Édition du 16 avril 2024

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Livres et revues

Introduction de Thierry Labica à l’ouvrage coordonné par Mathilde Bertrand, Cornelius Crowley, Thierry Labica : Ici notre défaite a commencé. La grève des mineurs britanniques (1984-1985)

Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

1983. Pour la première fois depuis la révolution industrielle qu’elle a inaugurée, la Grande-Bretagne devient importatrice nette de produits manufacturés. 1986. Les marchés financiers britanniques font l’objet d’une déréglementation éclair, le « big bang ». Dans l’intervalle, mars 1984-mars 1985 : environ 140 000 mineurs mènent une grève dans uns lutte acharnée contre une série de fermetures de sites et la fin programmée de l’industrie minière en Grande-Bretagne.

Tiré du site Entre les lignes, entre les mots.

La Grande-Bretagne a connu, au cours des années 1980, une désindustrialisation d’une ampleur et d’une rapidité singulière. En l’espace de quelques années, tous les secteurs emblématiques de la grande industrie moderne furent atteints de manière à peu près terminale, en conclusion d’un processus engagé depuis le début des années 1970. Qu’il s’agisse de construction navale, de sidérurgie, ou des diverses activités manufacturières, l’emploi industriel perdit des postes de travail par centaines de milliers. Pour la Grande-Bretagne, cette tendance lourde et générale des pays industrialisés prit les traits d’un tournant historique aussi précipité que décisif ; la première nation de la révolution industrielle envoyait sa base productive historique à la casse. L’héroïsme industriel allait céder la place à la nouvelle romance de la finance déréglementée et ses figures d’aventuriers, la nouvelle jeunesse dorée de la City de Londres.

La transition fut donc aussi géographique. Le centre de gravité économique de la Grande-Bretagne se déplaça des grandes villes du Nord vers Londres et le Sud-Est ou la gentrification d’anciens quartiers ouvriers et de secteurs de docks faisait contrepoint à la paupérisation et à la dislocation des territoires de l’industrie classique maintenant vidés des activités qui en avaient fait la vie et parfois même, le prestige. La dimension de genre inhérente à cette expérience fut tout aussi manifeste. L’emploi industriel perdu était aussi souvent le lieu de loyautés ouvrières masculines auxquelles s’articulaient communément un certain conservatisme familial. La montée des activités de services correspondit, quant à elle, à une féminisation rapide d’un marché du travail reprolétarisé, marqué par le chômage massif, la précarité, le temps partiel imposé, les très bas salaires, et dans ces conditions, par le déploiement d’une nouvelle armée de travailleurs pauvres – de travailleuses pauvres en l’occurrence. De telles réorientations de l’activité productive, de sa géographie et de ses rapports de genre, imposèrent au syndicalisme de masse de la fin des années 1970 des transformations qualitatives et quantitatives profondes (particulièrement visibles dans le déclin régulier des effectifs à partir du début des années 1980 et dans la baisse tout aussi continue des chiffres annuels de journées de grève). Enfin, sur cet horizon, les bases électorales, ou tout au moins, les perceptions de leur stabilité et de leur prévisibilité, se modifièrent. Il s’ensuivit toute une série d’inflexions maintenant assez familières du champ politique, les plus visibles concernant le Parti travailliste confronté à la création du Social Democratic Party (en 1981, produit d’une scission de quatre de ses dirigeants nationaux), puis traversé par des rapports de forces internes qui allaient conduire aux inflexions rhétoriques et programmatiques du « nouveau réalisme » des années 1980 et du « Nouveau travaillisme » des années 1990.

