Édition du 16 avril 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

Lezbehonest (Parlons franchement) à propos de l’effacement des femmes lesbiennes par la politique queer

Ce texte est le deuxième d’une série d’essais sur le sexe, le genre et la sexualité. Le premier, intitulé « Le sexe, le genre et le nouvel essentialisme », est disponible ici1. J’ai écrit au sujet de l’effacement des lesbiennes parce que je refuse d’être rendue invisible.

tire de : entre les lignes et les mots 2017 12 18 mars

Ce texte est dédié à SJ, qui me rend fière d’être lesbienne. Ta bonté illumine mon monde.

En élevant la voix en dissidence, je cherche à offrir à la fois un certain degré de reconnaissance à d’autres femmes lesbiennes et une résistance active à tout cadre d’analyse politique, hétéro ou queer, affirmant que les lesbiennes sont une espèce en voie d’extinction. Si les femmes qui aiment les autres femmes et qui leur accordent la priorité constituent une menace pour votre politique, je peux vous garantir que vous faites partie du problème et non de la solution.

« Lesbienne » est à nouveau une catégorie contestée. La définition la plus littérale de la lesbienne – une femme homosexuelle – est sujette à une nouvelle controverse. Cette lesbophobie ne provient pas des conservateurs sociaux, mais se manifeste au sein de la communauté LGBT+, où les femmes lesbiennes sont de plus en plus diabolisées comme intolérantes ou rejetées comme une blague éculée en raison de notre sexualité.

Dans le contexte postmoderne de la politique queer, les femmes dont l’attraction s’adresse strictement au même sexe sont présentées comme un archaïsme. Sans surprise, les désirs des hommes gais ne sont pas policés avec une fraction de la même rigueur : dans un contexte queer, les hommes sont encouragés à prioriser leur propre plaisir, alors que les femmes continuent à subir l’attente que nous accommodions les autres. Loin de subvertir les attentes patriarcales, la politique queer répète ces normes en perpétuant les rôles normatifs du genre. Ce n’est pas une coïncidence que les femmes lesbiennes essuient la plus grande part de l’hostilité queer.

En même temps que la généralisation du fascisme et la normalisation de la suprématie blanche, ces dernières années ont donné voie à une avalanche de sentiments anti-lesbiens. Des interventions médiatiques hypothétiquement adressées aux lesbiennes et écrites par elles nous informent que nous sommes une espèce en voie d’extinction. Des ressources féministes se demandent si nous avons même besoin du mot lesbiennes, des textes d’opinion affirment que la culture lesbienne est éteinte, d’autres lancent à la légère que le mot lesbienne « ressemble à une maladie rare », et certains commentaires vont jusqu’à soutenir que la sexualité lesbienne est une relique du passé dans notre meilleur des mondes sexuellement fluide : tous ces écrits positionnent délibérément la sexualité lesbienne comme démodée. Ils encouragent activement le rejet de l’identité lesbienne en confirmant l’impression que la lectrice se verra comme quelqu’un de moderne et de progressiste si elle est prête à rejeter cette identification. Tout comme le patriarcat récompense la « fille cool » pour s’écarter des idéaux féministes, la politique queer récompense la lesbienne qui s’associe à n’importe quelle autre étiquette.

Décourager les lesbiennes de s’identifier comme telles, de revendiquer la culture et la politique d’opposition qui sont notre héritage, est une stratégie efficace. Heather Hogan, rédactrice en chef de la publication prétendument lesbienne Autostraddle, a récemment pris d’assaut le réseau Twitter et comparé toute résistance anti-lesbophobie à une politique néonazie. Hogan se décrit elle-même comme lesbienne, mais qualifie les perspectives féministes lesbiennes d’intrinsèquement intolérantes.

Des internautes activistes queer ont mené, en Grande-Bretagne, une campagne d’intimidation de la Working Class Movement Library, sous prétexte que celle-ci avait invité la féministe lesbienne Julie Bindel à prendre la parole durant le mois d’Histoire du mouvement LGBT. Ils et elles ont inondé la page Facebook de cet événement de messages agressifs et harcelants qui ont été jusqu’à des menaces de mort. Le fait que l’analyse féministe de Bindel considère le genre comme un rapport hiérarchique est suffisant pour qu’on la qualifie de « dangereuse ». La nouvelle Bibliothèque des Femmes de Vancouver a également été l’objet d’une campagne d’intimidation menée par des militant-e-s queer, qui ont exigé que les responsables suppriment certains textes féministes de leurs étagères au motif que ceux-ci « préconisent le préjudice » : la majorité des livres jugés répréhensibles sont l’œuvre de féministes lesbiennes telles qu’Adrienne Rich, Ti-Grace Atkinson et Sheila Jeffreys. Il n’est pas nécessaire d’être d’accord avec tous les arguments avancés par les théoriciennes féministes lesbiennes pour constater que l’effacement délibéré des perspectives féministes lesbiennes est un acte de lâcheté intellectuelle enracinée dans de la misogynie.

