Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le Monde

Au nom de la « menace communautariste »

A force de ressasser ce mot censé faire peur, les professionnel.le.s du discours public semblent s’être mis à croire au « communautarisme ». Qui, de droite à la gauche, de la Libre pensée[1] au blogues de la « France blanche et chrétienne », et dans tous les titres de presse – formidable consensus s’il en est – dénoncent la menace « [d]es communautarismes contre la République » ou la Nation. Tout fantasmatique que soit ce terme, il a néanmoins des effets sociaux et politiques majeurs : il nous mène à la guerre.

L’auteur est sociologue, enseignant-chercheur à l’Université Paris Diderot.

Tiré du blogue de Christine Delphy.

Communautarisme : un prisme nationaliste…

Dans le champ intellectuel, même les promoteurs de la thèse d’une « menace communautariste » admettent que « le terme « communautarisme » (…) ne renvoie à aucune institution ni aucun fait social précis ; il n’existe donc que comme représentation plus ou moins fantasmée de différentes réalités[2] ». Le mot désigne d’autant moins une réalité sociologiquement attestable que, appliqué à l’islam ou à l’immigration comme c’est le plus souvent le cas, nous n’avons guère affaire à des « communautés ». Et surtout pas des groupes substantiels puisant dans une culture primordiale. Si l’on observe le recours à des identités ethniques ou religieuses, c’est d’abord et principalement le fruit d’une expérience partagée de racisme et de discrimination, qui tend à créer des solidarités de destin et affaiblir l’identification au groupe social qui vous rejette, comme le montre encore une récente enquête[3]. Au lendemain des attentats de janvier 2015, Olivier Roy rappelait qu’« il n’y a pas de « communauté musulmane » en France » (Le Monde, 10/01/15), et soulignait fort justement que si ce constat est inaudible dans le contexte français, c’est justement « parce qu’on impute à la population musulmane une communautarisation qu’on lui reproche ensuite de ne pas exhiber » pour condamner collectivement les attentats. Le discours du communautarisme s’invente donc des communautés pour mieux les stigmatiser.

En effet, le mot sert unilatéralement à stigmatiser ethniquement (ou sexuellement, lorsqu’il est appliqué aux mouvements LGBT, aux demandes de parité femmes-hommes…) et à disqualifier politiquement des gens et leurs voix. Il veut faire croire que la prise de parole, les pratiques et d’éventuelles revendications des groupes minorisés ne sont pas de nature politique, mais seraient d’essence archaïque, et donc nécessairement « infra-politique ou anté-politique[4] ». Ce terme fait peser sur ces voix un soupçon essentialisant, celui de (com)porter par nature une menace sur « l’universalisme républicain »… lors même que les personnes et les groupes concerné.e.s exigent que le principe d’égalité ou de liberté régisse enfin l’espace public et l’action de l’État, et donc que cessent racisme, discrimination, stigmatisation et minorisation. Loin d’aider à qualifier et comprendre ces phénomènes liés aux rapports sociaux (de domination), le discours du communautarisme voile la réalité, et lui substitue une projection fantasmatique. Il ne parle pas des faits concrets et de la vie vécue, mais de grandes figures rhétoriques idéalisées voire mythifiées – d’où le fait que sa marque est le singulier-majuscule (« La République », « La Laïcité », etc.), l’unité et la supériorité se voulant la marque du pouvoir. Ce discours cherche au fond à imposer un prisme nationaliste, dans le sens où il veut rendre indiscutable l’idée que l’identité nationale primerait naturellement sur toute autre, et que l’allégeance à la nation aurait en soi plus de valeur que le sentiment d’appartenance à d’autres groupes.
 

