Édition du 16 avril 2024

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social-démocratie

Economie politique du social-libéralisme

« Pourquoi les partis sociaux-démocrates ne font-ils pas des politiques social-démocrates ? »

L’objet de cet article est d’apporter des éléments de réponse à cette question pertinente, posée dans un débat public il y a quelques années à Harlem Désir, alors député socialiste européen. Cela suppose au préalable de définir sommairement ce qu’est une politique social-démocrate. On sait qu’elle ne vise pas à dépasser le capitalisme, mais à le réguler. Cela implique une intervention publique forte dont les objectifs sont de garantir une répartition équitable des revenus, le plein-emploi et un degré élevé de protection sociale.

Cette politique nécessite un certain degré de compatibilité avec le mode de fonctionnement du capitalisme. Or cette condition n’est plus remplie dans sa phase libérale. La mise en œuvre d’une politique social-démocrate implique alors un degré d’affrontement avec le capitalisme que les partis sociaux-démocrates ne sont pas prêts à assumer . Pour étayer cette analyse , il faut d’abord revenir rapidement sur les transformations du capitalisme contemporain.

La social-démocratie n’est pas soluble dans le capitalisme néolibéral

Le capitalisme a une histoire : si ses traits fondamentaux restent invariants, il est structuré de manière différente selon les époques. On peut distinguer deux grandes phases dans son histoire récente. L a première commence au lendemain de la deuxième guerre mondiale et s’achève avec la récession généralisée de 1974-75 : ces années, souvent appelées les « trente glorieuses », sont celles d’un capitalisme relativement régulé, que l’on appellera dans ce qui suit « capitalisme fordiste ». Ensuite, après une courte transition, se met progressivement en place, au cours des années 1980, le « capitalisme néolibéral » que nous connaissons et qui vient d’entrer en crise.

Les différences entre ces deux périodes peuvent être illustrées par une batterie d’indicateurs à partir desquels on construit un indicateur synthétique. [1]
Son évolution peut être rapprochée de celle du taux de profit (graphique 1). Jusqu’aux années 1980 (capitalisme « fordiste ») l’indicateur synthétique est à peu près plat, ce qui illustre le caractère relativement régulé du capitalisme durant cette période. Mais le taux de profit se met à baisser par paliers : dès 1967 aux Etats-Unis, puis dans l’ensemble des grands pays capitalistes avec les récessions généralisées de 1974-1975 et 1980-1982. Intervient alors le « grand tournant » qui va mettre en place le capitalisme néolibéral. C’est une nouvelle période qui s’ouvre alors, marquée par le rétablissement du taux de profit, en dépit de fortes fluctuations correspondant aux récessions.

Cette restauration du taux de profit s’accompagne d’une inflexion majeure dans l’évolution de l’indicateur synthétique : alors qu’il était à peu près plat, il se met à augmenter de manière quasi exponentielle. Cette hausse traduit les transformations du capitalisme qui ont été nécessaires au rétablissement du taux de profit. Cette thèse admet un corollaire important : on ne peut modifier le mode de fonctionnement du capitalisme néolibéral sans faire baisser le taux de profit.

Le deuxième constat est que le taux de profit se rétablit durant la période néolibérale malgré des gains de productivité qui restent au niveau relativement bas par rapport à la phase fordiste , mais conforme à la moyenne de très longue période. Cela veut dire que le capitalisme a réussi à trouver d’autres sources de soutien du profit que les gains de productivité exceptionnels de la période fordiste qui apparaît de ce point de vue comme une parenthèse.

Les principales composantes de l’indicateur synthétique mesurent la baisse de la part des salaires, la montée des inégalités, la financiarisation et les déséquilibres mondiaux. Les différentes « courbes » ne montent pas ensemble par hasard, car ce mouvement général illustre les rapports internes qui fondent la cohérence instable du capitalisme néolibéral. La grille de lecture générale pourrait donc être la suivante : toutes les courbes ne pouvant monter indéfiniment, le capitalisme néolibéral ne pouvait se reproduire durablement. Mais, en même temps, sa logique d’ensemble rendait nécessaire cette progression sans fin.

Le fait que les « courbes » du capitalisme néolibéral soient venues buter sur une sorte de plafond, déclenchant ainsi la crise, équivaut donc à une crise profonde de cette configuration du capitalisme. Cela veut dire aussi que la régulation du capitalisme impliquait une remise en cause d’ensemble de cette nouvelle logique, inégalitaire et financiarisée.

