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Une résolution pour Alexandre Taillefer en 2017

Par Catherine Caron le 16 janvier 2017

Alexandre Taillefer est l’homme d’affaires chouchou de bien des Québécois et des Québécoises actuellement. J’aimerais bien pouvoir me contenter de me réjouir de son appui précieux à la revendication d’un salaire minimum à 15 $/h, par exemple. Mais quand je lis ses chroniques dans Voir, comme celle du numéro de janvier 2017, intitulée « L’entrepreneuriat social à la rescousse », je ne peux m’empêcher de grincer des dents (j’en ai déjà parlé dans ce billet de blogue). Ce n’est pas que je m’attende à ce qu’un homme d’affaires comme lui soit une Manon Massé, mais comme il se dit progressiste, j’ai quelques attentes et souvent l’envie, justement, de lui organiser une rencontre avec quelqu’un comme la députée de Québec solidaire. Question de jaser de quelques petites affaires…

Car toujours en ayant l’air d’exprimer le « gros bon sens », le voilà qui affirme vertueusement, dans sa nouvelle chronique, que l’État doit bien sûr continuer d’assumer ses fonctions de base en santé, en éducation, en culture, etc., fonctions qui doivent être protégées des appétits du secteur privé. Mais, aussitôt, il reprend la cassette à l’effet que nous serions une population qui compte toujours sur l’État et que c’est déplorable, nous invitant à nous responsabiliser comme le font de vaillants entrepreneurs sociaux, comme le Dr Julien et sa fondation, qui méritent le soutien de fonds publics tant ils excellent et innovent comme personne auparavant.

Pour qui lit entre les lignes, c’est laisser entendre que nous connaîtrions au Québec un régime étatique paralysant de type quasi soviétique, étouffant l’initiative citoyenne et sociale – je caricature à peine –, comme s’il n’y avait jamais eu ici d’action communautaire autonome. D’aucuns y verront une simple maladresse, d’autres de l’ignorance, voire de l’arrogance envers les nombreuses personnes d’ici qui ont construit d’importants projets sociaux bien avant qu’un bonze comme lui ne vienne leur parler d’entrepreneurs qui, eux, « réussissent à connecter avec leur communauté et à attirer des partenaires ».

Ces femmes et ces hommes ont créé des services communautaires novateurs et contrôlés par les citoyennes et les citoyens. Ils ont fait naître, entre autres, les cliniques médicales populaires à l’origine des CLSC, des services juridiques communautaires, des associations de locataires, des centres d’éducation populaire de quartier, des maisons d’hébergement, des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, des garderies qui ont conduit à la création des CPE, etc. Ils et elles ont revendiqué une reconnaissance par l’État qui passe par l’accès à un financement public, dans le respect de leur autonomie (c’est le sens même de l’expression : action communautaire autonome). Eh non ! Il n’y a pas que le Dr Julien qui veut se réaliser au sein de la collectivité et pour celle-ci sans se faire absorber par la « machine » étatique…

En novembre dernier, plus de 1300 organismes communautaires participant à la campagne Engagez-vous pour le communautaire ont fait du bruit (actions, journées de grève, interruptions de services) pour réclamer une hausse de 475 millions $ de leur financement de base et l’indexation annuelle de leurs subventions, cela dans le respect de leur autonomie. Ils exigent aussi un réinvestissement dans les services publics et les programmes sociaux.

D’aucuns comme la présidente du Réseau québécois de l’action communautaire autonome se sont interrogés publiquement dans le passé au sujet d’un État qui octroie des millions à la Fondation du Dr Julien – aussi louable et importante soit son action – plutôt que de mettre fin au sous-financement et aux compressions qui empêchent de plus en plus d’assurer des services publics et communautaires de qualité, gérés démocratiquement. Le financement pour y arriver ne manque pas, pour peu que le gouvernement veuille le trouver, la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics l’a d’ailleurs à nouveau rappelé lors d’une conférence-débat organisée le 29 novembre dernier à Montréal.

D’autres comme Camil Bouchard ont superbement remis à sa place le bon Dr Julien lorsque celui-ci a comparé les CPE à de coûteux « éléphants blancs » pour mieux les discréditer. « Quand tu veux gaver ton chien, tu dis que les autres ont la rage », lui avait répliqué Bouchard. C’est un peu ce que font aussi les propos suaves et moralisateurs d’Alexandre Taillefer, qui propage souvent une vision caricaturale et faussée de la réalité étatique et sociale du Québec, au profit de la seule mise en valeur d’un modèle entrepreneurial. Or, ce modèle est questionnable s’il se développe non pas en complémentarité, mais à la place de ce que l’État et divers groupes sociaux ont mis sur pied pour répondre aux besoins et aspirations de la population – et qu’on laisse péricliter, néolibéralisme et austérité obligent.

Et la culture ?

Ce constat vaut dans le domaine social comme dans le domaine culturel où l’homme d’affaire est aussi actif et a parfois tendance à exagérer pour servir sa cause, affirmant par exemple que « l’État ici finance les arts à environ 85 %. Il faut développer davantage de revenus autonomes, et s’approprier une part du panier culturel » (Le Devoir, 16 septembre 2016). Or, un rapport présenté par ArtExpert en janvier 2016, intitulé Portrait du soutien gouvernemental des arts et des lettres au Québec, indique que ce sont plutôt moins de la moitié (46 %) des revenus des organismes subventionnés au fonctionnement par le Conseil des arts et des lettres du Québec qui provenaient d’un financement public en 2013-2014 (p. 12). Pour avoir moi-même travaillé 15 ans dans le monde de la danse contemporaine à Montréal, je sais que les niveaux de revenus autonomes des grandes compagnies de création qui ont grandement contribué à mettre le Québec sur la carte – les Carbone 14, Ex Machina/Robert Lepage, Les Deux Mondes, O Vertigo, La La La Human Steps, la Compagnie Marie Chouinard, etc. – ont été et sont souvent bien plus élevés que ne l’imagine M. Taillefer, bien que des financements publics leur soient indispensables.

Parlait-il alors plutôt des grands événements et festivals québécois ? Espérons que non, car dans ce domaine « 84 % des revenus des membres du REMI (Regroupement des événements majeurs internationaux) sont de sources privées et autonomes ; seulement 16 % proviennent de subventions gouvernementales », nous apprend cette étude réalisée par KPMG (p. 3).

Bref, évidemment bien d’autres hommes et femmes d’affaires méritent qu’on scrute ainsi leurs propos, mais il m’est difficile de ne pas exiger davantage de qui se veut progressiste. Ainsi, en 2017, j’inviterais Alexandre Taillefer à découvrir davantage l’histoire communautaire et sociale du Québec et les nombreuses initiatives citoyennes, sociales et culturelles audacieuses d’une société qui n’évolue pas qu’entre deux pôles : la néfaste « perfusion étatique » et le louable entrepreneuriat.

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