… qui va colonisant l’espace du discours politique et médiatique

Ce prisme nationaliste gagne l’ensemble de l‘espace du discours politique et médiatique, depuis 2001[5]. Le défaut de réalisme et le flou de ce terme ne lui donnent que plus de potentiel de dramatisation, alors que la concurrence pour la visibilité médiatique encourage la surenchère des formules : la France connaîtrait une « montée en flèche des communautarismes » (M. Valls, Libération, 2/11/16), « la vertigineuse montée du communautarisme » (M. Tandonnet, FigaroVox, 25/11/16), un « déferlement du communautarisme » (ResPublica, 2/07/13). Toute la dramaturgie nationaliste de ce mot s’exprime dans ce titre de L’Express : « La France sombre, rongée par le communautarisme et le racisme ordinaire » (12/06/13). La question serait seulement de savoir à quel stade de décrépitude ou à quelle distance de l’effondrement total nous en serions. Pour certains chantres de ce discours décliniste, plus zélés que d’autres, il ne fait pas de doute que « le communautarisme amorce le saccage de la paix civile et de la citoyenneté républicaine. Nous ne sommes pas loin de cette ruine, nous y sommes peut-être déjà. Ce n’est pas en effet jouer les Cassandre que de prétendre qu’il n’y a qu’une différence très mince entre Sarajevo, ville où des communautés se sont entretuées, et nos villes françaises. Cette différence porte le nom de république.[6] »

Les journalistes eux-mêmes ne sont pas en reste. La question est placée au coeur de la campagne présidentielle qui se prépare : « il faudra aux nouveaux élus une volonté et une légitimité hors-norme pour se défaire de ces ferments de désintégration désormais bien ancrés au coeur de nos sociétés que sont le multiculturalisme ou le communautarisme » croit savoir Jean-Francis Pécresse (Les Echos, 9/11/16) ; ce serait selon lui ni plus ni moins « l’avenir de l’Occident qui s’écrit ». Les prétendants à l’Elysée sont évalués à l’aune de leur supposée « tolérance au communautarisme » (J. Julliard, Le Monde, 23/11/16), comme Alain Juppé qui se voit reprocher sa trop peu nationaliste « identité heureuse ». Emmanuel Macron est sommé par Marianne (01/10/16) de s’expliquer sur sa conception de la laïcité, censée répondre à « cette somme d’angoisses identitaires, liées à la montée du communautarisme et de l’islamisme, qui préoccupent les Français ». Et Bruno Retailleau, supporter de François Fillon, se voit interroger par les journalistes de Libération (30/10/16) : « – Faites-vous, vous aussi, de la lutte contre le communautarisme une priorité ? – Bien sûr. Quand l’institut Montaigne nous apprend que 28% des musulmans placent la charia au-dessus des lois de la République, il y a un problème ». Il y a en effet un problème : les présupposés de la question appellent la réponse fantasmatique.

Une théorie du complot : le rôle des services de renseignement

Ce discours est organisé par une forme de théorie du complot : le flou des phénomènes désignés sous le mot « communautarisme » serait le signe que quelque chose de discrètement organisé trame sous la surface visible de la réalité, mû par la finalité d’un renversement de l’ordre social. Cet imaginaire complotiste a servi à justifier en 2004 la loi contre le voile à l’école, comme en témoignait les propos à l’Assemblée nationale du député Jean-Claude Guibal : « La stratégie des communautaristes […] relève d’un dispositif cohérent en plusieurs temps. […] L’issue de ce processus : une organisation communautariste dans laquelle les questions de démocratie, de revendications sociales et de citoyenneté n’ont plus droit de cité[7] ».