La social-démocratie ne sert vraiment que quand elle renonce à appliquer son programme

Les objectifs du programme social-démocrate standard étaient a priori plus facilement compatibles avec le capitalisme fordiste. Pourtant, les partis sociaux-démocrates ont rarement été au pouvoir pendant cette période, si l’on considère les quatre plus grands pays européens : Allemagne, France, Italie et Royaume-Uni. S’il est certes difficile de construire une périodisation politique en phase avec la périodisation économique, on peut constater cependant que la « densité » social-démocrate atteint son apogée entre 1997 et 2002 (graphique 2).

On peut cependant discerner, malgré tous les décalages propres à l’histoire politique de chaque pays, les différentes étapes du rapport entre la social-démocratie et la gestion du capitalisme. On pourrait dire que le capitalisme fordiste n’a pas eu vraiment besoin de la gestion social-démocrate. De même que Nixon pouvait proclamer « nous sommes tous keynésiens », les gouvernements étaient en un sens tous sociaux démocrates.

Le grand tournant date de la période intermédiaire entre les deux récessions de 1974-75 et 1980-81 où on a constaté que les recettes keynésiennes ne suffisaient plus à relancer l’activité et encore moins l a rentabilité. Pire, les dispositifs qui étaient jusque là considérés comme des éléments favorables à la régulation de l’économie apparaissent désormais comme contre-productifs. C’est le cas de l’inflation qui a joué un grand rôle dans le financement de l’accumulation du capital et des stabilisateurs automatiques qui réduisaient l’ampleur des fluctuations en soutenant la demande.

On se trouve alors à un véritable carrefour. Soit le processus de socialisation de l’économie franchissait un nouveau stade, soit intervenait un véritable tournant vers une dérégulation du capitalisme. La possibilité d’une voie intermédiaire assurant une compatibilité minimale entre les orientations social-démocrates et le capitalisme réellement existant était en réalité bouchée, parce que les ressorts du capitalisme fordiste étaient cassés. C’est l’occasion de rappeler que le fordisme reposait sur le couplage entre la forte progression des gains de productivité et celle des salaires. La première garantissait la rentabilité, la seconde fournissait les débouchés. D’où la référence à Ford qui expliquait qu’il fallait que ses ouvriers soient bien payés pour qu’ils puissent acheter les voitures qu’ils produisaient. Or, le ralentissement de la productivité du travail est venu saper les bases de cet arrangement , qui sont aussi les bases de la légitimité sociale-démocrate.

Le rétablissement de la rentabilité devait alors passer par le freinage des salaires. Cette logique est parfaitement résumée par le théorème fameux de Schmidt (du nom du chancelier social-démocrate allemand de 1974 à 1980) : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». On sait ce qu’il en a été : les profits se sont rétablis, mais l’investissement n’a pas suivi, et encore moins les emplois. Le chômage de masse s’est incrusté et a servi de levier pour une modération salariale éternelle, la flexibilisation et la précarisation du travail.

Ce grand tournant néo-libéral a été co-géré par les partis de droite et la gauche social-démocrate qui s’est alors transforme en gauche sociale-libérale . Au Royaume-Uni , la dame de fer a utilisé l a manièr e forte ; en France, la gauche a réduit très brutalement la part des salaires, dans d’autres pays la socialdémocratie et une bonne partie des syndicats se sont ralliés au « compromis historique » ou autres « pactes sociaux ». Durant cette période charnière, la social-démocratie a fait le choix d’accompagner la transition de la forme fordiste à la forme néolibérale du capitalisme, parce que l’alternative aurait été une mise en cause du capitalisme lui-même qui dépassait son horizon.

La social-démocratie ne propose plus une alternative mais une alternance de gestion

Après l’expérience Jospin, marquée notamment par le passage aux 35 heures, la campagne présidentielle de 2002 pouvait marquer un tournant décisif , avec l’électio d’un président de gauche qui aurait consolidé les résultats de son quinquennat. On sait ce qu’il en est advenu : Jean-Marie Le Pen a devancé Lionel Jospin au premier tour, et Jacques Chirac est réélu au second. Mais, ceci expliquant peut-être cela, il est intéressant de revenir sur le climat idéologico-politique dans lequel s’est déroulée cette campagne.

L’un des traits frappants aura été le sentiment majoritaire, exprimé dans les sondages, selon lequel il n’existait pas de grande différence entre les programmes des deux principaux candidats. Après cinq ans d’exercice du pouvoir par la gauche, on aurait pu au contraire s’attendre des différenciations plus marquées.

