Édition du 26 mars 2024

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Économie

Dictionnaire critique de la globalisation

Cupidité

Les mots du pouvoir, le pouvoir des mots

Désir pervers de posséder et d’accumuler, aujourd’hui reconnu implicitement et souvent explicitement comme un additif dopant nécessaire dans le moteur de l’économie capitaliste.

Le triomphe de la globalisation, après l’effondrement du système soviétique, a fait d’un vice sordide une vertu. La cupidité se définit comme « le désir de posséder plus que ce qui est juste ou nécessaire » (Collins Cobuild English Dictionary). C’est une passion : la « passion d’accumuler, de retenir les richesses » (le petit Robert). Comme l’amour, la haine ou la colère, cette passion rend aveugle. Elle peut même rendre fou. Dans son roman Testament à l’anglaise, Jonathan Coe remarque que avec justesse qu’il « arrive un moment où il est impossible de distinguer la cupidité de la folie ».

« Un mal endémique qui ronge tout le système »

Une culture de la cupidité, de l’anarque et de la fraude s’est installée dans l’économie globale. Ce stupéfiant constat s’est vu officiellement confirmé par l’ex-président de la Banque centrale des États-Unis, Paul Volker, chargé d’enquêter sur la vague de scandales mis à jour dans la foulée de la chute d’Enron, en décembre 2001. Son rapport a levé le voile sur l’amoralité, voire l’immoralité qui règne dans l’ensemble des institutions du capitalisme global. L’enquêteur a lui-même résumé son diagnostic en trois mots : cupidité, complicité, corruption. Dans une entrevue accordée à Business Week (le 24 juin 2002) Volker déclare : « La responsabilité des entreprises est une affaire d’attitude, de mentalité. Or, une mentalité de corruption s’est installée sur les marchés. On a commencé par dire à la blague : « La cupidité, c’est bon » - greed is good - et on a fini par le penser pour de vrai. » Le film Wall Street (1987) illustrait cette mentalité qui plane sur les places boursières, lorsque Michael Douglas, dans le rôle du grand boursicoteur, proclamait : Greed is good !

Dans son bilan de l’année 2002, l’éditorialiste du Business Week (le 30 décembre 2002) explique :

Les problèmes révélés par ces scandales sont systémiques et non pas le fait de quelques "pommes pourries". Bien que seule une poignée de CEO risque la prison, il s’agit d’un mal endémique qui ronge tout le système, aussi bien les méga-entreprises que les institutions financières. La plupart des hauts dirigeants, pas seulement quelques-uns, ont empoché des rémunérations disproportionnées par rapport à leur performance. Les incompétents ont été protégés. Une foule, non pas un petit nombre, de comptables, d’analystes, d’avocats, de vérificateurs et de législateurs ont failli, à des degrés divers, à leur devoir de contrôler la véracité des données financières et d’assurer la circulation libre et honnête de l’information sur les marchés.

Éloge de la cupidité

Une abondante littérature fait aujourd’hui l’éloge de la cupidité dans la conduite des affaires. Dans son essai The Virtue of Greed - La vertu de la cupidité -, Walter Williams, professeur d’économie à l’université Mason, aux États-Unis, soutient que « sans la cupidité, nos structures économiques et sociales imploseraient ». - Dans Mean Genes - Les gènes de l’avarice, Jay Phelan expliquait que l’évolution nous a programmés pour la cupidité. Les gènes de la cupidité font de nous d’éternels insatisfaits ; ils nous incitent à acquérir toujours davantage pour apaiser notre insatisfaction innée. Une absence de cupidité, explique Phelan, engendrerait un état de contentement dans la frugalité, ce qui aurait pour effet de tirer une économie moderne, fondée sur la consommation, vers le désastre.

Dans son édition du 10 décembre 2007, Business Week publie un dossier intitulé : Can greed save Africa ? - Est-ce que la cupidité peut sauver l’Afrique ? » L’auteur y découvre une Afrique subsaharienne extrêmement propice aux investissements. « Les investisseurs s’abattent sur la région comme des abeilles sur le miel, attirés par les énormes rendements que les investissements pré-pionniers peuvent apporter. » Des rendements mirobolants, dans l’agrobusiness et les ressources, qui atteignent 300 % et même 385 %. Ce que l’aide extérieure n’a pu faire , « la cupidité pourrait bien le faire », conclut l’auteur de l’article. Robert Farzad rapporte les propos d’un Britannique qui investit dans les biocarburants au Mozambique : « Nous faisons cela pour faire de l’argent. C’est l’unique façon d’aider. »

À la fin des années 1980, dans un discours prononcé à l’Université de Berkeley, l’homme d’affaires Yvan Boesky, expert en transactions spéculatives, prodiguait ces bons conseils aux futurs managers de l’économie : « Je pense que la cupidité, c’est sain. Vous pouvez être cupides et vous sentir bien dans votre peau. » Quelques mois plus tard, Boesky se retrouvait en prison - moins bien dans sa peau ! - pour un larcin de quelques dizaines de millions de dollars.

Du self-interest à la cupidité

Les économistes conventionnels soutiennent que c’est l’individualisme, et non pas l’altruisme, qui a toujours présidé à la construction de systèmes économiques dynamiques, pour le grand bien de l’humanité.