Avec l’indépendance des dernières colonies africaines et la fin de l’empire dans les années 1960, et l’extinction de l’économie industrielle et manufacturière classique au cours des années 1980, la Grande-Bretagne – première nation industrielle et plus grand empire jamais vu – était maintenant privée des principaux ingrédients de son prestige comme de son rôle historique dans le monde. Il parait alors raisonnable de présupposer qu’en ce qui concerne cette région du monde, la période récente a été en grande partie marquée par les renégociations culturelles et symboliques de ces ruptures post-impériales et postindustrielles. Sur cet horizon, divers récits s’affrontent de manière irréductiblement polémique ; l’un, un temps dominant, a exalté les bienfaits attendus d’une nouvelle rationalité économique dans l’allocation des ressources et la reconnaissance des mérites. Son agent-type est l’individualité débarrassée des lourdeurs démoralisantes de l’« État », capable de prise de risque entrepreneuriale et, à ce titre, chargée d’exemplarité morale. La force acquise par cette vision de la transition a paru suffisamment grande à la fin du 20e siècle pour diffuser largement le sentiment d’une véritable nécessité historiquei, bientôt muée en marche triomphale du nouvel âge par-dessus les décombres du mur de Berlin. En l’absence d’alternative politique crédible, les dommages sociaux induits s’en trouvèrent le plus souvent réduits au rang de coûts collatéraux de l’avènement du nouvel héroïsme néolibéral. Mais, à cette version de la modernisation économique, à la fois individualiste et nationale-morale, se confronte un contre-récit de la « communauté » porteuse de tout un ensemble de connotations vertueuses, parfois organicistes, et dans lequel s’est incarné le monde vécu de la classe ouvrière industrielle britannique depuis bientôt deux siècles. L’un et l’autre de ces récits ont des généalogies aussi complexes que profondes. Contentons-nous alors d’observer que la question de la mine, des mineurs, et de la grande grève de 1984 occupe une place stratégique dans ce champ de représentations et de forces, et tâchons de dire pourquoi.

Le bouleversement qu’a représenté la désindustrialisation des années 1980 pour tout le monde social-industriel britannique a été régulièrement ressaisi par le champ culturel et a même été mis en scène avec un indéniable succès. Contre l’engloutissement et l’occultation symbolique terminale de subjectivités ouvrières collectivement et individuellement désœuvrées, la fiction télévisée, l’enquête, le témoignage et la photographie, ou la chronique documentaire, ont proposé des réponses multiples et combatives. On pense par exemple à la série écrite par Alan Bleasdale, Boys from the Black Stuff dont les cinq épisodes furent diffusés sur la chaîne BBC 2 à partir de la fin de l’année 1982 et qui mettait en scène, sur une registre à la fois militant et tragique, les trajectoires de cinq ouvriers goudronneurs au chômage dans la région de Liverpool ; Geoffrey Beatie, dans Hard Lines : Voices from Deep Within the Recession, a recueilli les histoires personnelles et parfois intimes des vaincus de Bolton, Sheffield, Doncaster ou Skegness, tandis qu’un peu plus tôt, Nick Danziger dressait un portrait sombre – à la Orwell – des territoires à l’abandon de la Grande-Bretagne de l’« empire perdu », des « paysages désindustrialisés » et d’un « temps libre non désiré » [« unasked for leisure »]ii. Au palmarès des capitales éteintes, Grimsby, par exemple, occupe une place d’honneur (perdu) : première ville, hors Londres, que mentionne le voyage de Danziger, l’ancien port de pêche réapparaît, vingt ans plus tard sous la plume de James Meek dans la London Review of Booksiii, comme cité ouvrière emblématique de l’abandon, dans une dérive postindustrielle sans fin. Grimsby devient capitale des confusions politiques dans lesquelles, alors à la veille de l’élection législative de 2015, les anciennes loyautés travaillistes s’hybrident en sympathies ou adhésions électorales au Parti de l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP).

En France, cette expérience britannique est généralement mieux connue à travers des films tels que Les Virtuoses (Mark Herman, 1996), The Full Monty (Peter Cattaneo, 1997), ou The Navigators (Ken Loach, 2001). Ce dernier dresse le portrait de l’éclatement d’un collectif de travail, des codes et attentes informelles qui gouvernaient coutumièrement les relations d’emploi, et les conséquences de cette fragmentation : mises en danger personnelles, relationnelles, physiques et psychiques dues à la mise en concurrence des membres de ce qui avait été un collectif de travail pérenne, tissé par les loyautés, les mémoires et reconnaissances, et maintenant pris dans les forces centrifuges de la sous-traitance. Inversement, Les Virtuoses met en scène un collectif de travail fantôme : le travail a disparu mais le collectif persiste à travers l’activité récréative maintenue de la fanfare dans laquelle s’hébergent les solidarités professionnelles d’un collectif de travail d’ex-mineurs. Enfin, The Full Monty fait le tableau de réinventions personnelles et intimes que tentent (contraints et forcés) un groupe d’ex-ouvriers métallurgistes, et leur contremaître ; la mise à nu du spectacle de strip-tease d’ex-métallo littéralise le soi perdu dans la perte d’emploiiv et ouvre la voie de nouvelles situations individuelles, au-delà du conservatisme patriarcal et masculiniste, au-delà des hiérarchies de l’organisation du travail, et au-delà des signes perdus (parce que saisis par huissier) du statut social, le tout sur fond de prestige industriel-urbain à l’abandon : Sheffield, capitale de l’acier depuis le 18e siècle, n’est plus, au début de l’histoire, qu’une ruine industrielle où d’anciens héros ouvriers en sont réduits à de dérisoires tentatives de chapardage.