De son côté, Jacques Chirac a renoncé à la thématique de la « fracture sociale » de sa précédente campagne. Dans une logique néolibérale classique, il centre sa campagne sur la proposition d’une baisse d’un tiers l’impôt sur le revenu. La réponse de Lionel Jospin ne consiste pas à critiquer le caractère socialement injuste d’une telle mesure, mais à accuser par avance la droite de ne pas pouvoir tenir sa promesse. Il se place donc sur le même terrain et c’est d’ailleurs un paradoxe supplémentaire de constater que c’est lui qui apparaît le mieux placé dans les sondages pour mener à bien la baisse des impôts. Plus généralement, il est possible d’établir un tableau comparatif des programmes des deux candidats sur les principaux thèmes économiques et sociaux. Ce tableau, à peine stylisé, souligne l’importance de la sémantique, particulièrement dans le cas des retraites et des privatisations.

L’un des traits les plus frappants du positionnement de Jospin est l’enterrement des 35 heures. Il y fait référence dans le paragraphe introductif de son programme : « depuis 1997, nous avons conduit une action volontariste, notamment à travers les 35 heures et les jeunes » . Ensuite , le programme n’en parle plus. [2]Autrement dit, on conti nu e à vouloir avancer vers le plein emploi mais avec d’autres moyens que la réduction du temps de travail.

Le bilan des 35 heures est positif en termes de créations d’emplois, mais il semble urgent d’abandonner cette excellente idée. La solution de cet apparent paradoxe, c’est que la réduction du temps de travail n’est pas conçue pour accompagner de manière permanente les gains de productivité et créer des emplois, et ses principaux bienfaits auront été d’un autre ordre : flexibiliser le marché du travail, décentraliser la négociation de manière à faire prévaloir une logique de contrat, et finalement pérenniser des aides accordées de manière inconditionnelle. Tout en présentant la réduction du temps de travail comme une mesure de gauche, on a nettoyé le terrain pour laisser la place libre aux seules solutions libérales.

Peut-on pour autant dire qu’il s’agit de politiques identiques ? La dialectique de l’alternance suppose évidemment qu’il n’en soit pas ainsi : il faut différencier l’offre. C’est pourquoi, Chirac comme Jospin, consacrent une bonne partie de leur éloquence à se distinguer l’un de l’autre, sans y parvenir complètement. Sur le fond, il existe un accord fondamental et les divergences portent sur les modalités d’accompagnement et sur la nécessité plus ou moins admise de leur habillage social. Ces différences doivent d’autant plus être montées en épingle que l’accord d’ensemble est très large. Telle est la dialectique de l’alternance libérale.

La social-démocratie piégée par l’eurolibéralisme

La social-démocratie a puissamment participé à la construction européenne dans sa version néolibérale. On pourrait ici évoquer un « théorème Delors » selon lequel peu importe la voie choisie, car le volet social suivra forcément. C’était une erreur fondamentale, mais la crise des dettes souveraines a révélé à quel point la construction européenne était de toute manière bancale, au moins sur deux points : un budget européen notoirement sous-dimensionné et donc incapable de servir de moteur à l’harmonisation économique et sociale ; et surtout une monnaie unique assortie de l’interdiction faite à la Banque centrale européenne de venir en aide aux Etats, une « idiotie totale » (A complete idiocy). [3]

Les gouvernements sont alors piégés par les marchés financiers qui font monter de manière extravagante les taux d’intérêt des titres de la dette publique, enclenchant une spirale infernale où l’austérité budgétaire gonfle le déficit au lieu de le résorber. Face à une telle situation, qu’a fait le président de l’Internationale socialiste, Georges Papandréou ? Dès le départ, il est passé sous les fourches caudines de la « troïka » et a mené une politique très brutale d’« assainissement financier », par ailleurs parfaitement inefficace puisque deux ans d’austérité ont porté la dette grecque de 125 % du Pib en 2009 à 160 % en 2011. Papandréou aurait pu faire ce qu’a fait l’Argentine au début des années 2000 : dire que la Grèce ne pouvait plus payer et qu’il fallait donc négocier la restructuration de la dette. En Espagne, le socialiste Zapatero a eu une attitude semblable, allant jusqu’à approuver sans réserve la fameuse « règle d’or » budgétaire qui le condamnait à une austérité sans fin. Dans les deux cas, même si les modalités ont été différentes, cette incapacité à résister aux pressions de la finance s’est terminée de la même faço , à savoir la perte du pouvoir au bénéfice de gouvernements encore plus enclins à mener des politiques d’ajustement brutal.