La sexualité, la culture et le féminisme des lesbiennes sont tous l’objet d’une opposition nourrie issue de la politique queer. Le projet de rendre les lesbiennes invisibles – une tactique classique du patriarcat – est justifié par les queer au nom du principe que la sexualité et la praxis des lesbiennes ont un caractère exclusif, et que cette exclusion équivaut à de l’intolérance (en particulier envers les hommes et les femmes transgenres).

Le lesbianisme a-t-il un caractère exclusif ?

Oui. Toute sexualité a, par définition, un caractère exclusif, étant façonnée par un ensemble particulier de caractéristiques qui définissent les paramètres de la capacité d’une personne à éprouver une attraction physique et mentale. Cela n’a en soi rien d’intrinsèquement intolérant. L’attraction est physique, ancrée dans une réalité matérielle. Le désir se manifeste ou non. Mais la sexualité des lesbiennes est et a toujours été sujette à des attaques, du fait que les femmes vivant une existence lesbienne ne consacrent pas aux hommes de travail affectif, sexuel ou reproductif, toutes choses exigées par les normes patriarcales.

Une lesbienne est une femme qui est attirée et intéressée par d’autres femmes, à l’exclusion des hommes. Que les frontières sexuelles des lesbiennes fassent l’objet d’une régulation aussi vigoureuse résulte d’une misogynie concentrée, que vient aggraver l’homophobie. Des femmes désirant d’autres femmes, à l’exclusion des hommes ; des femmes consacrant notre temps et notre énergie à d’autres femmes, à l’exclusion des hommes ; des femmes construisant notre vie autour d’autres femmes, à l’exclusion des hommes ; c’est de ces façons que l’amour lesbien représente un défi fondamental pour le statu quo. Notre existence même contredit l’essentialisme traditionnellement utilisé pour justifier la hiérarchie du genre – « il est naturel » que devenir subordonnée à un homme soit tout simplement le lot de la femme dans la vie. La vie lesbienne est intrinsèquement oppositionnelle. Elle crée de l’espace pour des possibilités radicales, auxquelles résistent aussi bien les éléments conservateurs que libéraux.

Ces jours-ci, la sexualité des lesbiennes est contestée par le discours queer parce qu’elle est une reconnaissance directe et positive de la condition biologique de femme. Arielle Scarcella, qui gère un blog vidéo renommé, a été attaquée pour avoir affirmé qu’en tant que femme lesbienne, elle « aimait les seins et les vulves, et non les pénis ». Son attirance pour le corps féminin a été dénoncée comme « transphobe ». Le fait que le désir lesbien provient de l’attirance pour le corps féminin est critiqué comme essentialisme, car il est seulement déclenché par la présence de caractéristiques féminines de sexe primaires et secondaires. Comme le désir des lesbiennes ne s’étend pas aux transfemmes, il est « problématique » dans le cadre d’une lecture queer de la relation entre le sexe, le genre et la sexualité.

Au lieu d’accepter les frontières sexuelles des femmes lesbiennes, l’idéologie queer situe ces frontières comme un problème à surmonter. L’éditorialiste LGBT du webmédia Buzzfeed, Shannon Keating, préconise la déconstruction de la sexualité lesbienne comme éventuelle « solution » :

« … peut-être pourrions-nous simplement continuer à contester la définition traditionnelle du lesbianisme, qui présuppose qu’il n’existe que deux sexes binaires et que les lesbiennes peuvent ou devraient n’être que des femmes cisgenre attirées par les femmes cisgenre. Certaines lesbiennes qui ne sont pas 100% TERF demeurent par trop enthousiastes de se refuser à fréquenter des personnes transgenre en raison de « préférences génitales », ce qui signifie qu’elles ont des idées incroyablement réductrices sur le genre et les corps. »

La sexualité lesbienne ne peut être déconstruite jusqu’à disparaître. En outre, problématiser la sexualité lesbienne est en soi problématique : c’est une forme de lesbophobie. Le lesbianisme a de tout temps été « contesté » par le patriarcat. Tout au long de l’histoire, les hommes ont emprisonné, tué et institutionnalisé les femmes lesbiennes, et soumis les lesbiennes à des viols correctifs – tout cela afin de contraindre les femmes à l’hétérosexualité. La lesbophobie de la vieille école applique la règle du « don’t-ask-don’t-tell », le prix de l’acceptation sociale (c.-à-d. d’un tant soit peu de tolérance) étant notre acceptation d’être présumées hétérosexuelles, straight jusqu’à preuve du contraire. Ce qui n’était pas menaçant.

