à favoriser l’ubérisation de l’économie et la généralisation de la précarité au détriment d’une véritable politique centrée sur la qualification du travail6…

Une liste non exhaustive qui tourne délibérément le dos à la logique dominante et à son système économique visiblement défaillant et autodestructeur…

Notes

1. L’Humanité, 28 septembre 2016.

2.Voir sur ces derniers développements : COVA, H., « Sans complexe et… sans rigueur : à propos du dernier livre de Cahuc et Zylberberg », Mediapart, 21 septembre 2016. Voir aussi : FONDATION COPERNIC, Le plein-emploi, c’est possible !, Paris, Syllepse, 2016, pp. 15 et 52, et : ORANGE, M., « CICE : un coût exorbitant sans création d’emploi », Mediapart, 19 juillet 2016.

3.Voir : COVA, H., « Les conséquences réelles du CICE : les échecs de la politique de l’offre à l’aune du pragmatisme », Pressegauche.org, 17 mars 2015.

4.FONDATION COPERNIC, En finir avec la compétitivité, Paris, Syllepse, 2012, notamment les pp. 19 à 27.

5. Voir : http://hussonet.free.fr/psalplag.pdf

6. Voir : GADREY, J., « Croissance, un culte en voie de disparition », Le Monde diplomatique, Novembre 2015

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