Édition du 16 avril 2024

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Écologie

Bilan du Sommet de Cochabamba

Entrevue avec Martha Harnecker

Dans cette entrevue réalisée pour le magazine bolivien Cambio, Martha Harnecker dresse un bilan de la Conférence mondial des Peuples sur les changements climatiques et les droits de la Mère Terre, qui s’est tenue à Cochabamba du 19 au 22 avril dernier.

Source : www.cambio.bo
Traduction : Françoise Breault et Jacques B. Gélinas.

Martha Harnecker est une militante chilienne de longue date qui a participé au mouvement qui a porté Allende au pouvoir au début des années 1970. Elle suit de près l’évolution des mouvements de gauche en Amérique latine, particulièrement en Bolivie, au Venezuela et en Équateur.

Plus de 35 000 personnes en provenance de 126 pays ont participé à la Conférence, à l’invitation du président de la Bolivie Evo Morales. Des représentants de centaines d’organisations de la société civile, des communautés autochtones, des scientifiques, des syndicalistes et des étudiants ont pris part aux diverses commissions.

Quel est votre évaluation de la Conférence mondiale des peuples sur les Changements climatiques et les droits de Mère Terre ?

C’est extraordinaire ce qui est arrivé à Cochabamba, c’est incroyable tant de pays, tant de positions diverses et tant de gens qui ont répondu à l’appel. C’est incroyable comment, dans les commissions, malgré les grandes discussions et les controverses , on a réussi à en arriver à des accords. Je suis très étonnée de voir comment d’excellents documents ont été présentés à la plénière. Dans ce genre d’événements, il y a généralement, des affrontements importants, mais ce ne fut pas le cas ici.

Est-ce que vous avez travaillé sur les propositions du référendum ? Qu’est-ce qui en est ressorti pour l’avenir ?

Je me suis concentrée sur la commission du référendum, parce qu’elle me paraissait favoriser l’accumulation de forces pour changer la situation écologique dans le pays. Il me paraît fondamental de créer un rapport de forces dans nos populations pour faire pression sur les gouvernements. Car on peut faire de très belles déclarations, avoir de très beaux objectifs, mais si nous ne parvenons pas à ce que nos populations s’engagent dans cette lutte, nous n’atteindrons pas nos objectifs. Donc, pour moi, la consultation populaire peut se faire avec la collaboration des gouvernements dans certains pays, mais nous pouvons aussi la faire dans tous les pays où nous disposons d’un minimum d’organisation pour une consultation maison par maison, conscientisant de cette façon chaque foyer de notre pays. Ce serait l’idéal. Une telle consultation distribuerait les tâches entre une foule de gens qui aujourd’hui ne veulent pas militer dans des partis, parce souvent les partis ont perdu toute crédibilité ; des gens qui veulent, qui ont la volonté de changer le monde, qui veulent vivre dans un monde différent.

Est-ce que le pouvoir de convocation de Evo Morales a été déterminant pour ce Sommet ?

Je crois que l’idée d’Evo Morales fut extraordinaire, je crois qu’Evo est le Président qui touche le plus de coeurs dans le monde. C’est merveilleux d’avoir un Président autochtone de l’un de nos pays à la tête de ce mouvement. Cependant, il faut être très vigilant et veiller à ce que ce mouvement en soit un très large, sans sectarisme. Car souvent il arrive que certaines organisations s’approprient ces idées si formidables et ne laissent pas participer tout le monde, ce qui créent des malaises. Je crois que nous devons donner l’exemple sur ce point fondamental pour la nouvelle politique de la gauche, que le plus important est que nous nous mettions d’accord sur ce qui nous unit et que nous laissions de côté ce qui nous sépare. Aujourd’hui, ce qui doit nous unir, c’est le thème de la défense de l’environnement et celui de la paix. Et ainsi beaucoup, beaucoup de portes s’ouvriront.

Nous devons veiller à ce que les comités nationaux qui vont se créer – parce qu’il y aura un comité international et d’autres nationaux – demeurent grands ouverts et qu’aucun groupe ne se les approprie au dépend d’un autre.

Croyez-vous que la nouvelle problématique mise de l’avant à Cochabamba a suffisamment de force pour se tailler une place à l’Organisation des Nations Unies ?

Je crois que personne ne peut ignorer tous ces gens qui se sont réunies ici. Il s’agit d’un événement politique qui évidemment rejoindra peu à peu les organismes officiels. Et nous, nous devons travailler en ce sens. Souhaitons que dans le futur, on puisse organiser un référendum dans le monde entier, comme le veut le président Evo. Entre temps, organisons des consultations populaires, travaillons à la conscientisation des gens. Oui je crois évidemment que cela va avoir des répercussions. Mais il est important d’être vigilant, parce que souvent, dans les milieux progressistes, nous avons d’excellentes idées que nous détruisons ensuite par pure sottise. Je crois que nous devons être suffisamment matures et souples, essayer de toujours trouver les moyens de rejoindre le maximum de personnes, et être conscients qu’il y aura toujours des « infiltrés » qui voudront nous détruire.

Quel agenda allez-vous apporter à Cancun ? Sera-t-il différent de celui de Copenhague ?