Depuis plus de trente ans, toute une production culturelle (dont il n’est question ici que de quelques exemples) a donc entrepris de poser les enjeux de la désindustrialisation d’abord comme éclatement de normes collectives et individuelles, d’idées historiques de soi, de rituels, des appartenances à la fois communautaires et de classe, de codifications acquises des hiérarchies familiales et professionnelles. La désindustrialisation comme crise a fait surgir au grand jour et a donné à voir toute cette trame de relations, ce monde moral, historiquement constitutifs de ce qu’auront été certaines formes de la culture ouvrière en Grande-Bretagne.

En se concentrant sur la grande grève de 1984-1985, le présent ouvrage propose de prendre pour objet le point haut de cette crise historique et avec elle, une part au moins de sa radioactivité culturelle. Parce qu’il y a en effet quelque raison de présumer que la mine, les mineurs et la grève de 1984 occupent la place centrale dans le paysage contextuel que l’on vient d’esquisser.

Pour tenter une mise en ordre sommaire de ces motifs, on peut commencer par rappeler que le charbon a longtemps été le « pain » de l’industrialisation. Et si notre intuition historique devait nous dire qu’il s’agit d’une chose du passé, il suffit de se demander sur quelle ressource repose aujourd’hui massivement une croissance chinoise qui ne cesse de fasciner ; il suffit de regarder ces paysages noircis de la province septentrionale du Shaanxi ou ceux des montagnes décapitées des Appalaches (Kentucky, Virginie, Tennessee)v ; il suffit, mieux encore, de se demander quelle est, aujourd’hui la part du charbon dans le mix énergétique de la Grande-Bretagne elle-même, et quelles sont les perspectives de l’industrie charbonnière à l’échelle globale ; en 2013, 41 % de l’électricité britannique provenait encore de centrales à charbon (loin devant les autres ressources)vi, et l’agence internationale de l’énergie comme Eurostat continuent de prévoir une croissance du commerce mondial du charbon déjà à la source de 40 % de l’électricité à échelle globale.

Du point de vue social et spatial, le monde de la mine, de par sa nature semi-agraire, a été l’incarnation même d’une certaine idée de la classe ouvrière immédiatement localisable et reconnaissable comme communauté ; la mine, ses mineurs, ses villages, son organisation syndicale, ses rituels culturels (les grands galas annuels de la ville Durham dans le nord-est de l’Angleterre, par exemple) représentent « toute une manière de vivre » qui fut explicitement et communément défendue comme telle pendant tout le conflit de 1984-1985 : « a whole way of lifevii ». Dans ces conditions, la « classe », par l’apparente évidence de sa base empirique ou sociologique même, paraissait permettre d’ajourner le travail d’abstraction conceptuelle, voire, de rendre un tel travail largement futile : les classes pouvaient, semble-t-il, rester de l’ordre du sens commun et du vécu immédiat les plus indiscutables.