En France, François Hollande a déclaré qu’il fallait « rééquilibrer nos comptes publics dès 2013 (…) pas pour céder à je ne sais quelle pression des marchés ou des agences de notation mais parce que c’est l a condition pour que notre pays retrouve confiance en lui » [4]. C’est ne pas prendre la mesure de la crise, mais c’est surtout manquer de vision. Il aurait pu par exemple avancer l’idée qu’en cas de victoire en 2013 du SPD et des Verts en Allemagne, il négocierait d’autres modalités de financement des dettes en Europe, et même avancer une sorte de programme commun de réforme de l’Europe.

La social-démocratie, fusible de la crise capitaliste ?

Durant la phase fordiste du capitalisme, le stalinisme servait de repoussoir utile. Tout projet de dépassement du capitalisme menait forcément au goulag et la social-démocratie avait en pratique renoncé à cette perspective. Dans la phase néolibérale, elle joue, mutatis mutandis, un rôle analogue : en se rendant aux arguments en faveur du tournant néolibéral, la social-démocratie a contribué à l’idée chère à Mme Thatcher qu’il n’y a pas d’alternative. Sa pratique a pour effet de décourager l’espérance sociale et de valider les politiques néolibérales : puisque la gauche s’y rallie, c’est qu’il n’y a décidément pas d’autre perspective. En ce sens, l’alternance remplit une fonction essentielle, celle de conforter la légitimité étroite du capitalisme contemporain.

En France, c’est le parti socialiste qui a fait chuter la part salariale, plus brutalement que dans aucun autre pays européen, et qui a, dans la foulée, déréglementé et même construit un marché financier ex nihilo. A plusieurs reprises, la social-démocratie a fourni sa feuille de route à la droite, qui n’avait plus qu’à faire les « réformes » préparées par la gauche : en 1993, Balladur a ainsi traduit en lois et décrets le Livre blanc sur les retraites d e Michel Rocard de 1991, et il a privatisé en suivant une liste d’entreprises dressée par Pierre Bérégovoy. En sens inverse, il est très difficile de trouver des exemples de mesures de droite abrogées par la gauche de retour au pouvoir.

Encore une fois, la pratique gouvernementale de la social-démocratie a fortement contribué à enraciner l’idée qu’il est vain d’imaginer des alternatives et a considérablement rétréci le champ des possibles. Pourtant, il est possible d’affirmer qu’une politique vraiment social-démocrate (au sens défini plus haut) dispose d’une viabilité économique. [5] Mais sa viabilité politique suppose un degré de conflictualité sociale que la social-démocratie se refuse à assumer. Telle est la réponse condensée que l’on peut faire à la question d’Harlem Désir citée au début de cet article. On pourrait aussi s’amuser à illustrer cette proposition par un pastiche de la coube de Laffer". [6](voir encadré)

(tiré du site de Michel Husson)


[1voir @Les courbes du capitalisme néolibéral", note hussonet, no 39, septembre 2011, http://hussonet.fre.fr/courblib.pdf

[2Dans son livre-programme, l’ancien ministre de l’Economie n’évoque à aucun moment l’effet des 35 heures sur
l’emploi. Voir Dominique Strauss-Kahn, La flamme et la cendre, Grasset, 2002.

[3Selon les termes de Willem Buiter, économiste en chef de Citigroup, cité dans « The euro deal : No big bazooka »,The Economist, 29 Octobre 2011, http://gesd.free.fr/nobigbaz.pdf

[4François Hollande, « La dette est l’ennemie de la gauche et de la France », LeMonde.fr, 16 juillet 2011,
http://gesd.free.fr/holla711.pdf

[5voir Michel Husson, « La crédibilité du programme », chapitre 11 de Un pur capitalisme, Editions Page Deux, 2008, http://hussonet.free.fr/capur11.pdf

[6voir sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Courbe_de_Laffer. A noter cependant que l’humour des économistes est assez souvent aussi « sinistre » que leur dismal science.

Michel Husson

Économiste, administrateur de l’ INSEE, chercheur à l’ IRES (Institut de recherches économiques et sociales), membre de la Fondation Copernic. Auteur entre autres, de "Les casseurs de l’ État social", La Découverte.

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