On pensait faire un référendum ou une consultation populaire avant le Sommet de Cancun, mais pour être objectifs, cela ne pourrait se faire que dans les pays où il y a déjà une organisation, où il y a déjà une expérience de référendum ou de consultation, comme au Brésil par exemple, où déjà diverses consultations ont eu lieu, comme celle sur la ZLEA ( Zone de libre-échange des Amériques) et autres. Dans d’autres pays, rien de cela n’a jamais eu lieu. Organiser tout ce processus comme nous le voudrions requiert du temps.

Nous pouvons faire les choses de façon superficielle, mais ce qu’il faut, c’est une transformation profonde de la mentalité des gens et pour cela nous avons besoin de temps. C’est donc matière à discussion, et je crois que la commission internationale devra réfléchir sur ce avec quoi nous nous présenterons au Somment, où nous en sommes. Je crois que ce n’est pas encore tout à fait clair. Autrement dit, qu’allons-nous faire avant le Sommet ? Initialement on avait pensé à un référendum, mais après réflexion, cette idée a été abandonnée. Présentement, nous devons penser à ce que nous allons faire. Oui, nous avons beaucoup de choses à dire et je crois que les mêmes commissions ont déjà élaboré un important matériel de présentation, à parfaire dans les 10 ou 9 mois qu’il nous reste ; par exemple, si nous arrivons avec 40 à 50% des comités nationaux créés pour le référendum, c’est déjà un élément important.

En tout cas, ici à Cochabamba, un précédent a été établi, à savoir que des voix montent du peuple qui réclament la défense de la Mère Terre.

En effet, et je crois qu’il ne s’agit pas seulement de cet événement politique qui a eu lieu à Cochabamba, mais plutôt que les gens qui sont venus ici, s’en retournent avec une détermination nouvelle à travailler, après avoir vu combien nous sommes nombreux ; c’est ce qui se passe dans les forums sociaux mondiaux : il n’y a pas de grandes manifestations et déclarations, mais c’est le fait d’être rassemblés qui est important. La multitude radicaliza (convainc ? nous renforce ? Nous rend conscients) plus que les déclarations. Parfois, nous imaginant progressifs, nous croyons que ce qui est important, c’est d’accumuler les paroles radicales dans nos discours. Moi, je dis qu’une organisation se radicalise quand ses membres constatent qu’ils sont nombreux ceux qui luttent pour le même objectif.

Que vous reste-t-il à dire au moment de la clôture de ce premier Sommet climatique ?

Seulement de répéter que je suis impressionnée. Jamais je n’aurais cru qu’on puisse atteindre de tels résultats. J’avais pensé quelque chose de très informel, très chaotique. Mais je crois que quelque chose est survenu, quelque chose d’étonnant, à savoir que nos pays ont vécu ce processus, avec grande maturité et vitalité. Il s’agit d’une manifestation de maturité incroyable. Par exemple, les Boliviens, pouvaient-ils s’imaginer cette Bolivie qu’ils sont en train de vivre ?... Jamais l’Amérique latine, quand le président Hugo Chavez a triomphé en 98, ne s’était imaginé qu’elle allait vivre ce qu’elle vit aujourd’hui. Je considère - comme nous l’enseigne l’histoire - que lorsque les processus de changements commencent à faire irruption, alors les délais sont raccourcis comme dans les processus révolutionnaires, et il en résulte une transformation des mentalités. Dans cette rencontre, les dirigeants autochtones ont fait preuve de maturité.

Est-ce qu’il y a des risques que ce nouveau pouvoir que les gens se sont donnés dégénère en abus de pouvoir ?

Certainement, et je le souligne pour que la Bolivie en tienne compte. De l’extérieur, nous avons le sentiment que parfois vous croyez que le monde a évolué aussi rapidement que vous et que vous demandez aux gens des choses qu’on ne peut pas encore exiger d’eux. Ce qui se passe ici est le résultat d’années de lutte. Dans certains pays, la lutte ne fait que commencer. Il faut donc essayer de comprendre que tout le monde n’a pas atteint le même niveau. Nous devons donc les aider à rejoindre les mouvements les plus avancés en Amérique latine. Parfois, je sens que les secteurs populaires, du fait qu’ils ont gagné les élections, commencent à se sentir très forts et au lieu d’utiliser cette force pour promouvoir les mouvements sociaux deviennent arrogants et commencent à dire : « Nous sommes le pouvoir et vous devez vous soumettre à nous ». Je crois que cela est très malsain, que ça peut nous faire reculer car un gain n’est jamais définitif et peut se perdre.

Je crois qu’en Bolivie, les dernières élections ont apporté des leçons intéressantes. On a beaucoup gagné, beaucoup avancé, mais pas autant que l’on espérait. Nous devons commencer à nous demander pourquoi nous n’avançons pas davantage. Des gens, je crois, ont l’impression qu’il y a beaucoup d’arrogance de la part du MAS [Movimiento al socialismo, le parti politique d’Evo Morales], Et cela, il faut y faire attention, car nos organisations politiques devraient être des facilitatrices de la participation, des rassembleuses, des pédagogues populaires ; attention à ne pas répéter les erreurs du passé, alors que nous étions autoritaires, qu’on se croyait propriétaire de la vérité. Je crois que cela nous devons le dépasser.

C’est d’une nouvelle culture de la gauche dont nous avons besoin pour construire une société, dans une transition pacifique et inclusive reposant sur une vaste alliance populaire.

Source : www.cambio.bo/noticia.php?fecha=2010-04-25&idn+18005

Traduction : Françoise Breault et Jacques B. Gélinas.

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