Ainsi, le monde de la mine, parce qu’au fondement énergétique de la dynamique industrielle et de par son organisation spatiale et communautaire, a donc souvent pu être celui d’une classe ouvrière archétypale. L’héroïsme quasi sacrificiel qu’on lui a généralement prêté s’est souvent confondu à l’héroïsme espéré et attendu d’une classe ouvrière émancipatrice, porteuse d’une mission historique. En Grande-Bretagne, l’histoire syndicale et politique du monde de la mine au 20e siècle a, dans une certaine mesure, donné corps à ce genre d’attente. La grève générale de 1926 fut d’abord une grève des mineurs. Dans les grands conflits sociaux de la première moitié des années 1970, le National Union of Mineworkers (NUM, Syndicat national des mineurs) incarnait l’avant-garde ouvrière organisée et combative, en capacité d’infliger de lourds reculs au gouvernement conservateur de l’époque, dirigé par Edward Heath. L’épisode de Saltley Gate (Birmingham) devint d’ailleurs un véritable paradigme de la lutte exemplaire ; les mineurs en grève depuis un mois virent leur mouvement décisivement renforcé par une grève de solidarité des travailleurs de Birmingham. Ces derniers contribuèrent à la fermeture de la cokerie de Saltley en rejoignant par milliers le piquet de grève que tentaient d’y organiser les mineurs, jusqu’alors sans succès. La « bataille de Saltley Gate » représenta un épisode majeur de l’histoire syndicale et politique de la Grande-Bretagne d’après-guerre. Mais outre le fait qu’il vérifia la place centrale occupée par les mineurs dans le mouvement ouvrier et syndical britannique, cet épisode devait, à la fois, servir de victoire militante de référence – voire, mythique – et faire émerger une figure emblématique de la radicalité syndicale, à savoir Arthur Scargill, président du NUM au moment de la grève de 1984.

La grève de 1984-1985 charrie avec elle toute une charge de représentations et d’attentes. D’où aussi un affrontement et une défaite aux implications aussi multiples que vastes ; à échelle domestique, ce que ce qui est défait en 1985 (puis de manière terminale, en 1992viii), c’est tout à la fois l’aile la plus combative du syndicalisme en Grande-Bretagne, une production nationale d’ordre stratégique pour l’ensemble de l’économie britannique et un monde moral, a whole way of life, certes déclinant déjà depuis plusieurs décennies, mais encore central pour la compréhension et l’imaginaire de ce qu’était la Grande-Bretagne de la grande industrie classique et des formes et registres politiques qui y étaient liés. Mais d’autre part, l’épisode et les solidarités qu’il entraîne, notamment celle de la CGT française, est aussi l’emblème de ce qui est alors déjà une redistribution des activités productives industrielles et manufacturières à échelle planétaire.

Le conflit fut donc aussi l’annonce ou le moment inaugural d’un ensemble de basculements. Tout d’abord, pour le syndicalisme de masse et son « pouvoir » quasi proverbial, 1984-1985 annonce un déclin numérique qui s’observe jusqu’à nos jours. Mais outre la question des effectifs, c’est la dimension collective même des enjeux du travail qui devait entrer dans une phase d’érosion marquée. La disqualification du mouvement ouvrier historique qui, en Grande-Bretagne, se joue en bonne partie au cours de cette année de grève, passe donc par une logique de décollectivisation qui, dès lors, verra le recul du nombre annuel de grèves et l’accroissement rapide du nombre annuel des situations individuelles traitées devant les tribunaux prud’homaux. Il parait au moins plausible de supposer que la reconfiguration de l’imaginaire historique du travail liée à l’épisode de 1984, de ses lieux et de ses collectifs, ne pouvait être tout à fait étrangère – par vérification ou par anticipation – à certains « adieux au prolétariat », à la possibilité d’une « condition postmoderne » ou un peu plus tard, au thème de la « fin du travail » qui allait connaître une certaine vogueix.

Dans le même temps, l’affrontement est aussi un épisode d’affirmation des tendances nettement centralisatrices qui caractérisent le pouvoir conservateur des années 1980 ; en dépit des expressions d’hostilité à l’État et des postures de type libertariennes, le thatchérisme fut aussi le nom d’une forme nouvelle de l’État « fort » et centraliste qui, en l’occurrence, se manifeste dans le renforcement stratégique des coordinations policières à échelle nationale.