Cette grille de lecture dérive de celle qui ordonne le discours des services de renseignements sur les « violences urbaines », depuis les années 1990, et qui veut voir dans les atteintes à l’État (dont la police) le point culminant du problème. L’idée a été théorisée par Lucienne Bui-Trong, et reprise dans un livre au titre qui témoigne de ce passage : Les racines de la violence. De l’émeute au communautarisme (éd.Louis Audibert, 2003 ). Selon cette lecture, le sens de la « violence » résiderait dans l’atteinte in fine à l’ordre étatico-national, et sa source prendrait racine dans l’origine de ceux qui se révoltent. Les marques de l’altérité seraient donc l’indice probant d’une menace voilée. En 2004, un rapport de la section « dérives urbaines » des renseignements généraux explicite ainsi les huit critères censés qualifier le « phénomène de repli communautaire » dans les banlieues : « un nombre important de familles d’origine immigrée, pratiquant parfois la polygamie ; un tissu associatif communautaire ; la présence de commerces ethniques ; la multiplication des lieux de culte musulman ; le port d’habits orientaux et religieux ; les graffitis antisémites et anti-occidentaux ; l’existence, au sein des écoles, de classes regroupant des primo-arrivants, ne parlant pas français ; la difficulté à maintenir une présence de Français d’origine » (Le Monde, 6/07/04). Cette construction racisante visant l’islam et les banlieues se poursuit donc depuis une vingtaine d’années au moins, et en 2015 encore, le service central du renseignement territorial diffuse un rapport présentant le sport amateur comme un « vecteur de communautarisme et de radicalité » (rtl.fr, 15/10/15), faisant découler une « radicalisation » d’un supposé « communautarisme ».

Le discours policier retourne ainsi le sens des signes ethniques, comme s’ils indiquaient « les racines » du problème : l’affirmation éventuelle d’identités ethniques n’y est pas comprise comme une identification secondaire, résultat par force d’une expérience incessante du soupçon et de la discrimination ; la concentration de populations vues comme immigrées dans certains quartiers n’est pas pensée comme le produit de politiques ségrégatives ; tout cela est au contraire pris comme le signe de « survivances culturelles aboutissant à une certaine endogamie » (Le Monde, 6/07/04). Fruit du regard policier sur une situation mal comprise et mal évaluée, cette altérisation se redouble du soupçon, puisque l’altérité supposée résistante à « l’intégration républicaine » est vue comme menace potentielle contre l’État-Nation. Cette lecture assimilationniste et nationaliste, qui renverse le sens de la réalité, résume la trame du discours du « communautarisme ». La conséquence de cette lecture complotiste est d’en appeler à un armement face à des pratiques supposées d’autant plus organisées qu’elles sont insaisissables.

De l’état d’urgence à la doctrine de guerre intérieure-extérieure

Ce discours d’appel à l’armement a justifié de nombreux passages à l’acte. C’est par exemple au nom de la « lutte contre le communautarisme » que sont organisées des discriminations légales dans les politiques éducatives (école, petite enfance, etc.), au prétexte de protéger une « laïcité » significativement qualifiée par certain.e.s de « glaive » ou de « bouclier ». Mais au-delà d’une rhétorique martiale, ce mot a servi à installer progressivement une militarisation de l’activité de police. En effet, en 2005, suite aux révoltes dans les banlieues qui répondaient à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, l’état d’urgence a été décrété sous prétexte de ne pas « renoncer à l’exigence de cohésion nationale au profit du communautarisme[8] ». Il est aujourd’hui devenu quasi permanent, et Manuel Valls a explicité en 2015 à la fois cette filiation autoritaire et la logique de complot qui la sous-tend : « Il y a ces tentatives – montée des communautarismes, des fondamentalismes – qui essaient de substituer un autre ordre à celui de la République. (…) il y a dix ans précisément, en 2005, la France connaissait des émeutes très graves. (…) Il a fallu prendre des mesures d’exception, l’état d’urgence, en Conseil des ministres, avant de parvenir à rétablir l’ordre républicain. C’était, là aussi, une contestation de l’autorité de l’État[9] ». « Là aussi » : par cette formule lapidaire, le Premier ministre valide l’idée d’une simple continuité entre « émeutes » et « terrorisme ». Le point de passage implicite entre les deux, c’est – chacun.e l’aura compris – l’imaginaire des « banlieues de l’islam » (selon le titre, significatif, de Gilles Kepel, Seuil, 1987) ; soit l’amalgame entre la vision des banlieues et celle de l’islam, à travers le filtre fantasmatique des services de renseignement.

