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Préface de Michel Warschawski au livre d’Ilan Halevi : Question juive – La tribu, la loi, l’espace

Publié le 16 novembre 2016 | Tiré du site Entre les lignes entre les mots

Quiconque a connu Ilan d’un peu près sait qu’il était porteur d’identités nombreuses et a vécu de nombreuses vies. Et pourtant, on a toujours et encore des surprises.

Ilan et moi avons été amis pendant plus de quarante ans, mais c’est aujourd’hui, en relisant Question juive que je découvre encore une autre facette, qui m’avait échappée pendant des décennies. Je l’avais pourtant lu au moment de sa publication, sans doute un peu rapidement et superficiellement, m’imaginant qu’il n’aurait rien de nouveau à m’apprendre sur un sujet dont j’avais déjà fait un mémoire au cours de mes études universitaires. Et voilà que Mariam, sa fille, m’a demandé d’écrire une préface pour sa réédition. Moins arrogant que pendant ma jeunesse, je viens de relire l’ouvrage, du début à la fin, et je découvre encore un Ilan. L’expert en histoire juive.

Quand on côtoyait Ilan, on n’avait de cesse de découvrir son immense érudition : il connaissait un nombre inimaginable de sujets, dont il pouvait parler pendant des heures, intégrant quantités d’anecdotes à une trame historique serrée. Sur le jazz il était intarissable, de même que sur l’histoire, ou plutôt les histoires, de l’Afrique ou des Caraïbes, avec des connaissances fournies et détaillées. Je me souviens d’une soirée mémorable, dans sa chambre de Nahlaot à Jérusalem, où il nous racontait, par le menu, un chapitre de l’histoire du Royaume de Zanzibar, les camarades présents s’endormant les uns après les autres et les uns sur les autres, et moi, sous son regard perçant – Ilan regardait les gens droit dans les yeux quand il racontait – tentant de ne pas m’endormir pour pouvoir arriver à temps au travail.

La relecture de Question juive me montre une capacité d’écriture qu’on appelle universitaire, tant par la quantité des sources citées que par la construction rigoureuse de l’argument, ou encore l’utilisation des notes de bas de page. J’ai lu de nombreuses thèses de doctorat, primées par les jurys, qui pourtant n’avaient pas cette rigueur scientifique. Je ne sais pas si ça a été une perte pour Ilan qui n’a jamais fait d’études universitaires, mais l’Université, elle, a perdu un grand chercheur.

Avec la Modernité, la question juive a fait l’objet de nombreuses recherches et ouvrages, la pérennité de l’existence des juifs au sein de l’Europe chrétienne semblant poser problème. Les marxistes en particulier consacrent des ouvrages à la question, commençant par Karl Marx lui-même. Puis Léon Trotsky, dans plusieurs articles qui ont été récemment réunis dans un ouvrage Question noire, Question juive. C’est La Conception matérialiste de la question juive d’Abraham Léon, publiée pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui va être le socle sur lequel Ilan va construire sa propre réflexion. Ce livre pionnier date aujourd’hui et montre les limites de la recherche sur ce sujet à cette époque, et surtout les difficultés d’accès du jeune chercheur à des sources suffisantes en ces années de terreur nazie.

Une autre source majeure de la réflexion d’Ilan sur la question juive est la première partie du livre de Nathan Weinstock, Le Sionisme contre Israël, publié en 1969 chez François Maspero. Pour toute notre génération militante, ce livre a été une espèce de manuel de formation sur l’histoire du sionisme et la définition d’Israël comme État colonial. Les trois tomes du Pain de misère, où Weinstock prend le temps d’approfondir ses réflexions sur l’histoire juive, seront publiés bien après le livre d’Ilan, et n’y ajoutent d’ailleurs pas grand-chose. Quant aux réflexions tardives de Weinstock sur les juifs dans le monde arabe, je crois qu’Ilan n’a pas eu l’occasion de les lire, et tant mieux pour lui, celles-ci étant un ramassis de contre-vérités, voire d’allégations stupides, inspirées par l’islamophobie dominante dans la communauté juive bruxelloise dont Weinstock est devenu un notable. Comme on le dit dans la tradition juive, « sa vieillesse fait honte à sa jeunesse ».

La dernière partie du livre est consacrée à Israël, et il n’est pas illégitime de se demander si cette partie a sa place dans ce livre consacré à la question juive. En effet, Ilan savait à quel point il y a discontinuité entre l’histoire des juifs et celle du colonialisme sioniste en Palestine, et combien ce colonialisme a instrumentalisé cette histoire pour justifier un projet qui de fait représentait une rupture avec deux millénaires d’histoire(s) juive(s).