De manière prévisible, un autre basculement majeur signalé et accéléré par la grève de 1984 fut celui du Parti travailliste. Sa direction, comme celle du Trade Union Congress (TUC), resta à distance du conflit. Neil Kinnock, alors leader de l’opposition travailliste au parlement, ne put se résoudre à apparaître dans les meetings de soutien à la grève et alla jusqu’à s’afficher en compagnie des diffamateurs parmi les plus résolus de la direction du NUMx. Cette « absence » traça le partage entre loyautés ouvrières et syndicales de la gauche travailliste (Tony Benn, Ken Livingstone, Denis Skinner ou Jeremy Corbyn, par exemple) et le travaillisme du « nouveau réalisme » dont la troisième voie blairiste, ou « néotravailliste », encore à venir, devait représenter un prolongement dans une forme de « radicalisation centriste », post ouvrière, pro-marché et antisyndicale (malgré des liens persistants parce que vitaux à divers titres).

La profondeur de la rupture a été prise en charge et donnée à voir dans des romans, des pièces de théâtre et des films documentaires, ce à quoi s’ajoute une importante littérature historiquexi. Divers films de fiction, aux mérites contrastés, ont également rencontré un certain succès en France : Billy Elliot (2000), Les Virtuoses (1997), et plus récemment, Pride (2014). Les uns et les autres évoquent la diversité des traumatismes personnels et collectifs, l’éclatement des communautés ouvrières et la paupérisation parfois massivexii, mais aussi les bouleversements des conservatismes masculinistes ouvriers et les changements de regards sur l’homosexualité, la transformation de la place des femmes du fait de leur participation dans – et de leur politisation par – le conflit (et par plusieurs années d’épreuves et d’expériences de l’auto-organisation, si l’on prend l’ensemble de la séquence 1984-1992).

Dans le prolongement de ces productions, le trentième anniversaire de la grève fut l’occasion de remémorations et d’excavations importantes permettant d’aller au-delà du seul travail de scansion commémorative. On voit principalement trois raisons à cela. La première tient à la campagne lancée par l’Orgreave Truth and Justice Campaign (OTJC) après la diffusion sur la BBC, en 2012, d’un documentairexiii révélant l’ampleur des fausses dépositions des officiers de la police du Yorkshire du Sud suite aux graves évènements de juin 1984 sur le piquet de grève de Orgreave, près de Sheffield, et suite à la catastrophe du stade de Hillsborough (Sheffield) au cours de laquelle, en 1989, 96 supporters avaient péri et plus de 760 autres avaient été blessés. La campagne de l’OTJC a entrepris une longue démarche visant à la mise en œuvre d’une enquête publique afin de faire reconnaître et pour que soient sanctionnés les agissements de la police pendant et après l’assaut mené contre les grévistes à Orgreave. L’organisme destinataire de cette démarche, l’Independent Police Complaints Commission (IPCC), a finalement renoncé au projet d’enquête en juin 2015xiv. L’OTJC a cependant décidé de poursuivre sa campagne qui rencontre un écho national significatif.

Deuxièmement, au premier janvier 2014 a pris fin la période de trente ans pendant laquelle les documents du cabinet du Premier Ministre ont dû rester secrets. La déclassification d’une vaste archive (immédiatement disponible en ligne) relative à la grève des mineurs confirme et approfondit les connaissances sur le conflit et permet, dans une certaine mesure, de passer au-delà du registre polémique.