La lesbophobie « progressiste » est beaucoup plus insidieuse, car elle a lieu dans les espaces LGBT+ dont nous faisons ostensiblement partie. Elle nous demande de rejeter le mot « lesbienne » au profit d’étiquettes douces et câlines, du type Women Loving Women, ou suffisamment vagues, comme le mot « queer », pour éviter de communiquer un ensemble strict de frontières sexuelles. Elle nous demande d’abandonner le caractère spécifique de notre sexualité afin d’acheter la paix avec d’autres personnes.

Le plafond de coton

Le débat sur le « plafond de coton » est généralement rejeté comme une « exagération des TERF », mais en fait, cette expression a d’abord été créée par le trans-activiste Drew DeVeaux. Pour la bloggeuse féministe queer Avory Faucette, la théorie du plafond de coton vise à « contester la tendance des lesbiennes cisgenre à […] refuser de coucher avec des transfemmes ou d’inclure des transfemmes lesbiennes dans leurs communautés sexuelles ». En mars 2012, la section torontoise de l’organisation Planned Parenthood a organisé un atelier devenu notoire à ce sujet, sous le titre Abolir le plafond de coton : renverser les obstacles sexuels que rencontrent les transfemmes queer.

Les frontières sexuelles des femmes lesbiennes sont ici présentées comme un « obstacle » à « renverser ». On légitime l’élaboration de stratégies visant à encourager des femmes à se prêter à des actes sexuels non désirés, et la coercition sexuelle est excusée au nom du langage de l’inclusivité. Ce discours s’appuie sur l’objectivation des femmes lesbiennes, nous positionnant comme les objets d’une conquête sexuelle. La théorie du plafond de coton repose sur une mentalité de droit d’accès sexuel au corps des femmes, nourrie par un climat de misogynie.

La sexualité des lesbiennes n’existe pas pour assurer la validation de qui que ce soit. Les frontières sexuelles d’une femme ne sont jamais négociables. Soutenir de telles thèses dans le discours queer recrée la culture de viol produite par le patriarcat hétéro. Que l’accès sexuel aux corps des femmes lesbiennes soit traité comme un test décisif, une validation de la transféminité, est déshumanisant pour les femmes lesbiennes. Présenter la sexualité lesbienne comme motivée par l’intolérance crée un contexte de coercition, dans lequel les femmes sont pressées de reconsidérer leurs frontières sexuelles par crainte d’être qualifiées de TERF.

Refuser l’accès sexuel à son propre corps n’équivaut pas à une discrimination à l’encontre de la partie rejetée. Ne pas considérer quelqu’un comme éventuel partenaire sexuel n’est pas une forme d’oppression. En tant que catégorie démographique, les femmes lesbiennes ne détiennent pas plus de pouvoir structurel que les transfemmes ; s’approprier le langage de l’oppression pour débattre du « plafond de coton » est, au mieux, hypocrite.

Pour dire les choses carrément, aucune femme n’a jamais l’obligation de baiser avec qui que ce soit.

Conclusion

La sexualité lesbienne est devenue le lieu où explosent des tensions de longue date entourant le sexe et le genre. Cela tient à ce qu’en régime patriarcal, les femmes subissent le lourd fardeau de valider les autres. Les hommes gais ne sont pas qualifiés d’intolérants du fait d’éviter les relations vaginales en raison de leur homosexualité. Aimer les hommes et désirer le corps masculin relève d’une certaine logique dans un contexte culturel construit autour d’une priorité à la masculinité, dans un cadre queer. Inversement, comme le corps féminin est constamment déprécié sous le patriarcat, les femmes qui désirent des femmes sont l’objet de soupçons.

« Si je ne me définissais pas pour moi-même, je serais écrasée et réduite aux fantasmes des autres à mon sujet et je serais dévorée vive. » Audre Lorde

Les lesbiennes ont dû affronter la même vieille combinaison de misogynie et d’homophobie de la part de la Droite, et elles sont maintenant scrutées sans relâche par la gauche queer et libéral : que nous soyons des femmes désintéressées par le pénis est apparemment litigieux d’une extrémité à l’autre du spectre politique. Les conservateurs sociaux nous disent que nous sommes endommagées, anormales. La famille LGBT+ à laquelle nous sommes censées appartenir nous dit que nous sommes désespérément démodées dans nos désirs. Les deux tentent activement de déconstruire l’existence même de la lesbienne. Les deux tentent de rendre les femmes lesbiennes invisibles. Les deux suggèrent que nous n’avons tout simplement pas encore essayé la bonne bite. Ces parallèles entre la politique queer et le patriarcat ne peuvent être passés sous silence.

Sister Outrider (Claire Heuchan),

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