Le discours du communautarisme a installé, d’abord métaphoriquement puis de plus en plus littéralement, un état de guerre. Le glissement vers le discours du « terrorisme » a justifié d’une part une guerre extérieure, dans un Moyen-Orient couramment assimilé au « communautarisme ». Mais à cette guerre extérieure correspond une logique de la guerre intérieure, vers laquelle tend un discours du communautarisme qui prétend débusquer des « ennemis intérieurs » à travers les marques de l’altérité. Les références discursives se font de plus en plus crues, avec l’agitation, notamment par la droite, du fantasme d’une « guerre civile » : « Si on laisse dériver le communautarisme, oui il y a un risque fort de guerre civile en France » (J. Myard, Le Figaro, 28/12/15) ; « laxisme et communautarisme mènent à la guerre civile » (F. Fillipot, iTélé, 28/12/15). A cette aune, l’état d’urgence lui-même ne suffirait plus : « Nous avons un Etat qui ne nous protège plus suffisamment, un terrorisme nourri par le djihadisme et un communautarisme qui continue de grignoter jour après jours du terrain. (…) L’état d’urgence peut être efficace, mais pour ce faire il doit cesser d’être une coquille vide. Aujourd’hui, il est comme un fusil sans munitions. Le vrai enjeu est de savoir quand on va enfin se décider à armer le fusil » (L. Wauquiez, Le Parisien, 20/07/16). Avec la diffusion manifeste de la grille complotiste des services de renseignement, il n’y a qu’un pas, du discours électoraliste sur « l’armement du fusil » à la doctrine militaire. Et justement, le général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées, vient d’énoncer ce qu’il préconise en termes de politique militaire : « La défense de la France hors de ses frontières et sa sécurité intérieure ne font plus qu’un, et cela concerne tout autant le forces armées que la police, la gendarmerie ou les magistrats », et citant Georges Clémenceau : « Ma formule est la même partout. Politique intérieure ? Je fais la guerre. Politique étrangère ? Je fais la guerre » (Le Canard enchaîné, 7/12/16). Le discours du communautarisme aura donc à la fois annoncé, préparé et accompagné une mutation militaire et guerrière de la politique, menée au nom de la protection de la nation.

Publié dans Médiapart.

Notes

[1] Par exemple : Fédération départementale de la Libre pensée des Bouches-du-Rhône, http://www.lp-13.org/spip.php?article322

[2] Bouvet L., Le communautarisme. Mythes et réalités, Paris, Lignes de repères, 2007, p.11.

[3] Beauchemin C., Hamel C., Simon P. (dir.), Trajectoires et origines Enquête sur la diversité des populations en France, Paris, INED, 2016.

[4] Taguieff P.-A., La république enlisée. Pluralisme, « communautarisme » et citoyenneté, Paris, Éditions des Syrtes, 2004.

[5] Le terme est entré en 2005 dans le Petit Robert. Pour comprendre l’émergence de ce discours, ses significations et ses effets politiques, voir mon ouvrage : Communautarisme. Enquête sur une chimère du nationalisme français (Démopolis, 2016).

[6] Grossmann R., Miclo F., La République minoritaire. Contre le communautarisme, éd. Michalon, 2002, p.22

[7] Guibal J.-C., Discussion du projet de loi relatif à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics, Assemblée nationale, n°s 1378, 1381).

[8] Dominique De Villepin, « État d’urgence : déclaration du Premier ministre à l’Assemblée nationale », 8/11/05.

[9] Manuel Valls, « Discours du Premier ministre sur l’autorité à Grenoble, suite aux émeutes de Moirans », 6 novembre 2015.

Fabrice Dhume

Sociologue, enseignant-chercheur à l’Université Paris Diderot.

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