Enfin, de manière plus globale, il y a la conjoncture dans laquelle se relit et s’interprète la signification historique de 1984. L’année 2008 a vu le début d’une crise financière dont les facteurs ont largement à voir avec la déréglementation du crédit inaugurée dans la deuxième moitié des années 1980 en Grande-Bretagne. Le « big bang » de l’année 1986 intervint comme alternative financiariste au modèle historique d’une économie centrée sur ses industries lourdes, manufacturières et d’extraction. Sur le terrain des politiques nationales conservatrices ou travaillistes, les trente années écoulées depuis la grève ont vu le maintien, certes avec des distinctions notables, de présupposés communs quant aux vertus de la concurrence et à l’exemplarité et l’efficacité du secteur privé dans les stratégies de modernisation et le ciblage de la dépense publique. Mais en dépit d’inflexions parfois profondes de la société britannique, l’émergence, non pas d’une situation nouvelle (qui, elle, ne fait aucun doute) mais bien d’un « modèle » économique et social que l’on pourrait décrire comme « nouveau », paraît pour le moins incertaine. Aussi voit-on les principaux partis garants de la norme politique et institutionnelle (préservée par un système électoral très favorable au bipartisme) manifester des formes d’usure notables. C’est le cas lorsqu’apparaissent des forces nouvelles telles que l’UKIP sur la droite du Parti conservateur, lorsque conservateurs et travaillistes sont quasi intégralement effacés de la représentation parlementaire en Écosse, ou quand accède à la tête du Parti travailliste – avec l’élection surprise en septembre 2015 de Jeremy Corbyn – une gauche anti-austérité et pro-syndicale que l’on croyait jusqu’alors condamnée à vivoter dans les marges du parti jusqu’à extinction totale et définitive. Voir dans de telles tendances l’expression indifférenciée d’une simple « protestation » contre une norme politique présumée invariante, ne peut être que le fait d’une paresse analytique extrême. Trente ans après la grève des mineurs britanniques, la conjoncture politique, sociale et économique invite bruyamment à poser la question de savoir ce qu’il reste aujourd’hui des imaginaires et des réalités des processus dits de « modernisation » qui auront servi, bon an mal an, de justification ou de discours de compensation pour le traumatisme désindustriel britannique des années 1980. Qu’en reste-t-il donc, et avec eux, que reste-t-il des forces qui les ont portés ?

Les enjeux rapidement évoqués ici font en grande partie l’objet du présent livre : aspects du conflit lui-même (dans certaines régions – Kent, Pays de Galles -, dans les médias, au regard de certaines réponses artistiques-militantes, dans son caractère de stratégique étatique) ; certaines formes de son oubli et de sa spectralité (notamment chez les enfants en difficultés scolaires dans les anciens bassins) et dans ses remémorations militantes (avec la remise en scène de l’épisode d’Orgreave) ; significations pour le syndicalisme britannique et impacts de long termes sur le marché du travail des anciennes régions minières. Il s’agit, bien sûr, de donner une idée de l’amplitude et de l’hétérogénéité des implications de l’évènement et de ses rémanences. Nombres de questions restent à détailler ou à aborder, que ce soit, par exemple, le rôle des groupes des « femmes contre les fermetures de sites » (Women Against Pit Closures) en 1984-1985 et plus encore peut-être dans les grandes mobilisations de l’année 1992 ; les solidarités internationales et le rôle majeur de la CGT dans ce cadrexv, ou encore la mémoire entretenue des solidarités de la région Pas-de-Calais où deux cents enfants de mineurs britanniques furent accueillis dans des familles durant l’été 1984 et où divers évènements culturels furent organisés pour le trentième anniversaire de la fin de la grèvexvi. Un autre aspect de la grève et de son récit mériterait une attention particulière : les mineurs non-grévistes, du bassin du Nottinghamshire notamment. Ceux d’entre eux qui rejoignirent l’UDM (syndicat des mineurs démocrates), créé de toutes pièces pour faire contrepoids au NUM, paraissent durablement condamnés au mauvais rôle de cette histoire. Et pour aggraver les choses, le dirigeant du UDM, Neil Greatrex, a été condamné à quatre ans de prison fin avril 2012 pour le détournement de près de 150 000 livres sterling d’une organisation caritative dont les fonds étaient destinés aux retraités des mines. Quelle histoire et quelles mémoires de ces « scabs » (« jaunes ») dont les sites ont également été fermés ? La compréhension historique fine de l’évènement doit aussi viser à les inclure dans un tableau qui ne peut pas indéfiniment se limiter aux seuls tenants de la victoire morale dans la défaite, aussi grande que l’on juge cette victoire et aussi catastrophique qu’ait été la défaite.xvii Dans tous les cas, l’intention du présent ouvrage est donc aussi d’inviter à étendre le regard et diversifier l’analyse sur cette expérience cruciale dont la connaissance demeure impérative pour qui tente de comprendre notre période étrange que personne jusqu’ici, semble-t-il, n’est encore seulement parvenu à nommer de manière satisfaisante.

Thierry Labica
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Mathilde Bertrand, Cornelius Crowley, Thierry Labica (coord.) : Ici notre défaite a commencé.

La grève des mineurs britanniques (1984-1985)

Editions Syllepse
http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_22_iprod_680-ici-notre-defaite-a-commence.html

Paris 2016, 216 pages

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