Ilan connaît très bien Israël. Quand il écrit Question juive, il y a vécu une demi-douzaine d’années, et milite dans le groupe d’extrême gauche Matzpen qui était certainement la meilleure université pour apprendre à connaître en profondeur à la fois la nature coloniale du régime et les contradictions sociales et ethniques qui déchirent sa société. Au cours de ces années en Israël et après son départ pour Paris, il a écrit des dizaines d’articles et de travaux sur la société israélienne et la politique de ses dirigeants ainsi que sur les possibles perspectives de sa décolonisation et de son intégration dans la région arabe.

Sans prendre explicitement position sur le futur de l’État d’Israël, Ilan nous fait clairement comprendre en quoi le régime sioniste est un obstacle à toute possibilité d’intégration de la communauté juive-israélienne dans son environnement arabe. Pour qu’une telle intégration soit possible, il faut casser le rapport de domination, établir l’égalité ; en d’autres termes il s’agit de décoloniser Israël, de démanteler le régime sioniste. S’il se rapproche, au début des années 1970, du Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDPLP), c’est certes pour les positions de gauche de cette formation palestinienne, mais aussi parce qu’elle est la première à saisir la réalité d’une communauté juive-israélienne et de lui offrir une place dans un Orient arabe libéré.

Question juive est écrit en 1979-1980, bien avant le processus d’Oslo, avant même le Conseil national palestinien d’Alger (1988) où Ilan a entendu Yasser Arafat proposer le compromis historique qui permettra l’ouverture d’un processus négocié avec Israël. Pourtant il anticipe, dans la troisième partie du livre, les grandes lignes d’un compromis possible, tel qu’évoqué déjà en 1970 par le dirigeant du FDPLP, Nayef Hawatmeh. Si, se refusant à interférer dans le débat programmatique palestinien, Ilan n’entre pas dans les détails d’une solution future, il laisse clairement entendre qu’elle ne pourra pas se dispenser de prendre en considération l’existence d’une entité nationale juive-israélienne et ses aspirations nationales. S’il ne s’oppose évidemment pas à la lutte armée, Ilan connaît suffisamment bien les luttes de libération nationales dans le monde colonial, pour savoir qu’à une étape ou à une autre, il faudra négocier avec l’ennemi.

Quand l’heure des négociations arrive, Ilan est là, et met ses talents d’orateur, de polémiste, mais aussi de diplomate, au service de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Comme beaucoup d’entre nous, il y croyait, et n’imaginait même pas qu’Israël allait se servir du processus d’Oslo non pas pour obtenir un compromis qui puisse mener à une existence pacifiée au sein du monde arabe, mais pour élargir la colonisation et ce faisant, fermer la porte à une possible coexistence pacifique entre les peuples de Palestine.

Ilan n’aura pas la chance de voir ses rêves de paix et de coexistence se réaliser. Les rapports de forces à ce point inégaux, la lâcheté de la communauté internationale et les trahisons des régimes arabes en feront des rêves brisés. Son corps s’échouera alors sur les récifs où ses rêves s’étaient fracassés, et à l’âge de 69 ans, il jettera l’éponge.

C’est peu de le dire : la révolution palestinienne est en manque d’intellectuels militants de la trempe d’Ilan. Mais après cette relecture de Question juive, j’ajouterai que les communautés juives à travers le monde, y compris celle d’Israël, sont elles aussi en manque d’une réflexion sur l’existence juive, qui soit à la fois historique et ancrée dans les contingences du présent, un travail de fond sur la question juive, ou plutôt les questions juives à l’aube du troisième millénaire. Question juive d’Ilan Halevi devra être le point de départ d’une telle démarche.

Michel Warschawski

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Ilan Halevi : Question juive – La tribu, la loi, l’espace

Editions Syllepse,

http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_37_iprod_674-question-juive.html

Paris 2016, 338 pages, 22 euros

Notes

1 En ce qui concerne les juifs de culture arabe et du pourtour méditerranéen (Séfarades), la modernité est arrivée plus tardivement, et s’imbrique avec le colonialisme et plus tard la décolonisation.

2 Léon Trotsky, Question noire, Question noire, Paris, Syllepse, 2011

3 Nathan Weinstock, Le Sionisme contre Israël, Paris François Maspero, 1969.

4 Nathan Weinstock, Une si longue présence. Comment le monde arabe a perdu ses juifs, 1947-1967, Paris, Plon, 2014.

5 Sur le débat au sein de la gauche palestinienne et du groupe Matzpen sur l’avenir des juifs israéliens après le libération de la Palestine, voir la collection de Matzpen années 1969-1972.

Michel Warschawski

Journaliste et militant de gauche israélien, il est cofondateur et président de l’Alternative Information Center (AIC). Dernier ouvrage paru (avec Dominique Vidal) : Un autre Israël est possible, les éditions de l’Atelier, 2012.

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