Le self-interest ou désir individualiste d’améliorer son sort, sans égard au bien commun, a toujours constitué le moteur du capitalisme. Dans son œuvre maîtresse Une enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Adam Smith, le père de la science économique moderne, avait relevé ce trait comme faisant partie de la nature humaine. À noter cependant que le capitalisme naissant que décrit Smith était encore dominé par les artisans, les petits et moyens entrepreneurs et les marchands. À titre d’illustration de cet individualisme économique bienfaisant, Smith cite la conduite de son boucher de quartier qui ne poursuit que son intérêt personnel en fournissant à ses clients le meilleur produit possible au meilleur prix. Et pourtant, conclut-il, sa motivation égoïste, exempte de toute intention altruiste, contribue efficacement au bien-être de ses clients et à la prospérité de la nation.

Ce que Smith n’avait pas prévu, c’est la méconduite des dirigeants des méga-entreprises d’aujourd’hui qui n’a rien à voir avec le comportement honnête de son boucher de quartier, bien inséré dans sa communauté. À l’abri de tout contrôle communautaire, nos supermanagers n’hésitent pas à tromper leurs clients, manipuler les chiffres, falsifier des documents, dévaliser des dizaines de milliers d’employés et même à ruiner leur propre entreprise, pour satisfaire leur passion d’accumuler des fortunes toujours plus considérables. La mise sous les verrous de quelques cas, parmi les plus flagrants, ne suffit pas à apaiser cette funeste passion.

Ce qui est nouveau

Ce qui est nouveau dans ses comportements de la global power elite, c’est l’acceptation généralisée de la cupidité comme attitude normale dans la conduite des affaires. La concentration hallucinante de la richesse dans les hautes sphères de l’économie attise fatalement la convoitise de ceux qui en contrôlent les mécanismes. La tentation de faire main basse sur une partie du trésor devient irrésistible. C’est dire que la cupidité des riches s’accentue au fur et à mesure qu’ils s’enrichissent.

Henry Ford (1863 - 1947), pionnier de l’industrie automobile, considérait que, d’un point de vue moral, la paye d’un chef d’entreprise ne devrait pas dépasser plus de 40 fois celle de la moyenne de ses employés, ce qui est déjà énorme. Or le Groupe d’investissement responsable de Montréal, la rémunération moyenne des pdg étasuniens était, en 2005,411 fois plus élevée que celle d’un travailleur moyen de ce pays (Le Devoir, 21 février 2007). En général, la rémunération des chefs des méga-entreprises augmente de 15 % par année.

La rémunération moyenne annuelle des hauts dirigeants des 500 entreprises de l’indice Standard & Poor’s s’élevait, en 2006, à 14 millions de $ US. Et ces grands accapareurs ne reculent devant rien pour en avoir encore plus. En janvier 2007, le président et chef de la direction de Home Depot, Robert Nardelli, quittait son poste avec une prime de départ de 125 millions de $US... en dépit des performances négatives de la compagnie pendant son mandat. À son départ pour la retraite, en juin 2006, le pdg d’ExxonMobil, Lee Raymond, a touché une compensation de 400 millions de dollars US. Le pdg de Morgan Stanley était partis, lui, avec 100 millions de $US, la même année. En 2001, l’ex-dirigeant de Nortel a quitté la compagnie, qu’il avait conduit au bord de la faillite, avec une prime de 120 millions de $CAN.

Le plus grave, c’est que cette forme démente accaparement est légale et ne fait pas scandale dans les médias. Au contraire, elle est acceptée comme normale. Elle s’étend à tous les domaines. Tel chroniqueur sportif rapporte comme une belle réussite le fait qu’un joueur de hockey ou de base-ball encaisse 5 millions ou même 25 millions par année. Si la population ne se révolte pas devant une telle déprédation de la richesse collective, c’est que l’idéologie néolibérale, largement diffusée par les élites économiques, politiques et médiatiques, a fait son œuvre.

Une amoralité congénitale

Malgré sa relative nouveauté comme additif dopant dans le moteur de l’économie capitaliste, la cupidité est déjà contenue en germe dans l’esprit du capitalisme. Les postulats qui fondent ce système justifie l’égoïste dans la poursuite de son intérêt individuel puisqu’il réalise ainsi l’intérêt général. Dans cette logique, ce qui compte dans la conduite des affaires, ce sont les résultats. Et puisque les résultats du système économique actuel sont les meilleurs possibles dans le meilleur des mondes, le capitaliste est autorisé à croire que les considérations morales et sociales doivent être exclues du processus de décision dans les affaires.


(tiré du Dictionnaire critique de la globalisation, Les Éditions Écosociété, Montréal)

Jacques B. Gélinas

Sociologue québécois, Jacques B. Gélinas s’est toujours intéressé aux questions touchant l’émancipation du Tiers Monde, les droits de minorités et l’organisation socio-économique des communautés humaines. Après plus d’une décennie comme coopérant en Amérique latine, il a été professeur en sociologie du développement, puis cadre au ministère des Relations internationales du Québec. Il est aujourd’hui essayiste et conférencier.

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